Discussion Series: Poétique d’Aristophane et langue d’Euripide en dialogue


Vers armés et « perte de fiole » : transactions tragi-comiques de mots et d’objets dans les Grenouilles d’Aristophane

Dans le cadre de l’agôn entre deux poètes tragiques intervenant comme des figures comiques dans les Grenouilles d’Aristophane, les mots constituent les armes proprement dites de la joute verbale et acquièrent un poids métaphorique. Les vers tragiques cités, parodiés, commentés, jouent ainsi le rôle d’armes comiques. Inversement, dans la fameuse scène du lécythe, Eschyle exerce sa critique sur les prologues d’Euripide en interrompant et en adaptant tout à la fois les vers de ce dernier au moyen d’un objet qui acquiert par ce biais une substance verbale. Un jeu s’opère ainsi entre les mots et les objets, le verbal et le matériel, et ce dans le prisme de la superposition des registres comique et tragique.

1. Introduction

Comme cela a souvent été observé, l’une des principales ressources du comique chez Aristophane réside dans le brouillage de la cohérence du réel tel que le connaissent les spectateurs. Ce que l’on pourrait appeler les différents « niveaux référentiels » des paroles prononcées sur scène (et, pour nous, des mots du texte) sont juxtaposés, superposés, interchangés. Que l’on songe, par exemple, au jeu de mots sur σπονδαί dans les Acharniens, où le jeu porte précisément sur le lien métonymique entre le signifié « abstrait » et le signifié « concret » du même mot (178-88) :

AMPHITHÉOS :
Je venais ici t’apporter (φέρων) une trêve (σπονδὰς) en hâte ; mais eux ont flairé la chose : les vieillards, vrais Acharniens, de vieux racornis, en cœur de chêne, des durs à cuire, des Marathonomaques, durs comme de l’érable. Puis ils se sont mis à crier tous : « Ah ! canaille, tu es porteur d’une trêve (σπονδὰς φέρεις), quand nos vignes sont coupées ? » Et moi de fuir ; et eux de me poursuivre en poussant des cris.
DICÉOPOLIS :
Laisse-les donc crier. Eh bien, tu m’apportes la trêve (τὰς σπονδὰς φέρεις) ?
AMPHITHÉOS :
Mais certainement : trois échantillons à goûter, que voici. Celle-ci est de cinq ans. Prends et goûte (γεῦσαι λαβών)… [1]

Le substantif abstrait σπονδαί (« trêve ») dérive du verbe σπένδω, « verser, faire une libation » ; au singulier, σπονδή signifie « libation », acte rituel par lequel on scelle une trêve, une alliance. Aristophane crée, sur la base de cet état de langue, un nouveau signifié au mot σπονδαί, qui matérialise de manière comique et absurde une idée abstraite. Dans ce passage des Acharniens, σπονδαί signifie bien la trêve, mais à travers un vase à libation, et le vin qu’il contient, vin que l’on goûte et boit pour activer la trêve. Par l’intermédiaire de la métonymie concrétisée sur scène, le spectateur est naturellement à même de décoder tout seul le mot-objet que l’acteur comique manipule. Si, dans le contexte, le mot σπονδαί intervient de manière cohérente dans son acception abstraite, la création d’un objet désigné par un mot déjà existant permet à Aristophane d’introduire un registre sémantique supplémentaire (celui de la boisson) et d’en exploiter le ressort comique. L’objet vient alors cristalliser sur scène plusieurs dimensions distinctes, dont la superposition provoque un effet comique, par la création momentanée d’un univers absurde et irréaliste, un univers où l’on signifie la trêve par l’objet rituel qui la rend possible [2] .

Dans le cadre du présent volume consacré à Aristophane, je m’attacherai particulièrement à l’agôn des Grenouilles, dans lequel nous avons affaire à une situation bien particulière, celle d’une joute verbale qui évoque, sur le mode comique, non seulement l’atmosphère des concours tragiques, où les poètes rivalisent par tragédies interposées, mais aussi la dispute entre Homère et Hésiode. Le motif de l’agôn dans les Enfers ne constitue d’ailleurs pas une innovation d’Aristophane [3] . Dans ce cadre, le statut des mots tragiques qu’Euripide et Eschyle s’échangent dans un contexte comique, de même que la manière dont ces mots tragiques produisent un effet comique, vont retenir notre attention. Plus loin, cela nous permettra de nous interroger sur le brouillage des contextes tragique et comique, et sur la perméabilité du statut de ces contextes. L’étanchéité de la séparation entre genres tragique, comique et satyrique, ainsi que les interférences entre ces trois genres ont certes été déjà démontrées à plusieurs reprises. Néanmoins, le cas particulier des Grenouilles – où des auteurs tragiques investissent des rôles comiques et citent des vers tragiques pour créer des effets comiques – permet à mon sens d’interroger le texte en utilisant les catégories du « comique » et du « tragique » [4] . Cette question nous amènera finalement à mettre en perspective le projet fictionnel de la pièce, celui de la recherche d’un poète « fécond » (γόνιμος, 96), capable de produire une « parole généreuse » (ῥῆμα γενναῖον, 97), c’est-à-dire sachant recourir aux ressources de la langue de la manière la plus « risquée » (παρακεκινδυνευμένον, 99) [5] .

2. Les mots armés comme métaphores guerrières de l’ agôn

2.1. Le portrait aristophanien d’Eschyle et d’Euripide

Le personnage d’Eschyle tel qu’il apparaît dans la comédie d’Aristophane est caractérisé par une analogie entre la description de son apparence physique et celle des personnages qu’il met en scène [6] . Le poète tragique semble sortir de l’une de ses propres pièces, ou du moins de l’une de ses tragédies telles qu’Aristophane les laisse entrevoir dans l’intrigue des Grenouilles, à savoir d’un univers fictif guerrier et violent, mais aussi proche du grotesque. Il est « le poète à la voix grondante » (814) [7] , « qui rugit » (823) ; il est colérique et terrifiant : « il sentira en lui une violente colère » (814) ; « pris d’une violente fureur il fera rouler ses yeux » (816-17) ; il apparaît « fronçant un terrible sourcil » (823) ; il est décrit comme une créature guerrière : « hérissant l’épaisse crinière de son échine velue » (822), monstrueuse : « extirpant [les mots] comme des planches de bois dans un grondement de géant » (824-25). Cette image technique fait écho à l’expression du vers 820 : « l’architecte de la pensée » [8] . Plus loin (894-906), le chœur décrit la production verbale du poète lors de l’agôn à venir comme le fait de « fondre sur les discours jusqu’à leur racines en les arrachant » (ἀνασπῶντ᾿ αὐτοπρέμνοις τοῖς λόγοισιν, 904-05) et de « disperser de nombreux déroulements de vers » (συσκεδᾶν πολλὰς ἀλινδήθρας ἐπῶν, 906) [9] .
Dans son invective contre Eschyle, Euripide, outre la description de l’organe buccal de son adversaire, utilise à nouveau un terme exprimant la lourdeur et la sonorité des mots (κομποφακελορρήμονα, « fagoteur de mots pompeux », 839). Puis c’est au tour de Dionysos de le décrire, toujours dans le registre sonore, « criant à la manière du chêne qui brûle » (σύ δ᾿ εὐθὺς ὥσπερ πρῖνος ἐμπρησθεὶς βοᾷς, 859).
Lorsqu’il s’agit de décrire le personnage d’Euripide, l’attention se porte bien plutôt et presque exclusivement sur son activité poétique. Si les métaphores sont bien guerrières, l’image est celle de la langue du poète et de son action sur les vers, et ce sous l’angle technique de leur fabrication : « son rival aiguisant ses dents volubiles » (815-16) ; « ouvrière de la bouche, éprouvant les vers, une langue aiguisée, se déroulant, brandissant le mords de l’envie, disséquant les mots, pulvérisera par ses raffinements ce qui aux poumons coûta un si grand effort » (826-29) [10] . La langue fait d’ailleurs partie des divinités invoquées par Euripide (γλώττης στρόφιγξ, « pivot de la langue », 892) ; l’expression met en avant la qualité d’instrument technique de l’organe buccal [11] . Cette description s’apparente à un autre groupe de métaphores techniques appliquées à l’agôn dans son ensemble, au moment où il s’agit d’évaluer les vers au moyen d’une balance (ταλάντῳ μουσικὴ σταθμήσεται, 797), de règles (κανόνας, 799), d’équerres à vers (πήχεις ἐπῶν, 799), de cadres (πλαίσια ξύμπηκτα, 800), de diamètres et de coins (διαμέτρους καὶ σφῆνας, 801). Cette démarche est d’ailleurs l’initiative d’Euripide : « car Euripide se targue de mettre à l’épreuve les tragédis vers par vers » (ὁ γὰρ Εὐριπίδης κατ᾿ ἔπος βασανιεῖν φησι τὰς τραγῳδίας, 801 ; cf. 826).
Observés attentivement lors de la présentation de l’agôn, les deux adversaires figurent donc dans deux registres métaphoriques différents [12] . Eschyle occupe une position offensive et militaire, alors qu’Euripide apparaît plutôt sur la défensive (ἀμυνομένου, 820), une position que reflètent les images techniques qui le décrivent.

2.2. Les vers comme armes tragiques de l’agôn comique et le poids comique des mots tragiques

De manière cohérente par rapport à la description des protagonistes de l’agôn comique, les vers tragiques sont bien envisagés comme les armes très concrètes de cet agôn. Ce phénomène est observable aussi bien dans la présentation de l’agôn par le chœur que dans la critique narquoise du poète plus ancien par le plus récent. La production verbale des deux poètes tragiques apparaît ainsi logiquement tantôt comme une armée de mots, tantôt comme le résultat matériel d’un travail artisanal. Tout au long de la comédie, ce jeu métaphorique sur les mots comme armes et comme objets artisanaux permet à Aristophane de thématiser de manière plus ou moins explicite la confusion entre les vers envisagés comme signifiants comiques et comme signifiés tragiques. Ce jeu constitue évidemment l’un des ressorts comiques propres à la pièce. Je me propose de parcourir ici les passages où ce phénomène peut être observé.
Lors de la présentation de l’agôn, ce sont les mots (ῥήματα) qui sont directement qualifiés au moyen d’adjectifs issus du vocabulaire militaire ou technique exprimant souvent des qualités sonores. C’est ici l’occasion de revenir une nouvelle fois sur le passage du chœur évoqué plus haut (814-29), en particulier la deuxième strophe (818-21). En effet, si Eschyle y apparaît bien comme un personnage guerrier agitant sa crinière, il en va de même pour les mots qu’il s’apprête à lancer contre son adversaire : « des querelles de discours empanachés agitant la crinière de leur casque » (818) [13] . L’effet de ressemblance entre le poète et les discours tenus par les personnages de ses tragédies est cette fois-ci explicitement créé par le biais d’une métaphore qui opère une superposition entre les vers et le contenu auquel ils renvoient. L’effet obtenu est celui de la personnification des mots prononcés. Les vers d’Eschyle sont comme des guerriers « qui s’avancent au galop » (ῥήμαθ᾿ ἱπποβάμονα, 821) [14] . Notons que la structure même de ce passage chanté par le chœur exprime à elle seule l’idée de l’agôn. Les deux premières strophes présentent la lutte entre les deux adversaires : dans la première strophe, les vers 814, 816 et 817 décrivent Eschyle, et encadrent un vers sur Euripide (815). La deuxième strophe (818-21) exprime par sa structure l’enchevêtrement des vers des poètes et de leurs auteurs. Les deux dernières strophes reprennent chacune la description d’un poète, la première étant consacrée à Eschyle (822-25), la seconde à Euripide (826-29).
Il convient de mentionner en écho à ces expressions une série de passages dans la première moitié des Sept contre Thèbes d’Eschyle, qui présentent des similitudes frappantes avec la description d’Eschyle et de ses vers par Aristophane.
L’effroi des armes guerrières (ἀρείων ὅπλων) ! Entre les mâchoires des chevaux les mors font retentir, gémissant, le massacre (διὰ δέ τοι γενύων ἱππίων κινύρονται φόνον χαλινοί). (121-23)
Je frémis en entendant le fracas, le fracas des chars sonores (τὸν ἁρματόκτυπον ὄτοβον ὄτοβον), lorsque les moyeux qui font tourner les roues retentirent bruyamment (σύριγγες κλάγξαν ἑλίτροχοι), lorsque retentirent les freins dans les bouches des chevaux (ἱππικοί τ᾿ ἄπυον πηδαλίων διὰ στόμια πυριγενετᾶν χαλινοί). (203-08)
Il secoue trois aigrettes ombreuses (τρεῖς κατασκίους λόφους), crinière de son casque (κράνους χαίτωμ᾿), et sous son bouclier, des cloches de bronze sonnent l’épouvante. (384-6)
Pareil au coursier qui, renaclant sur son frein (ἵππος χαλινῶν ὣς κατασθμαίνων), attend et agite dans son esprit l’appel de la trompette. (393-4)
Lorsqu’il s’agit de décrire des vers d’Euripide, les mots acquièrent une matérialité toute technique : « des copeaux de clavettes et des entailles d’ouvrages » (819) [16] . L’expression du vers 824 (ῥήματα γομφοπαγῆ, « des mots chevillés »), qui décrit cette fois la production verbale d’Eschyle, relève du vocabulaire technique maritime et pourrait également s’appliquer aux vers d’Euripide ; mais cette description s’inscrit bien dans la description effrayante du personnage d’Eschyle (cf. § 2.1). Quant à l’étrange expression du vers 881 (ῥήματα καὶ παραπρίσματ᾿ ἐπῶν, « des mots et des copeaux de vers »), où l’abstrait ῥήματα (« mots ») est placé sur le même plan syntaxique que le concret παραπρίσματα (« copeaux ») pour qualifier les vers (ἐπῆ) des deux adversaires, elle laisse apparaître les mots comme issus d’une production tout artisanale [17] .
Envisagé une nouvelle fois par le chœur aux vers 875-84, l’agôn est encore décrit par des métaphores techniques et anatomiques : « les esprits légers et avisés des hommes forgeant les pensées » (λεπτολόγους ξυνετὰς φρένας ἀνδρῶν γνωμοτύπων, 876-7), où la légèreté des esprits contraste avec les pensées forgées (et donc probablement en bronze) et la force des bouches qui les produisent (« la puissance de leurs bouches si terribles », δύναμιν δεινοτάτοιν στομάτοιν, 879-80). L’éventail métaphorique s’élargit avec la lutte sportive : « ils entrent en discussion au moyen de manœuvres subtiles et tordues » (ὀξυμερίμνοις ἔλθωσι στρεβλοῖσι παλαίσμασιν ἀντιλογοῦντες, 877-78).
Dans l’agôn proprement dit, et tout d’abord dans la partie didactique, c’est-à-dire lorsque les deux adversaires comparent leurs apports respectifs à la tragédie, avant même de confronter leurs vers, les poètes critiquent mutuellement leur production littéraire. Des métaphores analogues sont utilisées dans un but parodique. L’effet produit de manière de plus en plus insistante est celui de la confusion entre le signifié tragique et le signifiant comique. C’est la critique d’Eschyle par Euripide qui nous intéresse ici tout particulièrement. Celui-ci décrit les vers de son adversaire au moyen de métaphores qui expriment leur contenu signifié de manière parodique. On retrouve ici des images utilisées par le chœur pour décrire également la figure même d’Eschyle. Ces images sont grotesques ou monstrueuses : « des mots bovins […], des figures d’épouvante, inconnues aux spectateurs » (ῥήματα βόεια […] δείν᾿ ἄττα μορμορωπά ἄγνωτα τοῖς θεωμένοις, 924-26), ou à nouveau guerrières : « pourvus de sourcils et de crinières » (ὀφρῦς ἔχοντα καὶ λόφους, 925). On se souvient de la description par le chœur d’Eschyle fronçant le sourcil (823), et hérissant sa crinière (822). Au moyen de métaphores concrètes qualifiant les « vers », une confusion entre signifié et signifiant est créée, confusion par le truchement de laquelle ceux-ci peuvent être ainsi envisagés comme des créatures issues du monde fictif tel qu’Eschyle le représente, du moins dans le double prisme parodique d’Euripide héros comique et d’Aristophane, poète comique.
Le glissement se poursuit aux vers 928-30 où Euripide juxtapose sur le même plan des expressions comportant une nouvelle métaphore équestre (ῥήμαθ᾿ ἱππόκρημνα : « des mots perchés sur des chevaux »), et certains éléments du signifié tragique parodié : ἢ Σκαμάνδρους ἢ τάφρους ἢ ᾿π᾿ ἀσπίδων ἐπόντας γρυπαιέτους χαλκηλάτους ; cette formulation sous-entend que les vers d’Eschyle peuvent être résumés à « des Scamandres, des fossés, des aigles-griffons forgés en airain sur des boucliers ». Ces expressions sont grammaticalement le complément d’objet direct du verbe « dire » (εἶπεν) dans la réplique précédente d’Euripide. Ainsi, en utilisant l’expression « dire des Scamandres… », et en juxtaposant des éléments naturels énormes, des armes, sur le même plan que les « mots perchés sur des chevaux », Euripide crée ainsi l’illusion que ce sont à la fois les signifiés — gigantesques — et les signifiants des mots qui sortent directement de la bouche d’Eschyle. Il s’agit bien pour lui de montrer l’obscurité et l’incongruité propre à Eschyle : l’énumération est constituée par des [choses] « qui ne sont pas faciles à saisir » (ἃ ξυμβαλεῖν οὐ ῥᾴδιως ἦν, 930). En outre, la présence du Scamandre prolonge l’ambiance guerrière, et construit presque un paysage iliadique tout à fait approprié au contexte agnonistique de la comédie.
Dionysos rebondit d’ailleurs sur ces mots « chevalins » en ouvrant un débat sur la représentation par Eschyle d’aigles-griffons forgés en airain et sur leur nature (930-37) [18] . Le point d’achoppement met en évidence un ressort du comique aristophanien : Dionysos affirme qu’il n’a jamais compris quel oiseau était un « cheval-coq doré » (ξουθὸς ἱππαλεκτρυών). Son embarras naît de l’invraisemblance typologique d’un animal à la fois mammifère et oiseau. Eschyle se moque de Dionysos en rétorquant qu’il s’agissait d’un emblème gravé sur un navire (σημεῖον ἐν ταῖς ναυσὶν ἐνεγέγραπτο) : la rectification porte sur le niveau référentiel supposant l’existence d’un tel animal peu vraisemblable. Le comique surgit lors de la mise en évidence de la confusion entre deux interrogations sur la réalité : la question de la possibilité de l’existence d’un animal hybride (question posée tout à la fois par Dionysos et Euripide, qui entendent mettre en évidence le côté farfelu de l’univers représenté par Eschyle) et celle du statut ontologique de l’oiseau représenté. En effet, il ne s’agit pas de reproduire un élément du réel mais un emblème, c’est-à-dire la représentation d’une représentation (permettant ainsi d’introduire un élément invraisemblable) [19] . Eschyle apparaît ainsi comme le poète capable du plus haut degré d’abstraction : la non-vraisemblance de ce qu’il représente n’est pas attribuable à son art, mais bien à la nature de l’objet représenté. Ainsi, un premier niveau comique est créé par la volonté de mettre en évidence l’incohérence de la fiction eschyléenne. Mais ce premier niveau est désamorcé par Eschyle qui met en évidence l’incapacité de Dionysos (en tant que personnage comique) et d’Euripide (en tant que poète tragique investissant un rôle comique dans un contexte de critique parodique) à déchiffrer correctement les différents degrés de représentation et de fictionnalité. De ce point de vue, Eschyle argumente au niveau de la représentation, alors que l’essentiel de la critique d’Euripide (dans ce passage) porte sur le choix de ce qui est représenté [20] . Dionysos riposte à son tour dans le registre comique en affirmant qu’il avait confondu le coq en question avec un personnage historique bien réel (que l’on tourne en dérision par la même occasion), détournant ainsi l’argument d’Eschyle sur un autre plan, celui de l’erreur (feinte) d’interprétation. On se situe maintenant au niveau des effets de la tragédie sur le spectateur, avec de surcroît, comme souvent chez Aristophane, une référence comique extra-théâtrale à la réalité socio-historique du spectateur.
Cet argument en introduit un autre, celui de l’amaigrissement de la tragédie par Eschyle. Là encore, la discussion est ponctuée de métaphores conférant un poids physique aux mots qui subsument toutes les métaphores mises en œuvre dans l’agôn. Si Euripide a pu opérer un amaigrissement de la tragédie, c’est qu’Eschyle la lui a transmise « gonflée de termes emphatiques et de mots pesants » (οἰδοῦσαν ὑπὸ κομπασμάτων καὶ ῥημάτων ἐπαχθῶν, 939-40). À nouveau, le contenu signifié par les vers est transposé métaphoriquement sur le signifiant lui-même : les vers sont alourdis, et par extension tout le genre tragique (τέχνην). Il convient par conséquent de l’alléger : « l’ayant tout d’abord asséchée, j’en ai retiré le poids » (941). Paradoxalement, l’action opérée par Euripide sur la tragédie consiste en un ajout d’éléments petits et anodins, dont on ignore s’ils décrivent un signifié ou un signifiant : « au moyen de vers minuscules (ἐπυλλίοις), de bavardages de promenade, de bettes livides, en y ajoutant un suc de verbiages que je filtrerai à partir de livres » (942-3) [21] .
La critique se poursuit aux vers 959-67, où Euripide reproche à Eschyle son style pompeux (ἐκομπολάκουν), mais surtout de « créer des Kyknos et des Mémnons dont les chevaux ont des grelots attachés aux harnais » (Κύκνους ποιῶν καὶ Μέμνονας κωδωνοφαλαροπώλους, 963), utilisant un néologisme qui rappelle les métaphores équestres qualifiant directement les vers. Et lorsqu’Euripide mentionne les maîtres d’Eschyle, c’est pour évoquer des personnages grotesques (965-6) : des σαλπιγγολογχυπηνάδαι (« des hommes à grandes barbes munis de trompettes et de lances ») et des σαρκασμοπιτυοκάμπται (« des hâbleurs dont les propos sont tellement extravagants qu’ils font courber les pins ») [22] . La forme même de ces deux néologismes exprime le grotesque en entremêlant de manière très synthétique plusieurs caractéristiques très diverses. En effet, les personnages évoqués sont dotés de traits physiques hauts en couleurs. Ils sont armés ; ainsi peuvent-ils sortir de l’univers tragique eschyléen tel qu’Euripide le parodie. À leur qualité de maîtres d’Eschyle s’ajoute le fait qu’ils sont dotés d’instruments produisant des sons stridents ; tout en faisant partie de l’attirail guerrier, les trompettes figurent les armes parodiées du poète. Enfin, leurs mots ont un pouvoir démesuré ; ce dernier trait exprime de manière synthétique deux idées à la fois : celle d’un personnage doué d’une force hors du commun (comme ceux que l’on trouve dans la tragédie), et celle des mots qui, chargés de leur contenu tragique alors parodié, sont les armes de l’agôn comique. On observe ainsi, à travers deux mots seulement, le glissement entre tous les niveaux référentiels que l’on a déjà repérés ici.
Toujours dans ce mouvement crescendo vers la confusion entre signifié et signifiant, le chœur utilise une expression métaphorique pour décrire la production poétique d’Eschyle : l’image, toujours militaire, est celle de la « fortification de mots vénérables » (πυργώσας ῥήματα σεμνά, 1004-05), comme si mettre des fortifications dans l’intrigue de ses pièces revenait à en affubler les vers. Plus loin encore, aux vers 1056-57, Euripide reproche à son adversaire sa grandiloquence. Selon lui, Eschyle « nous dit la grandeur des Lycabettes et des Parnasses » (ἢν οὖν σὺ λέγῃς Λυκαβηττοὺς καὶ Παρνασσῶν ἡμῖν μεγέθη). Le pluriel exprime l’idée qu’à chaque fois que l’on prononce le signifiant, c’est le signifié qui apparaît (cf. 963). De surcroît, le fait de dire littéralement leur grandeur crée un raccourci entre le signifiant et le signifié des mots. Eschyle répond à Euripide en explicitant le raccourci : « il faut créer des vers égaux à de grandes sentences et pensées » (ἀνάγκη μεγάλων γνωμῶν καὶ διανοιῶν ἴσα καὶ τὰ ῥήματα τίκτειν, 1058-59). Le terme ἴσος établit la correspondance entre les mots et ce qu’ils signifient. Les mots doivent être à la hauteur de ce à quoi ils font référence. Pour autant Eschyle ne pousse pas le raccourci jusqu’au bout : il ne s’agit que de pensées (γνῶμαι). Une fois de plus, le plus ancien des tragiques apparaît doué d’une faculté de discernement plus nuancée, donnant l’impression de se situer en retrait de la sphère comique dans laquelle Aristophane laisse apparaître Euripide et Dionysos. Par le biais du commentaire d’Eschyle, l’expression « dire la grandeur des Lycabettes et des Parnasses » est explicitée : si ce que l’on décrit est grand, ce que l’on conçoit est grand, et donc ce que l’on dit l’est aussi [23] . Ce procédé comique trouve son couronnement dans la fameuse scène de la balance où ce sont des mots que l’on pèse et où c’est le signifié des vers tragiques qui fera pencher les plateaux de la balance (1365-1410). Eschyle ira même jusqu’à suggérer qu’Euripide aille lui-même avec sa femme, ses enfants et ses livres sur un plateau de la balance pour rivaliser avec le poids de ses seuls vers. On a ici un exemple parfait de ce que P. Thiercy appelle une « image dramatisée » et S. Goldhill « literalization of metaphor » [24] .

2.3. L’effet physique des vers tragiques sur les protagonistes comiques

Conséquence logique (et comique) de l’armement verbal d’Eschyle, les ῥήματα de ce dernier ont, dans l’agôn proprement dit, un impact bien concret sur son adversaire. Aristophane met en scène les métaphores qu’il y a introduites. Le phénomène est analogue à celui observé dans la scène de la balance, mais dans un contexte proprement agonistique. Euripide, conformément à la position défensive qu’il occupe dans la description que fait de lui le chœur (820), devra en effet préserver son intégrité physique face aux assauts d’Eschyle. Cette attitude défensive constitue de surcroît une dérision de l’attaque militaire sérieuse entreprise par Eschyle dans l’agôn. D’autres images, non militaires celles-ci, sont mobilisées. Des métaphores météorologiques : « car un ouragan se prépare à éclater » (τυφὼς γὰρ ἐκβαίνειν παρασκευάζεται, 848) ; « attention aux grêlons ! » (ἀπὸ τῶν χαλαζῶν, 852-5) : les vers armés se transforment ainsi en grêlons qui sortent de la bouche d’Eschyle. Dans le même passage, on observe un jeu comique sur les significations concrète et abstraite d’une même expression : c’est un « mot capital » (ῥῆμα κεφαλαῖον, 854) contre lequel Dionysos met en garde Euripide. L’expression peut être entendue à la fois dans son sens figuré (un mot « crucial », « décisif ») ou dans son sens propre (un mot qui touche la tête, la tempe : κρόταφον, 854), et ce d’autant plus que de la blessure occasionnée par un tel mot ne surgit pas un morceau de la cervelle euripidéenne, mais son Télèphe. Ce nouveau raccourci suggère que la matière organique de l’esprit d’Euripide peut être confondue avec l’une de ses pièces, et non des moindres dans la perspective d’Aristophane [25] .
Aux vers 860-64, c’est l’image de la morsure (δάκνειν, δάκνεσθαι) qui est mobilisée par l’excellent ouvrier de la langue qu’est Euripide, lorsque celui-ci se déclare prêt au combat. Notons que la métaphore anatomique se prolonge au vers suivant, puisque les vers (τἄπη) et les chants (τὰ μέλη) de la tragédie sont mis sur le même plan que ses nerfs (τὰ νεῦρα) [26] . Au vers 999, c’est cette fois à Eschyle que le chœur conseille le repli en usant d’une métaphore navale que l’on retrouvera dans la scène du lécythe : συστείλας, « cargue les voiles ! ». Les vers 1016-17 explicitent un glissement supplémentaire entre les différents niveaux référentiels, un glissement sous-jacent à toutes les métaphores militaires appliquées au langage tragique d’Eschyle. Le contexte est celui du pouvoir mimétique et didactique de la tragédie sur le public. C’est l’occasion pour Eschyle de se vanter d’avoir représenté des hommes valeureux et guerriers. C’est une nouvelle métaphore, cette fois-ci interne à la fiction tragique telle que la présente lui-même Eschyle, qui permet ce nouveau glissement. En effet, ce dernier présente ses personnages comme « respirant lances, javelines, casques à blancs panaches, heaumes, jambières, cœurs à sept peaux de bœuf » (πνέοντας δόρυ καὶ λόγχας καὶ λευκολόφους τρυφαλείας καὶ πήληκας καὶ κνημῖδας καὶ θυμοὺς ἑπταβοείους). L’illusion créée est celle des guerriers ne vivant, ne respirant littéralement qu’à travers leurs armes. Si l’on songe aux mots-armes de l’agôn, il vient très rapidement à l’esprit du spectateur que ces objets peuvent constituer des armes pour Eschyle lui-même ; c’est ce que démontre d’ailleurs la réaction d’Euripide au vers suivant : « Et voici venir le fléau. Le faiseur de casques va encore m’assommer » (καὶ δὴ χωρεῖ τουτὶ τὸ κακόν· κρανοποιῶν αὖ μ᾿ ἐπιτρίψει, 1018), une phrase que l’on peut comprendre comme « il va m’assommer en fabriquant des mots-casques ». Par conséquent, Euripide, jouant le jeu de l’agôn métaphorique, réplique en créant une confusion entre les personnages tout en armures créés (le verbe est ποιέω) par Eschyle et les armes de l’agôn. Deux niveaux référentiels sont donc entremêlés, celui des personnages de la fiction tragique qui se battent entre eux dans une bataille toute militaire, et celui des personnages comiques d’Aristophane qui se battent entre eux dans un agôn dont les mots sont envisagés métaphoriquement comme des armes.
Juste avant la seconde partie de l’agôn, au moment où les poètes vont littéralement se lancer mutuellement leurs vers, le chœur intervient une dernière fois pour présenter la joute à venir. Je ne m’arrêterai ici que sur les vers 1102-03, qui décrivent la lutte proprement dite, cette fois au moyen de termes guerriers. Il s’agit bien ici d’un πόλεμος, et la joute est résumée par trois expressions verbales concrètes (τείνῃ βιαίως, « pousser avec violence », ἐπαναστρέφειν, « faire demi-tour », κἀπερείδεσθαι τορῶς, « enfoncer violemment »).
Brouillant les deux registres référentiels tragique et comique, Aristophane crée l’illusion que ce sont les personnages de la fiction tragique mobilisée par Eschyle, ou du moins leurs armes, qui viennent directement frapper l’un des personnages de la fiction comique. Le personnage d’Euripide, que ce soit en sa qualité de défenseur essuyant les assauts d’Eschyle ou dans son rôle de technicien spécialiste de la fabrication et de l’évaluation des vers tragiques, permet ainsi à Aristophane de dramatiser les métaphores qu’il met en place tout au long de l’agôn des Grenouilles [27] .

3.1. Premier assaut (1206-09) [32]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
“Αἴγυπτος, ὡς ὁ πλεῖστος ἔσπαρται λόγος,
ξὺν παισὶ πεντήκοντα ναυτίλῳ πλάτῃ
Ἄργος κατασχών…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Τουτὶ τί ἦν τὸ ληκύθιον ; οὐ κλαύσεται ;
EURIPIDE :
« Egyptos, selon le récit le plus répandu, avec cinquante fils, abordant au rivage d’Argos… »
ESCHYLE :
.…perdit une fiole.
DIONYSOS :
Qu’est-ce que cette fiole ? Gare à elle ! [33]

Au niveau de la cohérence sémantique, le contraste entre l’ampleur de l’action décrite dans les vers tragiques (l’arrivée d’un grand nombre de personnages dans un contexte guerrier, l’importance de la figure d’Egyptos) et l’action isolée et anodine de la perte de la fiole constitue au premier abord le moteur de l’effet comique. Ici, tout le contexte des récits autour de la ville d’Argos suggéré par l’incipit que cite Euripide est interrompu abruptement par la perte de la fiole. Du point de vue grammatical, cette impression de surprise est renforcée par le fait que le verbe ἀπώλεσεν vient couronner une phrase encore incomplète : c’est le verbe principal que l’on attend depuis le début du premier vers.

Pour ce qui concerne l’action comique, c’est d’abord la surprise face à l’irruption du lécythe qui est exprimée ici. Notons que cette réaction est mise dans la bouche de Dionysos, dont la fonction est ici d’exploiter et d’expliciter la dimension comique mise en scène.

3.2. Deuxième assaut (1210-14) [34]

ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Λέγ᾿ ἕτερον αὐτῷ πρόλογον, ἵνα καὶ γνῶ πάλιν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
“Διόνυσος, ὃς θύρσοισι καὶ νεβρῶν δοραῖς
καθαπτὸς ἐν πεύκῃσι Παρνασσὸν κάτα
πηδᾷ χορεύων…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Οἴμοι πεπλήγμεθ᾿ αὖθις ὑπὸ τῆς ληκύθου.
DIONYSOS :
Dis-lui un autre prologue, pour que je puisse me rendre compte encore une fois.
EURIPIDE :
« Dionysos, qui, le thyrse à la main, enveloppé de peaux de faon, parmi les feux des torches, bondit sur le Parnasse à la tête d’un chœur… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Malheur ! Nous voilà à nouveau frappés par le lécythe.

C’est la figure de Dionysos, personnage principal de l’intrigue comique, qui est sollicitée ici. Et la perte de la fiole est insérée dans une situation bachique où les objets sont loin d’être absents. Le geste y apparaît peut-être comme moins incongru, mais demeure comique, puisqu’un petit vase ne fait pas à proprement parler partie de la panoplie du parfait bacchant. Le comique naît ici non seulement du décalage entre les deux contextes, mais aussi de la superposition de ces contextes appliquée à la figure même de Dionysos. En effet, si c’est bien le Dionysos tragique évoqué par Euripide qui « perd une fiole », le spectateur a vite fait d’imaginer le Dionysos comique des Grenouilles dans cette situation ridicule. La superposition entre les contextes tragique et comique est donc fort subtile, car c’est un transfuge qui l’incarne. De là l’impression d’une absence de clarté sur la question de savoir si c’est le Dionysos tragique qui se retrouve dans un contexte comique ou l’inverse [35] .

Cette confusion est confirmée par la réaction du Dionysos comique, qui constate le « coup de fiole » de manière toute physique. De surcroît, ce dernier parle à la première personne du pluriel. Or, ce pluriel, qui au premier abord désigne surtout Dionysos et Euripide qui font face à Eschyle, pourrait bien signaler cette confusion. La première personne du pluriel désignerait alors tout à la fois le Dionysos comique et le Dionysos tragique cité par Euripide. Par conséquent, si le jeu comique sur l’inadéquation entre les contextes est présent, cela reste encore implicite [36] .

3.3. Troisième assaut (1215-24) [37]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Ἀλλ᾿ οὐδὲν ἔσται πρᾶγμα· πρὸς γὰρ τουτονὶ
τὸν πρόλογον οὐχ ἕξει προσάψαι λήκυθον.
“Οὐκ ἔστιν ὅστις πάντ᾿ ἀνὴρ εὐδαιμονεῖ ·
ἢ γὰρ πεφυκὼς ἐσθλὸς οὐκ ἔχει βίον,
ἢ δυσγενὴς ὤν…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Εὐριπίδη,
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Τί ἐστιν ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὑψέσθαι μοι δοκεῖ.
Τὸ ληκύθιον γὰρ τοῦτο πνευσεῖται πολύ.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Οὐδ᾿ ἂν μὰ τὴ̀ν Δήμητρα φροντίσαιμί γε.
Νυνὶ γὰρ αὐτοῦ τοῦτο γ᾿ ἐκκεκόψεται.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἴθι δὴ λέγ᾿ ἕτερον κἀπέχου τῆς ληκύθου.
EURIPIDE :
Mais ce n’est rien ; car au prologue que voici il ne pourra pas adapter de fiole : « Il n’y a pas d’homme heureux en toute chose. En effet, l’un, de nature excellente, n’aura pas de quoi vivre, l’autre, malchanceux de naissance,… »
ESCHYLE :
.…perdit une fiole.
DIONYSOS :
Euripide !
EURIPIDE :
Qu’y a-t-il ?
DIONYSOS :
Il me semble qu’il faut carguer les voiles. Car cette fiole va souffler bien fort.
EURIPIDE :
Il n’en est pas question, par Déméter, je ne saurais m’en inquiéter. Car c’est maintenant qu’il va lui sauter des mains.
DIONYSOS :
Alors vas-y, dis-en un autre, et prends garde à la fiole !

Le contraste entre l’action tragique mobilisée et la perte du lécythe est ici saisissant. En effet, au niveau sémantique, on ne se trouve pas dans le contexte d’une action narrative mettant en scène un personnage héroïque ou divin ; il s’agit d’une sentence générale. D’autre part, les vers tragiques sont au présent atemporel, et la perte de la fiole, à l’aoriste, intervient dans la progression narrative d’une action. Par conséquent, le contraste dépasse la simple incongruïté des deux contextes (tragique et comique) dans le cadre d’une action. On ne peut même pas vraiment se représenter le sujet grammatical des vers tragiques dans la situation concrète de « perdre une fiole ». D’ailleurs, c’est le seul prologue cité par Euripide où un verbe principal apparaît avant l’interruption par Eschyle.

Lors de la réaction à ce troisième assaut, une métaphore navale est introduite (ὑψέσθαι, cf. 999). La métaphore est même filée, puisque c’est le lécythe lui-même qui souffle littéralement sur l’adversaire (πνευσεῖται πολύ). Le choix de l’image est ici tout à fait approprié puisqu’on assiste à de véritables rafales. Euripide, quant à lui, entend poursuivre son intention tout aussi métaphorique de détruire le lécythe en le frappant, d’en amputer Eschyle (ἐκκεκόψεται). Et Dionysos d’utiliser une expression défensive similaire à celle que l’on avait déjà rencontrée à propos des vers armés, entendus comme des grêlons : κἀπέχου τῆς ληκύθου (cf. ἀπὸ τῶν χαλαζῶν, 852). Notons encore le verbe προσάψαι (« joindre », « attacher ») dans la bouche d’Euripide, pour décrire l’action opérée par Eschyle sur ses propres vers au moyen du lécythe.

3.4. Quatrième et cinquième assauts (1225-36) [38]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
“Σιδώνιον πότ᾿ ἄστυ Κάδμος ἐκλιπὼν
Ἀγήνορος παῖς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὦ δαιμόνι᾿ ἀνδρῶν, ἀποπρίω τὴν λήκυθον,
ἵνα μὴ διακναίσῃ τοὺς προλόγους ἡμῶν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Τὸ τί ;
Ἐγὼ πρίωμαι τῷδ᾿ ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἐὰν πείθῃ γ᾿ ἐμοί.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Οὐ δῆτ᾿, ἐπεὶ πολλοὺς προλόγους ἕξω λέγειν
ἵν᾿ οὗτος οὐχ ἕξει προσάψαι λήκυθον.
“Πέλοψ ὁ Ταντάλειος εἰς Πῖσαν μολῶν
θοαῖσι ἵπποις…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὁρᾷς, προσῆψεν αὖ τὴν λήκυθον.
ἀλλ᾿, ὦγαθ᾿, ἔτι καὶ νῦν ἀπόδος πάσῃ τέχνῃ·
λήψει γὰρ ὀβολοῦ πάνυ καλὴν τε κἀγαθήν.
EURIPIDE :
« Quittant autrefois la ville de Sidon, Cadmos, fils d’Agénor… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Diantre d’homme, achète la fiole, pour qu’elle ne déchire plus nos prologues.
EURIPIDE :
Quoi ? Moi ? La lui acheter ?
DIONYSOS :
Si tu m’en crois.
EURIPIDE :
Certainement pas, car je pourrai citer de nombreux prologues, où il ne pourra pas attacher de fiole : « Pélops, fils de Tantale, allant à Pise avec ses chevaux rapides… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Tu vois, il a encore une fois attaché la fiole. Voyons, mon cher, paie encore maintenant, par tous les moyens. Pour une obole, tu en auras une excellente en tout point.

L’attention se porte ici plutôt sur la réaction de Dionysos et d’Euripide face à la riposte imperturbable d’Eschyle. Les deux prologues ressemblent au premier. Le contraste est déjà connu, celui d’une action tragique d’envergure désamorcée par la perte d’une fiole. Il s’agit maintenant de retourner la situation. Après la métaphore marine et météorologique, Dionysos introduit une métaphore tentant de déjouer l’aspect proprement agonistique et militaire de l’échange, en dédramatisant ainsi l’action. Dans ce cas, on exploite une autre dimension de l’objet « lécythe » : il ne s’agit plus d’un mot appréhendé comme arme, un objet détourné de son usage premier dans un but militaire métaphorique, mais celui-ci retrouve sa qualité de simple objet quotidien. Cette situation concrète est donc exploitée dans le but de créer un double décalage entre l’objet lécythe et la situation agonistique : on part d’une situation absurde à la base (un objet anodin qui vient s’insérer dans un contexte tragique). Puis, une fois la situation agonistique mise en place, à partir du moment où le spectateur s’est habitué à avoir sous les yeux ― ou plutôt entendre ― un objet qui n’est pas une arme intervenant dans une situation militaire, le retour dans le cadre de l’action comique à la dimension anodine de l’objet crée un effet de redoublement dans l’absurde, notamment par la mention tout à fait concrète et précise de l’obole.

3.5. Sixième assaut (1237-42) [39]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Μὰ τὸν Δί᾿ οὔπω γ᾿· ἔτι γὰρ εἰ̓σι μοι συχνοί.
“Οἰνεύς ποτ᾿ ἐκ γῆς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Ἔασον εἰπεῖν πρῶθ᾿ ὅλον με τὸν στίχον.
“Οἰνεύς ποτ᾿ ἐκ γῆς πολύμετρον λαβὼν στάχυν
θύων ἀπαρχάς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Μεταξὺ θύων ; Καὶ τίς αὔθ᾿ ὑφείλετο ;
EURIPIDE :
Par Zeus, pas encore. Car j’ai encore d’innombrables prologues.
« Un jour, Oenée, sur ses terres… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
EURIPIDE :
Laisse-moi d’abord dire le vers en entier.
« Oenée un jour aux champs, après avoir fait une abondante moisson, sacrifiant en prémices… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
En plein sacrifice ? Et qui la lui subtilisa ?

La réaction au sixième assaut est toute différente des précédentes, dans la mesure où nous n’avons plus ici affaire à une réaction comique au niveau superficiel de la situation agonistique, mais, et c’est la seule fois, précisément au niveau de l’inadéquation sémantique entre les vers tragiques et comiques. Dionysos se place sur le plan de la situation dramatique mobilisée par Euripide, pour expliciter le décalage introduit par la perte de lécythe. Ceci constitue un pas supplémentaire dans l’appréhension comique de l’objet « lécythe ». Si lors des deux derniers assauts on envisageait le lécythe comme tel, c’est-à-dire comme objet anodin, au niveau de l’agôn proprement dit, la réaction de Dionysos fait ici de même au niveau de la fiction tragique par le biais de la subversion. De manière à la fois conséquente et paradoxale, l’action opérée par le lécythe sur les vers tragiques n’est plus envisagée comme un lancer, un mouvement offensif, mais comme une perte, à l’intérieur même de la fiction mobilisée par le prologue. Dionysos se place au niveau de la cohérence fictionnelle et envisage explicitement que la situation tragique se transforme en situation comique. Son exclamation sonne tout à la fois comme la prise au sérieux et la mise en évidence de la confusion des contextes tragique et comique. Ainsi l’absurdité de la situation, mais aussi la subversion comique des vers tragiques, n’est plus laissée à la seule appréciation du spectateur. Elle est maintenant explicitée sur scène. Quant au contraste entre l’action tragique et la perte de la fiole, si l’on envisage la première interruption par Eschyle, on atteint le paroxysme de l’absurde, puisque la cohérence de l’action est nulle dès le départ. Lors de la deuxième interruption, la perte de la fiole intervient de manière tout à fait incongrue lors d’un geste sacrificiel.

3.6. Septième et dernier assaut (1243-47) [40]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Ἔασον, ὦ τᾶν· πρὸς τοδὶ γὰρ εἰπάτω.
“Ζεύς, ὡς λέλεκται τῆς ἀληθείας ὕπο”
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἀπολεῖς· ἐρεῖ γὰρ “ληκύθιον ἀπώλεσεν.”
Τὸ ληκύθιον γὰρ τοῦτ᾿ ἐπὶ τοῖς προλόγοισί σου
ὥσπερ τὰ σῦκ᾿ ἐπὶ τοῖσιν ὀφθαλμοῖς ἔφυ.
EURIPIDE :
Laisse tomber, mon ami. Qu’il essaie donc avec celui-ci : « Zeus, ainsi qu’il est dit par la vérité même… »
DIONYSOS :
Tu veux ma mort ! Il va dire : « perdit une fiole ». Car cette fiole adhère à tes prologues comme le fic aux yeux.

Cet ultime assaut est interrompu par Dionysos lui-même. Le dieu ne laisse même pas le temps à Euripide d’entamer le deuxième vers où pourrait venir s’enchâsser « ληκύθιον ἀπώλεσεν » [41] . Dionysos insiste sur l’impossibilité de se sortir de cette situation en utilisant une dernière métaphore qui exprimerait l’adhérence inextricable entre les prologues d’Euripide et la petite phrase d’Eschyle. On sous-entend d’une part que le lécythe s’intègre ne manière organique (ἔφυ) aux prologues du premier, de l’autre la métaphore est suffisamment triviale pour ridiculiser le procédé d’Eschyle.

Par conséquent, dans le cas de la scène du lécythe, les vers d’Euripide tels qu’ils figurent dans l’agôn ne sont considérés véritablement comme des armes que de manière indirecte. C’est la contre-attaque d’Eschyle qui les fait apparaître comme tels. Nous n’avons plus affaire ici à une métaphore militaire qualifiant un mot (ῥῆμα) mais à un trait propre au théâtre d’Euripide, du moins tel que le revendique l’Euripide des Grenouilles – et tel qu’on le trouve aussi chez Aristophane -, utilisé par Eschyle pour la retourner contre lui. Somme toute, la victoire d’Eschyle sur les prologues d’Euripide repose sur l’usage d’une arme typiquement euripidéenne, arme qui apparaît comme telle également dans la mesure où elle produit des effets physiques tant sur Euripide, l’adversaire, que sur Dionysos, à la fois le juge et le complice d’Euripide dans cette scène, de même que protagoniste de l’un des prologues cités.
Pour revenir à l’interprétation phallique du lécythe, il me semble que si cette dernière est plausible, elle n’est pourtant pas aussi centrale que certains ont pu le suggérer. En effet, le propos d’Aristophane est tout autant – sinon davantage – de jouer sur la confusion entre les contextes tragique et comique. L’argument selon lequel le lécythe fait référence à l’emphase propre au style tragique est ici pertinent. Si les héros des prologues d’Euripide perdent leur lécythe, cela signifie bien la perte de leur dimension tragique, et leur transfert dans le registre comique par la même occasion [42] . Enfin, et comme l’a montré S. Goldhill, le procédé de la répétition à l’infini, procédé que l’on retrouve ailleurs chez Aristophane, constitue en soi un moyen paroxystique et typique de la comédie pour explorer les limites du langage à la fois comme système signifiant et comme outil de communication. L’effet recherché par la répétition n’est-il pas de donner l’impression que tous les prologues d’Euripide disent la même chose ? On cherche alors inconsciemment l’élément proprement tragique que la vacuité de l’expression répétée sans relâche a fait disparaître, tout en transposant cette disparition sur les personnages de la fiction tragique mobilisée : la perte de la fiole correspond à la perte de l’élément tragique. [43]

3. La scène du « ληκύθιον ἀπώλεσεν » ou la verbalisation comique d’un objet

La fameuse scène du « ληκύθιον ἀπώλεσεν » (« perdit une fiole ») constitue un cas particulier, intéressant sous bien des aspects. En témoigne le débat sur l’interprétation du lécythe lui-même, tel qu’il a eu lieu depuis des décennies par articles interposés [28] . Sans entrer dans le détail de cette contreverse, il s’agit pour ma part d’interroger son statut d’objet dans le texte et sur sa fonction comique à la fois à l’intérieur du contexte mobilisé par les prologues auxquels l’objet se trouve intégré, et à l’échelle plus large de l’agôn. Dans ce cadre, observons tout d’abord la manière dont l’objet « lécythe » est appréhendé par les protagonistes, et en premier lieu, la manière dont Eschyle présente lui-même sa riposte aux prologues d’Euripide :

ESCHYLE :
Eh bien, par Zeus, je n’ai pas l’intention d’écorcher (κνίσω) un à un (κατ᾿ ἔπος) chacun de tes mots (τὸ ῥῆμ᾿ ἕκαστον) ; mais, avec l’aide des dieux, c’est au moyen d’une petite fiole (ἀπὸ ληκυθίου) que je détruirai (διαφθερῶ) tes prologues.
EURIPIDE :
Avec une petite fiole (ἀπὸ ληκυθίου) ? Toi ? Mes prologues ?
ESCHYLE :
Avec une seule (ἑνὸς μόνου). Car tu composes de telle manière que l’on adapte (ἐναρμόζειν) tout, une petite toison (κῳδάριον), une petite fiole (ληκύθιον), un petit sac (θυλάκιον), à tes iambes. Je m’en vais de ce pas en faire la démonstration.
EURIPIDE :
Allons donc ! Toi ? La démonstration ?
ESCHYLE :
Certes !
DIONYSOS :
Eh bien, il faut réciter maintenant.

Dans cette partie introductive (1197-1205), où Eschyle annonce comment il entend riposter aux prologues d’Euripide, le vieux tragédien ne se contente pas littéralement de « gratter », de « racler » (κνίσω) les vers de son adversaire, mais son intention est de « détruire », de « ruiner » (διαφθερῶ) les prologues qu’Euripide lui lance. Le vocabulaire est toujours très concret et métaphorique. En outre, l’action destructrice s’opère paradoxalement par l’intermédiaire de l’« adaptation » (ἐναρμόζειν) aux vers d’un objet incongru. Ainsi, on n’adapte pas un mot, mais directement un objet à des vers. L’opération est différente du phénomène observé précédemment. D’une part en effet le mot en soi n’a rien d’armé. Il s’agit d’un objet anodin, de la vie courante. D’autre part — et surtout — sa qualité de mot n’est pas thématisée. Au contraire, c’est sa qualité d’objet qui est mise en avant. Pourtant, dans le contexte de l’agôn, nous avons bien affaire ici à un mot armé, et qui plus est en action. C’est bien à coup de « perdit une fiole » qu’Éschyle désamorce la production verbale d’Euripide [29] .

L’effet produit par l’insertion du demi-vers iambique est de l’ordre du parodique : Eschyle tente de ridiculiser Euripide en montrant qu’une caractéristique tout euripidéenne, un objet aussi banal et anodin qu’un petit lécythe, ruine la dimension proprement tragique des vers d’Euripide, alors même que ce dernier se vantait ailleurs d’avoir introduit des préoccupations quotidiennes dans ses drames (cf. 971-91). Dans ce passage, Dionysos renchérissait de manière parodique en citant comme exemples des objets tels qu’une marmite (χύτρα, 983), une assiette (τρύβλιον, 985), ou des denrées culinaires quotidiennes. Dans la scène du lécythe, Eschyle affirme de surcroît qu’il sera capable de ruiner les prologues d’Euripide par n’importe quel objet (ἅπαν). D’ailleurs, les trois exemples métriquement compatibles mentionnés (καὶ κῳδάριον καὶ ληκύθιον καὶ θυλάκιον, « une petite toison, un petit lécythe, un petit sac »), avec leur probable connotation triviale, voire sexuelle, sont véritablement des éléments comiques, tels qu’Aristophane les utilise couramment [30] . Lorsqu’Euripide veut montrer la redondance du langage eschyléen, en l’occurrence la comparaison entre deux verbes signifiant « venir » dans un contexte tragique, il introduit une comparaison à un niveau trivial, où le comique naît du transfert entre les deux registres : « Oui, par Zeus, c’est comme si on disait au voisin : « “prête-moi ton pétrin, ou, si tu veux, ta huche” » (1158-59). Dans un contexte indépendant de la description parodique du théâtre d’Euripide, citons encore un passage où Aristophane joue sur le détournement d’une situation par le biais de la matérialisation et de la confrontation avec le banal. Dans la partie finale de la pièce (1477-78), Dionysos établit une série d’équivalences entre la situation d’Euripide (rester aux enfers, c’est-à-dire être mort) et des éléments triviaux, où la gradation introduite conduit à un objet que l’on retrouve dans la scène du lécythe : “τίς δ᾿ οἶδεν εἰ τὸ ζῆν μέν ἐστι κατθανεῖν,” τὸ πνεῖν δὲ δειπνεῖν, τὸ δὲ καθεύδειν κῴδιον ; (« “Qui sait si vivre est autre chose qu’être mort”, respirer que dîner ? dormir qu’une toison ? ») [31] .
Revenons à la scène du lécythe proprement dite et passons en revue les lancés de fioles successifs, en tentant de distinguer ce faisant deux niveaux ; d’une part celui le la cohérence sémantique entre la séquence ληκύθιον ἀπώλεσεν (« perdit une fiole ») et les prologues entamés par Euripide, et d’autre part entre le jeu s’opérant entre cette éventuelle cohérence (ou dysharmonie) et l’action comique qu’elle suscite.

3.1. Premier assaut (1206-09) [32]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
“Αἴγυπτος, ὡς ὁ πλεῖστος ἔσπαρται λόγος,
ξὺν παισὶ πεντήκοντα ναυτίλῳ πλάτῃ
Ἄργος κατασχών…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Τουτὶ τί ἦν τὸ ληκύθιον ; οὐ κλαύσεται ;
EURIPIDE :
« Egyptos, selon le récit le plus répandu, avec cinquante fils, abordant au rivage d’Argos… »
ESCHYLE :
.…perdit une fiole.
DIONYSOS :
Qu’est-ce que cette fiole ? Gare à elle ! [33]

Au niveau de la cohérence sémantique, le contraste entre l’ampleur de l’action décrite dans les vers tragiques (l’arrivée d’un grand nombre de personnages dans un contexte guerrier, l’importance de la figure d’Egyptos) et l’action isolée et anodine de la perte de la fiole constitue au premier abord le moteur de l’effet comique. Ici, tout le contexte des récits autour de la ville d’Argos suggéré par l’incipit que cite Euripide est interrompu abruptement par la perte de la fiole. Du point de vue grammatical, cette impression de surprise est renforcée par le fait que le verbe ἀπώλεσεν vient couronner une phrase encore incomplète : c’est le verbe principal que l’on attend depuis le début du premier vers.

Pour ce qui concerne l’action comique, c’est d’abord la surprise face à l’irruption du lécythe qui est exprimée ici. Notons que cette réaction est mise dans la bouche de Dionysos, dont la fonction est ici d’exploiter et d’expliciter la dimension comique mise en scène.

3.2. Deuxième assaut (1210-14) [34]

ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Λέγ᾿ ἕτερον αὐτῷ πρόλογον, ἵνα καὶ γνῶ πάλιν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
“Διόνυσος, ὃς θύρσοισι καὶ νεβρῶν δοραῖς
καθαπτὸς ἐν πεύκῃσι Παρνασσὸν κάτα
πηδᾷ χορεύων…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Οἴμοι πεπλήγμεθ᾿ αὖθις ὑπὸ τῆς ληκύθου.
DIONYSOS :
Dis-lui un autre prologue, pour que je puisse me rendre compte encore une fois.
EURIPIDE :
« Dionysos, qui, le thyrse à la main, enveloppé de peaux de faon, parmi les feux des torches, bondit sur le Parnasse à la tête d’un chœur… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Malheur ! Nous voilà à nouveau frappés par le lécythe.

C’est la figure de Dionysos, personnage principal de l’intrigue comique, qui est sollicitée ici. Et la perte de la fiole est insérée dans une situation bachique où les objets sont loin d’être absents. Le geste y apparaît peut-être comme moins incongru, mais demeure comique, puisqu’un petit vase ne fait pas à proprement parler partie de la panoplie du parfait bacchant. Le comique naît ici non seulement du décalage entre les deux contextes, mais aussi de la superposition de ces contextes appliquée à la figure même de Dionysos. En effet, si c’est bien le Dionysos tragique évoqué par Euripide qui « perd une fiole », le spectateur a vite fait d’imaginer le Dionysos comique des Grenouilles dans cette situation ridicule. La superposition entre les contextes tragique et comique est donc fort subtile, car c’est un transfuge qui l’incarne. De là l’impression d’une absence de clarté sur la question de savoir si c’est le Dionysos tragique qui se retrouve dans un contexte comique ou l’inverse [35] .

Cette confusion est confirmée par la réaction du Dionysos comique, qui constate le « coup de fiole » de manière toute physique. De surcroît, ce dernier parle à la première personne du pluriel. Or, ce pluriel, qui au premier abord désigne surtout Dionysos et Euripide qui font face à Eschyle, pourrait bien signaler cette confusion. La première personne du pluriel désignerait alors tout à la fois le Dionysos comique et le Dionysos tragique cité par Euripide. Par conséquent, si le jeu comique sur l’inadéquation entre les contextes est présent, cela reste encore implicite [36] .

3.3. Troisième assaut (1215-24) [37]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Ἀλλ᾿ οὐδὲν ἔσται πρᾶγμα· πρὸς γὰρ τουτονὶ
τὸν πρόλογον οὐχ ἕξει προσάψαι λήκυθον.
“Οὐκ ἔστιν ὅστις πάντ᾿ ἀνὴρ εὐδαιμονεῖ ·
ἢ γὰρ πεφυκὼς ἐσθλὸς οὐκ ἔχει βίον,
ἢ δυσγενὴς ὤν…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Εὐριπίδη,
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Τί ἐστιν ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὑψέσθαι μοι δοκεῖ.
Τὸ ληκύθιον γὰρ τοῦτο πνευσεῖται πολύ.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Οὐδ᾿ ἂν μὰ τὴ̀ν Δήμητρα φροντίσαιμί γε.
Νυνὶ γὰρ αὐτοῦ τοῦτο γ᾿ ἐκκεκόψεται.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἴθι δὴ λέγ᾿ ἕτερον κἀπέχου τῆς ληκύθου.
EURIPIDE :
Mais ce n’est rien ; car au prologue que voici il ne pourra pas adapter de fiole : « Il n’y a pas d’homme heureux en toute chose. En effet, l’un, de nature excellente, n’aura pas de quoi vivre, l’autre, malchanceux de naissance,… »
ESCHYLE :
.…perdit une fiole.
DIONYSOS :
Euripide !
EURIPIDE :
Qu’y a-t-il ?
DIONYSOS :
Il me semble qu’il faut carguer les voiles. Car cette fiole va souffler bien fort.
EURIPIDE :
Il n’en est pas question, par Déméter, je ne saurais m’en inquiéter. Car c’est maintenant qu’il va lui sauter des mains.
DIONYSOS :
Alors vas-y, dis-en un autre, et prends garde à la fiole !

Le contraste entre l’action tragique mobilisée et la perte du lécythe est ici saisissant. En effet, au niveau sémantique, on ne se trouve pas dans le contexte d’une action narrative mettant en scène un personnage héroïque ou divin ; il s’agit d’une sentence générale. D’autre part, les vers tragiques sont au présent atemporel, et la perte de la fiole, à l’aoriste, intervient dans la progression narrative d’une action. Par conséquent, le contraste dépasse la simple incongruïté des deux contextes (tragique et comique) dans le cadre d’une action. On ne peut même pas vraiment se représenter le sujet grammatical des vers tragiques dans la situation concrète de « perdre une fiole ». D’ailleurs, c’est le seul prologue cité par Euripide où un verbe principal apparaît avant l’interruption par Eschyle.

Lors de la réaction à ce troisième assaut, une métaphore navale est introduite (ὑψέσθαι, cf. 999). La métaphore est même filée, puisque c’est le lécythe lui-même qui souffle littéralement sur l’adversaire (πνευσεῖται πολύ). Le choix de l’image est ici tout à fait approprié puisqu’on assiste à de véritables rafales. Euripide, quant à lui, entend poursuivre son intention tout aussi métaphorique de détruire le lécythe en le frappant, d’en amputer Eschyle (ἐκκεκόψεται). Et Dionysos d’utiliser une expression défensive similaire à celle que l’on avait déjà rencontrée à propos des vers armés, entendus comme des grêlons : κἀπέχου τῆς ληκύθου (cf. ἀπὸ τῶν χαλαζῶν, 852). Notons encore le verbe προσάψαι (« joindre », « attacher ») dans la bouche d’Euripide, pour décrire l’action opérée par Eschyle sur ses propres vers au moyen du lécythe.

3.4. Quatrième et cinquième assauts (1225-36) [38]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
“Σιδώνιον πότ᾿ ἄστυ Κάδμος ἐκλιπὼν
Ἀγήνορος παῖς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὦ δαιμόνι᾿ ἀνδρῶν, ἀποπρίω τὴν λήκυθον,
ἵνα μὴ διακναίσῃ τοὺς προλόγους ἡμῶν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Τὸ τί ;
Ἐγὼ πρίωμαι τῷδ᾿ ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἐὰν πείθῃ γ᾿ ἐμοί.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Οὐ δῆτ᾿, ἐπεὶ πολλοὺς προλόγους ἕξω λέγειν
ἵν᾿ οὗτος οὐχ ἕξει προσάψαι λήκυθον.
“Πέλοψ ὁ Ταντάλειος εἰς Πῖσαν μολῶν
θοαῖσι ἵπποις…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὁρᾷς, προσῆψεν αὖ τὴν λήκυθον.
ἀλλ᾿, ὦγαθ᾿, ἔτι καὶ νῦν ἀπόδος πάσῃ τέχνῃ·
λήψει γὰρ ὀβολοῦ πάνυ καλὴν τε κἀγαθήν.
EURIPIDE :
« Quittant autrefois la ville de Sidon, Cadmos, fils d’Agénor… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Diantre d’homme, achète la fiole, pour qu’elle ne déchire plus nos prologues.
EURIPIDE :
Quoi ? Moi ? La lui acheter ?
DIONYSOS :
Si tu m’en crois.
EURIPIDE :
Certainement pas, car je pourrai citer de nombreux prologues, où il ne pourra pas attacher de fiole : « Pélops, fils de Tantale, allant à Pise avec ses chevaux rapides… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Tu vois, il a encore une fois attaché la fiole. Voyons, mon cher, paie encore maintenant, par tous les moyens. Pour une obole, tu en auras une excellente en tout point.

L’attention se porte ici plutôt sur la réaction de Dionysos et d’Euripide face à la riposte imperturbable d’Eschyle. Les deux prologues ressemblent au premier. Le contraste est déjà connu, celui d’une action tragique d’envergure désamorcée par la perte d’une fiole. Il s’agit maintenant de retourner la situation. Après la métaphore marine et météorologique, Dionysos introduit une métaphore tentant de déjouer l’aspect proprement agonistique et militaire de l’échange, en dédramatisant ainsi l’action. Dans ce cas, on exploite une autre dimension de l’objet « lécythe » : il ne s’agit plus d’un mot appréhendé comme arme, un objet détourné de son usage premier dans un but militaire métaphorique, mais celui-ci retrouve sa qualité de simple objet quotidien. Cette situation concrète est donc exploitée dans le but de créer un double décalage entre l’objet lécythe et la situation agonistique : on part d’une situation absurde à la base (un objet anodin qui vient s’insérer dans un contexte tragique). Puis, une fois la situation agonistique mise en place, à partir du moment où le spectateur s’est habitué à avoir sous les yeux ― ou plutôt entendre ― un objet qui n’est pas une arme intervenant dans une situation militaire, le retour dans le cadre de l’action comique à la dimension anodine de l’objet crée un effet de redoublement dans l’absurde, notamment par la mention tout à fait concrète et précise de l’obole.

3.5. Sixième assaut (1237-42) [39]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Μὰ τὸν Δί᾿ οὔπω γ᾿· ἔτι γὰρ εἰ̓σι μοι συχνοί.
“Οἰνεύς ποτ᾿ ἐκ γῆς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Ἔασον εἰπεῖν πρῶθ᾿ ὅλον με τὸν στίχον.
“Οἰνεύς ποτ᾿ ἐκ γῆς πολύμετρον λαβὼν στάχυν
θύων ἀπαρχάς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Μεταξὺ θύων ; Καὶ τίς αὔθ᾿ ὑφείλετο ;
EURIPIDE :
Par Zeus, pas encore. Car j’ai encore d’innombrables prologues.
« Un jour, Oenée, sur ses terres… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
EURIPIDE :
Laisse-moi d’abord dire le vers en entier.
« Oenée un jour aux champs, après avoir fait une abondante moisson, sacrifiant en prémices… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
En plein sacrifice ? Et qui la lui subtilisa ?

La réaction au sixième assaut est toute différente des précédentes, dans la mesure où nous n’avons plus ici affaire à une réaction comique au niveau superficiel de la situation agonistique, mais, et c’est la seule fois, précisément au niveau de l’inadéquation sémantique entre les vers tragiques et comiques. Dionysos se place sur le plan de la situation dramatique mobilisée par Euripide, pour expliciter le décalage introduit par la perte de lécythe. Ceci constitue un pas supplémentaire dans l’appréhension comique de l’objet « lécythe ». Si lors des deux derniers assauts on envisageait le lécythe comme tel, c’est-à-dire comme objet anodin, au niveau de l’agôn proprement dit, la réaction de Dionysos fait ici de même au niveau de la fiction tragique par le biais de la subversion. De manière à la fois conséquente et paradoxale, l’action opérée par le lécythe sur les vers tragiques n’est plus envisagée comme un lancer, un mouvement offensif, mais comme une perte, à l’intérieur même de la fiction mobilisée par le prologue. Dionysos se place au niveau de la cohérence fictionnelle et envisage explicitement que la situation tragique se transforme en situation comique. Son exclamation sonne tout à la fois comme la prise au sérieux et la mise en évidence de la confusion des contextes tragique et comique. Ainsi l’absurdité de la situation, mais aussi la subversion comique des vers tragiques, n’est plus laissée à la seule appréciation du spectateur. Elle est maintenant explicitée sur scène. Quant au contraste entre l’action tragique et la perte de la fiole, si l’on envisage la première interruption par Eschyle, on atteint le paroxysme de l’absurde, puisque la cohérence de l’action est nulle dès le départ. Lors de la deuxième interruption, la perte de la fiole intervient de manière tout à fait incongrue lors d’un geste sacrificiel.

3.6. Septième et dernier assaut (1243-47) [40]

ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Ἔασον, ὦ τᾶν· πρὸς τοδὶ γὰρ εἰπάτω.
“Ζεύς, ὡς λέλεκται τῆς ἀληθείας ὕπο”
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἀπολεῖς· ἐρεῖ γὰρ “ληκύθιον ἀπώλεσεν.”
Τὸ ληκύθιον γὰρ τοῦτ᾿ ἐπὶ τοῖς προλόγοισί σου
ὥσπερ τὰ σῦκ᾿ ἐπὶ τοῖσιν ὀφθαλμοῖς ἔφυ.
EURIPIDE :
Laisse tomber, mon ami. Qu’il essaie donc avec celui-ci : « Zeus, ainsi qu’il est dit par la vérité même… »
DIONYSOS :
Tu veux ma mort ! Il va dire : « perdit une fiole ». Car cette fiole adhère à tes prologues comme le fic aux yeux.

Cet ultime assaut est interrompu par Dionysos lui-même. Le dieu ne laisse même pas le temps à Euripide d’entamer le deuxième vers où pourrait venir s’enchâsser « ληκύθιον ἀπώλεσεν » [41] . Dionysos insiste sur l’impossibilité de se sortir de cette situation en utilisant une dernière métaphore qui exprimerait l’adhérence inextricable entre les prologues d’Euripide et la petite phrase d’Eschyle. On sous-entend d’une part que le lécythe s’intègre ne manière organique (ἔφυ) aux prologues du premier, de l’autre la métaphore est suffisamment triviale pour ridiculiser le procédé d’Eschyle.

Par conséquent, dans le cas de la scène du lécythe, les vers d’Euripide tels qu’ils figurent dans l’agôn ne sont considérés véritablement comme des armes que de manière indirecte. C’est la contre-attaque d’Eschyle qui les fait apparaître comme tels. Nous n’avons plus affaire ici à une métaphore militaire qualifiant un mot (ῥῆμα) mais à un trait propre au théâtre d’Euripide, du moins tel que le revendique l’Euripide des Grenouilles – et tel qu’on le trouve aussi chez Aristophane -, utilisé par Eschyle pour la retourner contre lui. Somme toute, la victoire d’Eschyle sur les prologues d’Euripide repose sur l’usage d’une arme typiquement euripidéenne, arme qui apparaît comme telle également dans la mesure où elle produit des effets physiques tant sur Euripide, l’adversaire, que sur Dionysos, à la fois le juge et le complice d’Euripide dans cette scène, de même que protagoniste de l’un des prologues cités.
Pour revenir à l’interprétation phallique du lécythe, il me semble que si cette dernière est plausible, elle n’est pourtant pas aussi centrale que certains ont pu le suggérer. En effet, le propos d’Aristophane est tout autant – sinon davantage – de jouer sur la confusion entre les contextes tragique et comique. L’argument selon lequel le lécythe fait référence à l’emphase propre au style tragique est ici pertinent. Si les héros des prologues d’Euripide perdent leur lécythe, cela signifie bien la perte de leur dimension tragique, et leur transfert dans le registre comique par la même occasion [42] . Enfin, et comme l’a montré S. Goldhill, le procédé de la répétition à l’infini, procédé que l’on retrouve ailleurs chez Aristophane, constitue en soi un moyen paroxystique et typique de la comédie pour explorer les limites du langage à la fois comme système signifiant et comme outil de communication. L’effet recherché par la répétition n’est-il pas de donner l’impression que tous les prologues d’Euripide disent la même chose ? On cherche alors inconsciemment l’élément proprement tragique que la vacuité de l’expression répétée sans relâche a fait disparaître, tout en transposant cette disparition sur les personnages de la fiction tragique mobilisée : la perte de la fiole correspond à la perte de l’élément tragique. [43]

4. Conclusion : la figure du poète tragique dans le prisme des effets comiques

Il convient donc d’insister sur l’aspect ludique et subtil et sur la réversibilité des différents glissements que nous avons pu observer. Nous avons en effet affaire d’une part à la matérialisation de mots et d’autre part à la verbalisation d’un objet, et ce dans un jeu de brouillage constant entre signifié et signifiant. Le procédé mis en œuvre par Aristophane pour intégrer les vers tragiques dans la comédie consiste bien à introduire des métaphores à ces vers en tant que tels, et à exploiter ces métaphores de manière comique en les prenant à la lettre, dans un processus de décodage dans le cadre même du déroulement de l’action comique sur scène. Il y a là une mise en évidence, pour ainsi dire un déploiement de la plurivocité des mots. Si dans la tragédie les métaphores conservent bien souvent un sens énigmatique, il y a dans le cas de la comédie d’Aristophane un regard, un jeu sur le processus même de la métaphore, qui se trouve explicité et exploité jusqu’à l’absurde. Dans le cas des Grenouilles, le jeu porte précisément sur la nature même du comique et du tragique. En effet, il s’agit pour Aristophane, par l’intermédiaire d’un agôn comique entre des auteurs tragiques évoluant dans la pièce comme des personnages comiques, de désamorcer les vers tragiques. Finalement nous assistons bien à la mise en scène de signifiés tragiques comme signifiants comiques. Ainsi, par le truchement d’effets parodiques, en plaçant les vers tragiques dans des situations comiques, Aristophane semble mettre en cause, ou en tout cas brouiller, non seulement les différents registres de langage, mais finalement les notions mêmes de tragédie et de comédie. Les vers tragiques ne finissent-ils pas par devenir une des substances du comique de la pièce ?
De manière parallèle à ce que nous avons pu observer ici, il convient de se demander dans quelle mesure Aristophane ne joue pas aussi sur le tragique à l’intérieur du comique d’une autre façon. En effet, les héros comiques aristophaniens ne se trouvent-ils pas fréquemment dans des situations tragiques parodiées [44] ? Combien de fois les héros d’Aristophane ne s’exclament-ils pas « je suis perdu » (ἀπόλλυμαι) ? Ce phénomène est valable pour tout le théâtre d’Aristophane, mais il prendrait une dimension tout à fait particulière dans le cadre de l’agôn des Grenouilles où ce sont bien des poètes tragiques qui endossent des rôles comiques. L’expression « ληκύθιον ἀπώλεσεν » aurait alors une signification plus subtile que celle que nous avons relevée précédemment. Il s’agirait en effet d’une mise en abîme de la situation comique dans un vers tragique. Le fait de « perdre une fiole » serait alors une parodie implicite de la situation tragique, présente à la base dans le théâtre d’Aristophane, et utilisée comme auto-référence comique de ce dernier à lui-même, dans un contexte de dérision du théâtre tragique. Il convient de rester néanmoins ici prudent, car le prisme de la caricature chez Aristophane constitue un frein à la définition précise des niveaux de sens, qui reste souvent poreuse [45] .
Enfin, si l’on songe au programme de la pièce, c’est-à-dire au désir exprimé par Dionysos de trouver un poète « généreux », capable de produire des mots « féconds », de manière « risquée », on peut se demander si le poète que Dionysos recherche ne pourrait pas être finalement Aristophane lui-même, un poète capable justement d’entremêler, de brouiller les différents niveaux de discours, de transformer des vers tragiques en armes comiques.
Frank Müller
Université de Lausanne

Ouvrages cités

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Froma I. Zeitlin, Under the Sign of the Shield: Semiotics and Aeschylus’ Seven against Thebes, Roma, Ateneo, 1982

Annexe : Aristophane, Grenouilles 814-29

Ἦ που δεινὸν ἐριβρεμέτας χόλον ἔνδοθεν ἕξει,
ἡνίκ᾿ ἂν ὀξύλαλόν περ ἴδῃ θήγοντος ὀδόντα
ἀντιτέχνου· τότε δὴ μανίας ὑπὸ δεινῆς
ὄμματα στροβήσεται.
Ἔσται δ᾿ ἵππολόφων τε λόγων κορυθαίολα νείκη
σχινδάλαμοι τε παραξονίων [46] σμιλεύματα τ᾿ ἐργῶν
φωτὸς ἀμυνομένου φρενοτέκτονος ἀνδρὸς
ῥήμαθ᾿ ἱπποβάμονα.
Φρίξας δ᾿ αὐτοκόμου λοφιᾶς λασιαύχενα χαίταν,
δεινὸν ἐπισκύνιον ξυνάγων, βρυχώμενος ἥσει
ῥήματα γομφοπαγῆ, πινακηδὸν ἀποσπῶν
γηγενεῖ φυσήματι
Ἔνθεν δὴ στοματουργός, ἐπῶν βασανίστρια, λίσπη
γλῶσσ᾿, ἀνελισσομένη φθονεροὺς κινοῦσα χαλινοὺς,
ῥήματα δαιονένη καταλεπτολογήσει
πλευμόνων πολὺν πόνον.
Sans doute le poète à la voix grondante sentira en lui une violente colère,
lorsqu’il verra son rival aiguisant ses dents volubiles ;
alors pris d’une violente fureur
il fera rouler ses yeux !
Et il y aura des querelles de discours empanachés agitant la crinière de leur casque
des éclats de clavettes et des entailles d’ouvrages
quand le mortel se défendra contre les mots galopant
de l’architecte de l’esprit.
Hérissant l’épaisse crinière de son échine velue
et fronçant un terrible sourcil, en rugissant il lancera
des mots chevillés, en les extirpant comme des planches de bois
dans un grondement de géant.
Ensuite, ouvrière de la bouche, éprouvant les vers,
une langue aiguisée, se déroulant, brandissant le mords de l’envie,
disséquant les mots, pulvérisera par ses raffinements
ce qui aux poumons coûta un si grand effort.

Footnotes

[ back ] 1. La traduction est tirée d’Aristophane, Les Acharniens, Les Cavaliers, Les Nuées, éd. V. Coulon, trad. Hilaire Van Daele, Paris, Les Belles Lettres, 1952.
[ back ] 2. Cf. Aristophane, Acharniens 178-202, 208, 216. Je choisis cet exemple, car nous aurons également affaire à un vase dans les Grenouilles, mais dans un contexte fort différent (cf. § 3). Sur cet aspect, voir également M. Trédé, « À propos du “réalisme” d’Aristophane », p. 85-87, P. Thiercy, Aristophane, fiction et dramaturgie, p. 93-119 (104-5 sur σπονδαί), qui parle d’« images dramatisées », ainsi que, ce le présent volume, la contribution de Maria Vamvouri-Ruffy, que je tiens à remercier pour son aide précieuse et indispensable aux réflexions présentes. Mes remerciements s’adressent également à Olivier Thévenaz, qui a bien voulu me faire part de ses conseils.
[ back ] 3. Sur les antécédents de l’agôn entre poètes aux Enfers dans la comédie, cf. K. J. Dover, « The Language of Criticism », p. 2-4, M. Cavalli, « Le Rane di Aristofane », p. 90-91, qui relève l’allusion au Certamen Homeri et Hesiodi.
[ back ] 4. Sur la porosité entre genre tragique et comique (notamment entre Euripide et Aristophane), voir O. Taplin, « Fifth-Century Tragedy and Comedy : A Syncrisis », et, ici même, la contribution de Maria Vamvouri-Ruffy, ainsi que les références bibliographiques qu’elle mentionne (n. 2).
[ back ] 5. Le cas échéant, j’ai modifié les traductions proposées par H. Van Daele : Aristophane, Les Thesmophories, Les Grenouilles, éd. V. Coulon, Paris, Les Belles Lettres, 1952.
[ back ] 6. Ce procédé comique n’est pas unique chez Aristophane. On le retrouve dans les Femmes aux Thesmophories (148-70), ainsi que dans les Acharniens, où non seulement Euripide est présenté comme faiseur de mendiants lui-même déguisé en mendiant, mais où Dicéopolis vient supplier Euripide de lui fournir les costumes et les accessoires du personnage de Télèphe, dans le but d’acquérir la crédibilité du personnage, par le simple geste d’en revêtir le déguisement (412-65) ; cf. S. Goldhill, The Poet’s Voice, p. 192-93. Voir aussi la contribution de Pierre Voelke ici même.
[ back ] 7. Pour ce passage, voir le texte grec et la traduction donnés en annexe.
[ back ] 8. Eschyle est doté ici d’un trait métaphorique plus technique que guerrier, qui pourrait aisément s’appliquer à la figure d’Euripide (voir plus loin). Cela montre que la répartition des domaines métaphoriques est poreuse.
[ back ] 9. Dans les Nuées (32), le verbe ἐξαλκίνδω désigne l’action de faire se rouler un cheval dans la poussière.
[ back ] 10. Sur ce passage (et λίσπος) en particulier, voir K. J. Dover, Aristophanes. Frogs, ad v. 826, qui fait la liste des parallèles.
[ back ] 11. Sur la métaphore du pivot pour décrire la langue dès Homère, voir R. D. Griffith, « A Homeric Metaphor Cluster ».
[ back ] 12. Cf. G. W. Dickerson, « Aristophanes’ Ranae », p. 179, qui délimite également le champ métaphorique d’Eschyle (langage guerrier frontal, faisant référence à Homère) et d’Euripide (organe buccal, stratagèmes verbaux). Cette dichotomie est parfois rompue. Outre l’exemple cité plus haut, voir les vers 824-25, où Eschyle intervient dans le domaine métaphorique propre à Euripide, et 875-84, où l’agôn est envisagé de manière globale.
[ back ] 13. Ces deux dernières expressions sont peu aisées à traduire, tant les termes36 redondants relatifs à la chevelure sont nombreux : αὐτόκομος (« naturellement velu »), λοφιά (« cou garni d’une crinière », « crinière »), λάσιος (« à la toison abondante, velu, touffu »), χαίτη (« cheveux flottants, chevelure épaisse, crinière d’un casque »). Certains de ces termes désignent des qualités à la frontière entre l’humain et l’animal ou sont également utilisés dans un contexte guerrier : ainsi φρίξας εὖ λοφιήν désigne un porc « secouant sa crinière » dans l’Odyssée (19, 446) ; λάσιος désigne le pelage d’une bête sauvage dans le Philoctète de Sophocle (184), la crinière des chevaux chez Xénophon (De l’équitation 2, 4) ; αὐχήν désigne à la fois le cou des hommes et celui des ahnimaux ; χαίτη décrit la chevelure (Iliade 23, 141), mais aussi la crinière (Iliade 6, 509) et, plus tard, la crinière d’un casque (Plutarque, Alexandre 16). L’expression ἱππολόφων τε λόγων κορυθαίολα νείκη est comparable : on y retrouve entremêlées les idées de crinière et de casque, associées aux notions abstraites de discours et de querelle (cf. ἱππόλοφος, 818).
[ back ] 14. Cf. Eschyle, Suppliantes 284 : ἱπποβάμοσιν (« qui s’avance rapide comme un cheval », en parlant de chameaux).
[ back ] 16. Sur le vers 819 et le problème de texte qu’il présente, voir, K. J. Dover, Aristophanes. Frogs, ad. v. 819, ainsi que E. K. Borthwick, « Aeschylus vs Euripides », p. 623-24, qui suggère de manière séduisante de remplacer ἐργῶν par γέρρων (« bouclier perse »), ce qui ferait de ce vers la description de mots plutôt eschyléens.
[ back ] 17. Il est inutile de revenir sur les expressions des vers 824-25 et 906, où les métaphores mobilisées dans la description terrifiante du personnage d’Eschyle insistent sur l’aspect matériel des mots qu’il crée et laissent apparaître cette création poétique comme la production sinon d’armes, en tout cas d’objets peu civilisés (voir infra § 2). L’interprétation du scholiaste est divergente sur ce point : selon ce dernier, ῥήματα ferait référence au style élevé d’Eschyle et παραπρίσματα au style plein de rouages d’Euripide ; cf. M. Cavalli, « Le Rane di Aristofane », p. 96 (et n. 24), 99, qui propose une autre interprétation en référence aux différents types de défis que se lancent les protagonistes du Certamen Homeri et Hesiodi.
[ back ] 18. On ne peut s’empêcher de penser à la description des emblèmes sur les boucliers dans les Sept contre Thèbes d’Eschyle, où les scènes représentées font littéralement parler les boucliers et établissent un lien entre les objets et la position qu’occupent les guerriers autour de Thèbes. Il y a ici une parenté frappante entre le glissement entre signifié et signifiant chez Aristophane, et les scènes qui prennent vie sur les boucliers « parlants » dans les Sept. Il convient d’insister sur le fait que la description de la scène, toute vivante qu’elle est, insiste sur son caractère représenté (matériau utilisé, mention d’une inscription « parlante ») ; en outre, ces représentations figurent toujours un aspect belliqueux ou monstrueux auquel font écho les vers d’Eschyle dans la pièce d’Aristophane. Voir Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 387-94 et 400-06 (la nuit), 432-34 (un soldat une torche à la main), 456-69 (un soldat gravissant le mur ennemi), 492-98 (un Typhée monstrueux), 512-14 (Zeus avec des traits en feu dans sa main), 539-44 (la Sphinge maintenant à terre un Cadméen), 642-48 (un guerrier guidé par la Justice). Pour une étude sémiotique des Sept contre Thèbes, voir l’étude désormais classique de F. I. Zeitlin, Under the Sign of the Shield.
[ back ] 19. Plus loin, Euripide reproche aussi à Eschyle d’avoir représenté des « boucs-cerfs tels qu’on les voit figurés sur les tentures Perses » (τραγελάφους, ἅπερ σύ, ἃν τοῖσι παραπετάσμασιν τοῖς Μηδικοῖς γράφουσιν, 937-8), où l’on retrouve l’animal invraisemblable et le support permettant de représenter quelque chose d’imaginaire.
[ back ] 20. Dans la partie didactique de l’agôn, il semble logique que l’ensemble de l’argumentation se situe au niveau du représenté. À ce sujet, voir, dans le présent volume, les remarques de David Bouvier, qui interroge le poiein comme un « créer » en écartant la notion de représentation.
[ back ] 21. On retrouve les vers minuscules dans les Acharniens, où Euripide est présenté comme recueillant des « versiculets » (ἐπύλλια, 398) et où Dicéopolis, ayant à peine revêtu les haillons de Télèphe, commence à se remplir de « petites phrases » (ῥηματίων, 447). Sur ce point, cf. C. W. MacLeod, « Euripides’ Rags », p. 221-22, pour qui les haillons de Télèphe se substituent à une copie de la pièce.
[ back ] 22. On peut voir peut-être ici une allusion à Sinis, ce brigand tué par Thésée, que l’on surnommait « courbeur de pins », parce qu’il avait coutume de plier des pins entre lesquels il attachait un homme ; puis il libérait les arbres, qui se redressaient violemment et déchiraient ainsi le malheureux ; cf. Plutarque, Vie de Thésée 8, 2, Apollodore, 3, 16, 2, Pausanias, 2, 1, 4.
[ back ] 23. Voir à ce sujet la théorie sémantique développée dans le Cratyle de Platon (notamment 387c5-d9, 390d9e4, 391e4-392a2).
[ back ] 24. P. Thiercy, Aristophane. Fiction et dramaturgie, p. 95-119 ; S. Goldhill, The Poet’s Voice, p. 217.
[ back ] 25. Le Télèphe, pièce pour nous fragmentaire, constitue l’une des principales sources de parodie du personnage d’Euripide et de son théâtre par Aristophane ; voir en effet Aristophane, Acharniens 407-79 et passim, Femmes aux Thesmophories 689 ss. ; sur ce point, voir la contribution de Pierre Voelke dans le présent volume, ainsi que G. W. Dickerson, « Aristophanes’ Ranae », p. 179, n. 7, qui donne des parallèles dans l’Iliade pour le mot κρόταφος, comme cible privilégiée des guerriers pour faire sortir des morceaux de cervelle du crâne (ἐγκέφαλος).
[ back ] 26. Sans oublier la double signification de τὰ μέλη (« les membres » et « les chants »), la possible allusion aux organes génitaux masculins avec τἄπη (cf. τὰ πέη) et les titres cités ensuite, qui correspondent tous à des noms de héros masculins, interprétation proposée par G. W. Dickerson, « Aristophanes’ Ranae », p. 180-83 ; cf. K. J. Dover, Aristophanes. Frogs, ad v. 862.
[ back ] 27. Sur les métaphores dramatisées, voir dans ce volume la contribution de Maria Vamvouri-Ruffy, qui montre bien le mécanisme du glissement entre littéralité et matérialité, ainsi que le fonctionnement du « régime métaphorique allégé » dont parle F. Rastier, Arts et sciences du texte, p. 162.
[ back ] 32. Le prologue cité est controversé : il s’agirait du prologue de l’Archelaos, une pièce perdue d’Euripide (cf. fr. 846 Nauck2). Mais Aristarque nie que ces vers aient pu figurer dans le corpus euripidéen. Il s’agirait alors soit d’une autre version en circulation à l’époque ou d’une modification due à Aristophane lui-même. Cf. K. J. Dover, Aristophanes. Frogs, ad v. 1206-09.
[ back ] 33. Il pourrait aussi s’agir d’Eschyle (on aurait alors « Gare à lui ! »). Je choisis la solution, plus drôle, d’une adresse directe à la fiole, ce qui permet de conserver un seul sujet pour les deux verbes du vers ; cf. K. J. Dover, Aristophanes. Frogs, et A. H. Sommerstein, The Comedies of Aristophanes, ad v. 1209.
[ back ] 34. Le prologue cité ici est celui de l’Hypsipyle, une pièce également perdue d’Euripide (cf. fr. 752 Nauck2).
[ back ] 35. On pourrait aller jusqu’à parler ici d’un Dionysos plus « fictif » (le Dionysos tragique cité par Euripide) que l’autre (le Dionysos comique d’Aristophane). Cela dit, il convient peut-être d’ajouter ici une réserve au sujet de la confusion entre les niveaux tragique et comique, si l’on songe que le théâtre euripidéen que nous décrit Aristophane dans les Grenouilles comporte de manière flagrante des traits comiques, que l’on retrouve chez Aristophane lui-même. Sur ce point, voir dans ce volume les contributions de Maria Vamvouri-Ruffy et de Pierre Voelke.
[ back ] 36. Par ailleurs, comme le remarquent Dover et Sommerstein dans leurs commentaires respectifs, l’expression οἴμοι πεπλήγμεθ᾿ αὖθις constitue une allusion aux vers 1343 et 1345 de l’Agamemnon d’Eschyle (ὤμοι πέπληγμαι καιρίαν πληγὴν ἔσω, 1343 ; ὤμοι μάλ᾿ αὖθις…, 1345), et c’est tout le contexte tragique de la mort de Cassandre devinée par Agamemnon qui serait évoqué ici dans un jeu parodique d’un autre ordre. Voir aussi S. Goldhill, The Poet’s Voice, p. 216-17.
[ back ] 37. Il s’agit du prologue de la Sthénébée (Euripide fr. 661 Nauck2).
[ back ] 38. Ce sont les prologues du Phrixos (Euripide fr. 819 Nauck2) et de l’Iphigénie en Tauride.
[ back ] 39. Il s’agit du prologue du Méléagre (Euripide fr. 516 Nauck2).
[ back ] 40. Prologue de Mélanippè la Philosophe (Euripide fr. 481 Nauck2).
[ back ] 41. D’après les vers que nous possédons de cette pièce d’Euripide, le deuxième vers ne permettait pas d’intégrer cette fin de vers, cf. A. H. Sommerstein, The Comedies of Aristophanes, ad v. 1244.
[ back ] 42. Voir à ce sujet D. Sider, « Ληκύθιον ἀπώλεσεν : Aristophanes’ Limp Joke ? », p. 360-61, qui combine judicieusement cette interprétation avec celle de la connotation sexuelle.
[ back ] 43. Je paraphrase ici S. Goldhill, The Poet’s Voice, p. 216. Pour les autres exemples de répétition, voir Aristophane, Femmes aux Thesmophories 1070-97, où Euripide, jouant le rôle d’Echo, répète systématiquement les dernières expression du Parent (notons par ailleurs le vers 1073 : ἀπολεῖς μ᾿, ὦ γραῦ, στωμυλλομένη, « tu m’assommes, vieille avec ton babil »), Oiseaux 974-91, où le Diseur d’oracle répète trois fois puis Pisthétairos deux fois l’expression (« tiens prend le livre ! »), ponctuant la lecture d’un oracle, et dans les Grenouilles, deux scènes qui se suivent, l’une comportant la répétition des cailloux-labeurs (ἰὴ κόπον οὐ πελάθεις ἐπ᾿, ἀρωγάν;, « labeur, hélas ! Que ne viens-tu à l’aide ? », 1265-77), l’autre l’expression parodiant les refrains des nômes citharodiques d’Eschyle (τοφλαττοθρατ, 1285-95).
[ back ] 28. Voir (dans l’ordre chronologique) C. P. Bill, « Lecythizing », J. H. Quincey, « The Metaphorical Sense of ΛΗΚΥΘΟΣ and AMPULLA », Z. P. Ambrose, « The Lekythion and the Anagram of Frogs 1203 », J. Taillardat, Les images d’Aristophane, p. 297-98, J. Henderson, « The Lekythos and Frogs 1200-1248 », C. H. Whitman, « ΛΗΚΥΘΙΟΝ ΑΠΩΛΕΣΕΝ », J. Penella, « ΚΩΙΔΑΡΙΟΝ in Aristophanes’ Frogs » et « ΚΩΙΔΑΡΙΟΝ : A Comment », J. Henderson, « ΚΩΙΔΑΡΙΟΝ : A Reply », J. G. Griffith, « ΛΗΚΥΘΙΟΝ ΑΠΩΛΕΣΕΝ : A Postscript », G. W. Dickerson, « Aristophanes’ Ranae », n. 27, B. Snell, « Lekythion », R. Guido & A. Filippo, « ΛΗΚΥΘΙΟΝ ΑΠΩΛΕΣΕΝ », G. Anderson, « ΛΗΚΥΘΙΟΝ and ΑΥΤΟΛΗΚΥΘΟΣ », W. Beck, « ΛΗΚΥΘΙΟΝ ΑΠΩΛΕΣΕΝ », M. Robertson, « ΛΗΚΥΘΙΟΝ and ΑΥΤΟΛΗΚΥΘΟΣ », D. Bain, « ΛΗΚΥΘΙΟΝ ΑΠΩΛΕΣΕΝ : Some Reservations », M. Cavalli, « Le Rane di Aristofane », p. 100-101 (avec la note 29). Ces articles constituent par leur ton souvent polémique un véritable agôn philologique ! Pour un bon résumé des principales positions, voir A. H. Sommerstein, The Comedies of Aristophanes, p. 263-65, ainsi que la mise au point de D. Sider, « Ληκύθιον ἀπώλεσε : Aristophanes’ Limp Phallic Joke ? ».
[ back ] 29. S’il est vrai que, au sens strict et du point de vue métrique, ce n’est pas un seul mot-objet qui est lancé par Eschyle, mais bien une expression verbale, l’intention d’Eschyle et bien d’utiliser un objet et c’est cet objet auquel font référence Dionysos et Euripide dans leurs réactions. Pour une argumentation centrée sur le contexte métrique, voir Martin Steinrück dans ce volume, dont il convient de confronter les remarques aux arguments présentés ici même. Sur la question de savoir si le lécythe était figuré sur scène sous la forme d’un accessoire, voir la note 27 de la contribution de Maria Vamvouri-Ruffy dans ce volume.
[ back ] 30. Pour ce qui concerne l’interprétation phallique du lécythe, voir C. H. Whitman, « ΛΗΚΥΘΙΟΝ ΑΠΩΛΕΣΕΝ », J. Penella, « ΚΩΙΔΑΡΙΟΝ in Aristophanes’ Frogs », B. Snell, « Lekythion », G. Anderson, « ΛΗΚΥΘΙΟΝ and ΑΥΤΟΛΗΚΥΘΟΣ » et D. Sider, « Ληκύθιον ἀπώλεσεν : Aristophanes’ Limp Phallic Joke ? ». Cette interprétation semble défendable pour une autre raison. Outre l’allusion aux différentes parties des organes génitaux masculins suggérée par les trois termes en question, le fait que les personnages perdant une fiole perdraient par la même occasion leur virilité constitue une dimension comique supplémentaire. Ce sont d’ailleurs tous des héros masculins.
[ back ] 31. Les exemples sont évidemment nombreux dans le théâtre d’Aristophane (voir l’exemple cité au début de cette même contribution). Citons encore dans les Grenouilles la scène où Dionysos fait le compte des répétitions eschyléennes parodiées par Euripide au moyen de cailloux (ψήφων). Aristophane y introduit une correspondance entre le vers qu’Euripide insère lui-même dans ses parodies de chants d’Eschyle, une partie de son contenu (le labeur, la peine, κόπος) et les cailloux que Dionysos amasse, comme si les labeurs des vers se matérialisaient dans les cailloux de l’intrigue comique. À la fin de l’échange, Dionysos croule ainsi sous le poids des cailloux-labeurs. Sur un mode un peu différent, le jeu sur les chemins géographique et « métaphorique » (c’est-à-dire les moyens de se suicider) vers les Enfers mériterait d’être analysé dans le même sens (116-35). Sur la présence d’éléments anodins chez Aristophane, mais aussi chez Euripide, cf. M. Trédé, « À propos du “réalisme” d’Aristophane », ainsi que les réflexions de Maria Vamvouri-Ruffy dans le présent volume.
[ back ] 32. Le prologue cité est controversé : il s’agirait du prologue de l’Archelaos, une pièce perdue d’Euripide (cf. fr. 846 Nauck2). Mais Aristarque nie que ces vers aient pu figurer dans le corpus euripidéen. Il s’agirait alors soit d’une autre version en circulation à l’époque ou d’une modification due à Aristophane lui-même. Cf. K. J. Dover, Aristophanes. Frogs, ad v. 1206-09.
[ back ] 33. Il pourrait aussi s’agir d’Eschyle (on aurait alors « Gare à lui ! »). Je choisis la solution, plus drôle, d’une adresse directe à la fiole, ce qui permet de conserver un seul sujet pour les deux verbes du vers ; cf. K. J. Dover, Aristophanes. Frogs, et A. H. Sommerstein, The Comedies of Aristophanes, ad v. 1209.
[ back ] 34. Le prologue cité ici est celui de l’Hypsipyle, une pièce également perdue d’Euripide (cf. fr. 752 Nauck2).
[ back ] 35. On pourrait aller jusqu’à parler ici d’un Dionysos plus « fictif » (le Dionysos tragique cité par Euripide) que l’autre (le Dionysos comique d’Aristophane). Cela dit, il convient peut-être d’ajouter ici une réserve au sujet de la confusion entre les niveaux tragique et comique, si l’on songe que le théâtre euripidéen que nous décrit Aristophane dans les Grenouilles comporte de manière flagrante des traits comiques, que l’on retrouve chez Aristophane lui-même. Sur ce point, voir dans ce volume les contributions de Maria Vamvouri-Ruffy et de Pierre Voelke.
[ back ] 36. Par ailleurs, comme le remarquent Dover et Sommerstein dans leurs commentaires respectifs, l’expression οἴμοι πεπλήγμεθ᾿ αὖθις constitue une allusion aux vers 1343 et 1345 de l’Agamemnon d’Eschyle (ὤμοι πέπληγμαι καιρίαν πληγὴν ἔσω, 1343 ; ὤμοι μάλ᾿ αὖθις…, 1345), et c’est tout le contexte tragique de la mort de Cassandre devinée par Agamemnon qui serait évoqué ici dans un jeu parodique d’un autre ordre. Voir aussi S. Goldhill, The Poet’s Voice, p. 216-17.
[ back ] 37. Il s’agit du prologue de la Sthénébée (Euripide fr. 661 Nauck2).
[ back ] 38. Ce sont les prologues du Phrixos (Euripide fr. 819 Nauck2) et de l’Iphigénie en Tauride.
[ back ] 39. Il s’agit du prologue du Méléagre (Euripide fr. 516 Nauck2).
[ back ] 40. Prologue de Mélanippè la Philosophe (Euripide fr. 481 Nauck2).
[ back ] 41. D’après les vers que nous possédons de cette pièce d’Euripide, le deuxième vers ne permettait pas d’intégrer cette fin de vers, cf. A. H. Sommerstein, The Comedies of Aristophanes, ad v. 1244.
[ back ] 42. Voir à ce sujet D. Sider, « Ληκύθιον ἀπώλεσεν : Aristophanes’ Limp Joke ? », p. 360-61, qui combine judicieusement cette interprétation avec celle de la connotation sexuelle.
[ back ] 43. Je paraphrase ici S. Goldhill, The Poet’s Voice, p. 216. Pour les autres exemples de répétition, voir Aristophane, Femmes aux Thesmophories 1070-97, où Euripide, jouant le rôle d’Echo, répète systématiquement les dernières expression du Parent (notons par ailleurs le vers 1073 : ἀπολεῖς μ᾿, ὦ γραῦ, στωμυλλομένη, « tu m’assommes, vieille avec ton babil »), Oiseaux 974-91, où le Diseur d’oracle répète trois fois puis Pisthétairos deux fois l’expression (« tiens prend le livre ! »), ponctuant la lecture d’un oracle, et dans les Grenouilles, deux scènes qui se suivent, l’une comportant la répétition des cailloux-labeurs (ἰὴ κόπον οὐ πελάθεις ἐπ᾿, ἀρωγάν;, « labeur, hélas ! Que ne viens-tu à l’aide ? », 1265-77), l’autre l’expression parodiant les refrains des nômes citharodiques d’Eschyle (τοφλαττοθρατ, 1285-95).
[ back ] 44. De manière parallèle, lorsque Dionysos demande à Héraclès le chemin le plus court, mais aussi le plus tempéré pour arriver aux Enfers, et lorsqu’Héraclès le prend au mot et lui donne trois itinéraires « naturels », c’est-à-dire trois moyens de se suicider, Aristophane utilise un moyen hautement tragique de mourir comme solution comique à la question de Dionysos (116-35 ; cf. note 35).
[ back ] 45. En témoignent les jeux d’appropriation et de dépossession décrits dans ce même volume par Pierre Voelke.
[ back ] 46. Le manuscrit a σκανδαλάμων τε παραξόνια. J’adopte la suggestion de Dover qui offre un sens plus compréhensible : « des éclats de clavettes », qui évoque les courses de chars et les accidents qui pouvaient s’y produire : cf. K. J. Dover, Aristo phanes. Frogs, ad v. 819 et E. K. Borthwick, « Aeschylus vs. Euripides », p. 623.