Comment déjouer la tragédie ?
marques tragiques et travestissements comiques dans l’Amphitryon de Plaute et les Acharniens d’Aristophane
1. Le prologue de l’Amphitryon de Plaute
post argumentum huius eloquar tragoediae.
quid ? contraxistis frontem quia tragoediam
dixi futuram hanc ? deu’ sum, commutauero.
eandem hanc, si uoltis, faciam iam ex tragoedia
comoedia ut sit omnibus isdem uorsibus.
utrum sit an non uoltis ? sed ego stultior,
quasi nesciam uos uelle, qui diuos siem.
teneo quid animi uostri super hac re siet :
faciam ut commixta sit ; sit tragicomoedia ;
nam me perpetuo facere ut sit comoedia,
reges quo ueniant et di, non par arbitror.
quid igitur ? quoniam hic seruos quoque partes habet,
faciam sit, proinde ut dixi, tragicomoedia.
Déclenchée par les froncements de sourcils que Mercure projette comme la réaction des spectateurs au mot « tragédie », cette discussion générique aux apparences spontanées est toutefois soigneusement préparée dans les premiers vers du prologue [6] . Ce n’est pas un hasard si Mercure, en demandant aux spectateurs de faire silence et de se montrer des arbitres équitables et justes, commençait par utiliser le terme neutre de « pièce » (15 : fabulae) : il fallait ménager les attentes du public, venu assister à une comédie. Et juste avant le passage programmatique qui nous intéresse ici, le dieu médiateur prépare le terrain en introduisant une comparaison avec les tragédies : il va de soi que les spectateurs doivent conformer leur volonté à celle de Jupiter et de son fils interprète, et il n’est pas nécessaire pour cela de rappeler leurs bienfaits envers eux, comme le font tant de dieux tragiques (39-45). Par la forme de la prétérition, il s’agit déjà bien de situer la pièce dans un entre-deux, de jouer sur la limite entre tragédie et comédie. Quant à la volonté divine que veut imposer Jupiter par la voix de Mercure, elle est d’ordre métathéâtral : elle consiste à faire accepter aux spectateurs un curieux hybride tragi-comique, produit de la discussion qui suit à propos du genre.
2. Le cadre métadramatique des Acharniens d’Aristophane
εἰ πτωχὸς ὢν ἔπειτ’ ἐν Ἀθηναίοις λέγειν
μέλλω περὶ τῆς πόλεως, τρυγῳδίαν ποῶν·
τὸ γὰρ δίκαιον οἶδε καὶ τρυγῳδία.
Ἐγὼ δὲ λέξω δεινὰ μέν, δίκαια δέ.
Les deux vers initiaux de cette tirade sont aussi adaptés du Télèphe d’Euripide, et les scholies nous en donnent l’original (fr. 703 Nauck2). Or, les quelques éléments qui diffèrent sont significatifs. Au second de ces deux vers, alors que chez Euripide le mendiant Télèphe se risquait à parler au milieu des nobles (ἐν ἐσθλοῖσιν), le héros d’Aristophane s’apprête à le faire au milieu des Athéniens (ἐν Ἀθηναίοις). Passer de la tragédie à la comédie implique donc que l’interlocuteur du mendiant déguisé change, et en particulier change de statut social : des nobles chefs grecs, on passe au peuple d’Athènes entier. Mais ce n’est pas tout : on change surtout de niveau d’énonciation. En effet, si les nobles auxquels Télèphe s’adresse sont des acteurs du drame, le discours de Dicéopolis ne vise pas seulement le chœur de vieillards du dème d’Acharnes qu’il a aux trousses, mais au-delà l’ensemble des Athéniens réunis au théâtre. Et cela est confirmé par l’autre différence principale. Au premier des deux vers, si dans le contexte tragique original l’apostrophe était dirigée à « messieurs les haut placés parmi les Grecs » (ἄνδρες Ἑλλήνων ἄκροι), dans le contexte comique nouveau, elle prend à parti « messieurs les spectateurs » (ἄνδρες οἱ θεώμενοι). De même que l’action du protagoniste crée l’espace dans lequel il évolue, sa citation tragique lui donne donc une voix métadramatique qui lui permet de s’adresser aux spectateurs.
3. Marques tragiques et travestissements comiques
nunc si patera pateram peperit, omnes congeminauimus.
Mais le coffret, quoique cacheté, sera miraculeusement vide. Ces vers tout en répétitions donnent à cette coupe une valeur symbolique : tout est dédoublé, mais la pièce reste unique ; et il se pourrait bien que ces dédoublements soient liés aux dimensions comique et tragique du drame [13] .
εἶναι μὲν ὅσπερ εἰμί, φαίνεσθαι δὲ μή·
τοὺς μὲν θεατάς εἰδέναι μ’ὅς εἰμ’ ἐγώ,
τοὺς δὲ χορευτὰς ἠλιθίους παρεστάναι,
ὅπως ἂν αὐτοὺς ῥηματίοις σκιμαλίσω.
Les deux premiers vers de ce passage, nous apprennent les scholies, sont repris eux aussi du Télèphe d’Euripide : dans un monologue (le prologue ?) adressé implicitement au public du théâtre, le héros annonçait qu’il allait jouer un rôle face à ses interlocuteurs de la fiction tragique. Par sa citation, le héros comique relève précisément ce jeu de rôle, apparente rupture de l’illusion dramatique, qu’il explicite ensuite dans le cadre de la comédie : les spectateurs peuvent connaître sa véritable identité, mais son auditoire interne — les choreutes, qu’il a pourtant préalablement informés de son déguisement — est censé l’ignorer et se laisser tromper [18] . Il y a cependant une différence importante entre les contextes tragique et comique. La tragédie d’Euripide en particulier maintient de manière générale l’illusion dramatique : le monde mis sous les yeux des spectateurs est relativement fermé, et la remarque de Télèphe est probablement un indice du fait que la pièce délimite clairement deux niveaux d’énonciation, l’un interne, entre les acteurs et dans l’espace-temps de l’intrigue, l’autre externe, face aux spectateurs dans le hic et nunc du théâtre. La comédie d’Aristophane, à l’inverse, est par essence non-illusoire : le protagoniste interagit avec le public du théâtre et l’implique dans la construction de l’action comique, sans qu’il y ait de frontière énonciative, temporelle ou spatiale entre la scène et les gradins.
quod ego huc processi sic cum seruili schema :
ueteram atque antiquam rem nouam ad uos proferam,
propterea ornatus in nouom incessi modum .
Comme dans les Acharniens d’Aristophane, le public est averti du déguisement, et donc extérieur à l’illusion créée par le costume des dieux : Mercure signale même les indices les distinguant de Sosie et d’Amphitryon, un plumet sous le chapeau de Mercure et une torsade sous celui de Jupiter, que seuls les spectateurs pourront voir (142-45). Ainsi, les victimes de l’illusion seront les acteurs humains du drame. J’ai déjà évoqué, avant le dénouement du drame, le désespoir d’Amphitryon, privé de son identité (et cocufié) par Jupiter. Quant à Alcmène, que son vrai mari accuse d’adultère et à qui le faux Amphitryon dit qu’elle aurait tort de prendre au sérieux cette mise à l’épreuve « pour rire » (917 : ridiculi causa), elle « sai[t] pourtant combien [s]on cœur en a souffert » (922 : ego illum scio quam doluerit cordi meo). Si ces deux personnages royaux sont mis dans une situation tragique par le jeu comique de Jupiter, l’esclave Sosie, mystifié et rossé par Mercure dès la première scène, reste un personnage de comédie [21] . Or, d’un point de vue métathéâtral, l’action de Mercure est ici particulièrement intéressante. Par son déguisement, il usurpe à Sosie non seulement son image, mais aussi son rôle même d’esclave de comédie (265-69) :
Et enim uero quoniam formam cepi huius in med et statum,
decet et facta moresque huius habere me similis item.
Itaque me malum esse oportet, callidum, astutum admodum,
atque hunc telo suo sibi, malitia, a foribus pellere.
C’est bien une illusion d’ordre comique que Mercure cherche à produire sur son vis-à-vis en reprenant non seulement son aspect, mais aussi son rôle : il veut se jouer de lui et le mettre hors jeu (eludere). Pour ce faire, il compose avec la peur de l’esclave qui, dès qu’il l’aperçoit, est sûr qu’il va le rouer de coups. Or Sosie exprime deux fois cette crainte de manière imagée :« il veut me rebattre aujourd’hui mon manteau » (294 : illic homo hoc denuo uolt pallium detexere) et « il va me retaper, me refaire la figure à neuf » (317 : illic homo me interpolabit meumque os finget denuo). Ces métaphores me semblent renvoyer au rôle métadramatique de Mercure, qui va littéralement « retisser entièrement » (detexere) le manteau de la comédie (pallium), « donner une nouvelle forme » (interpolare, verbe désignant à l’origine le foulage des tissus) et « façonner » (fingere) l’esclave de comédie à neuf (denuo). Dans le passage cité plus haut, Mercure assume pour la première scène le rôle conventionnel de l’esclave rusé (seruus callidus) ; mais quand Sosie lui décline son identité, il n’hésite pas à l’accuser de sa propre fourberie : d’avoir composé un tissu de mensonges (366 : compositis mendaciis) et cousu ensemble des ruses (367 : consutis dolis) — ce à quoi Sosie répond que c’est sa tunique qu’il a cousue, non des ruses (368 : tunicis consutis…, non dolis). Ces nouvelles métaphores textiles montrent bien que le travestissement de Mercure coïncide avec la recréation du genre dramatique et permet au dieu de diriger la trame comique de l’intérieur par son jeu d’acteur. Ainsi, tout au long de la pièce, pour servir les desseins de Jupiter au gré des situations, Mercure testera les différentes facettes possibles de son rôle, du parasite au bon serviteur et à l’ivrogne, en passant par le seruus currens, avec une conscience métadramatique qui pourrait bien faire de ce dieu esclave une sorte de héros comique aristophanien [22] .
Université de Lausanne