Diomède et la détresse de Nestor


[UFMG]
[This article was originally published in Phaos, volume 4, pp. 5-38 (2004). In this online version, the original page-numbers are indicated within braces (“{“ and “}”). For example, “{5|6}” indicates where p. 5 of the original article ends and p. 6 begins. ]
Resumo: Os primeiros sinais explícitos na Ilíada do cumprimento da promessa de Zeus à Tétis – o raio lançado aos Aqueus e depois diante do carro de Diomèdes – permitem que no canto VIII Diomèdes seja advertido, por meio de Nestor que os interpreta, pela proposição de um comportamento guerreiro que se fixaria menos em um ideal absoluto de valores como à coragem do que em uma percepção adequada da situação particular de combate (exigindo, no caso, o recuo). A proposição do recuo pressupõe – formulada na linguagem mítico-teológica da Ilíada – à contingência constitutiva do combate: alternância (ou, para ser mais preciso, improbabilidade de uma vitória contínua de um só dos dois adversários) e imprevisibilidade da vitória, segundo à vontade de Zeus. Esta proposição se articula em torno do termo kûdos, cujo sentido não coincide de modo algum com o de kléos (“glória”) e que sugiro traduzir como “chance vitoriosa”, indicando à mutabilidade (ou indeterminação) e à decisão instantânea do combate segundo as intervenções divinas.
Palavras-chave: Diomèdes; Nestor; canto VIII da Ilíada; contigência; kûdos.
Ce commentaire sur une scène de combat au début du chant VIII de I’Iliade – dont les protagonistes achéens sont Nestor et Diomède – faisait partie de l’ensemble de ma thèse de doctorat Diomède le prudent (Contingence et action héroïque dans l’Iliade) [1] où je proposais que (pour le résumer {5|6} schématiquement) – en dépit des prédictions qui annoncent des faits futurs, même si le quand et le comment de leur réalisation restent indéterminés – le héros mortel iliadique (differément de Zeus, du poète et de l’auditeur/lecteur du poème) ne connaît pas le plan qui ordonne le futur de l’action et se meut donc dans le cadre de ce que Pierre Aubenque désigne, dans La prudence chez Aristote, comme “contingence” ou de ce qu’Aristote définit, dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque, comme “ce qui peut être autrement qu’il n’est” (τὸ ἐνδεχόμενον ἄλλως ἔχειν) [2] . Mais – d’une manière tout autre que celle d’Aristote [3] – dans l’Iliade se sont les dieux eux-mêmes qui, par leurs actions pas toujours compréhensibles ou reconnaissables, sont décrits comme ceux qui déterminent les situations de guerre particulières et imprévisibles dans lesquelles le héros mortel doit délibérer et agir sans aucune garantie quant au résultat [4] . D’où l’importance de la reconnaissance et l’interprétation adéquates des signes divins – et du comportement pieux qui doit en résulter— pour que l’héros soit bien réussi. Par opposition au modèle héroïque excessif et tragique {6|7} d’un Achille ou d’un Patrocle (qui sont quelquefois dangereusement irrespectueux par rapport aux dieux), le Diomède iliadique incarne un type-limite de la prudence (ainsi que de la piété) où est dramatisée non seulement la question d’une juste approche de la divinité par le héros (“la problématique de la piété” – “die Frömmigkeitsproblematik”, selon Øivind Andersen [5] ) mais encore la question plus élémentaire des frontières essentielles qui séparent l’homme du dieu, en assignant au mortel sa vraie mesure et les étroites limites de son pouvoir [6] .
Si le rapport de Diomède avec les dieux – c’est-à-dire la problématique de la piété – constitue donc notre noyau thématique, c’est la définition de la situation divine qui orientera le bref résumé du début de ce chant [7] . La donnée décisive en est l’interdiction par Zeus de la participation des autres dieux au combat [“Celui que je verrai s’éloigner délibérément des dieux, pour aller porter secours aux Troyens ou aux Danaens, sentira mes coups et s’en reviendra dans l’Olympe en piteux état (…)” (Il. VIII, 10-12) [8] ] pour qu’il puisse enfin accomplir la promesse faite à Thétis au chant I: une défaite partielle des Achéens comme reconnaissance de la valeur d’Achille offensé par Agamemnon. Sa décision pourtant est communiquée dans une réunion et son ordre doit étre assuré par une menace de punition (dont la forme rappelle l’époque lointaine de l’instauration de son pouvoir), ce qui montre que sa souveraineté passe par un assentiment minimal des autres dieux. La communication de cet ordre est suivie par le consentement exprimé par le silence, mais Athéna intervient pour demander la concession de pouvoir au moins suggérer un conseil (βουλήν) aux Argiens [«Soit! Nous nous tiendrons donc loin de la bataille, comme tu l’ordonnes; mais nous voudrions en revanche suggérer aux Argiens un dessein qui leur soit utile” (Il. VIII, 35-36)], ce qui est approuvé par Zeus. Cette concession ne modifie pas substantiellement l’ordre de Zeus, mais elle montre {7|8} – ici déjà à une petite échelle – que ce n’est qu’à partir de la réaction des autres dieux à cet ordre que (comme la tromperie d’Héra au chant XIV le rend évident) l’intrigue gagne une forme précise, qui n’est pas entièrement déductible des simples coordonnées du plan de Zeus. [9]
La première intervention de Zeus sera encore précédée par un expédient qui – s’il ne fait que confirmer la coïncidence finale entre sa décision et le cours des événements – paraît curieusement constituer une entité externe à sa volonté (et où la figuration de la chance n’est pas complètement absente): la balance. Après une indication formulaire de l’équilibre jusqu’au midi de ce deuxième jour de combat, le poète marque le début de l’après-midi comme moment de décision: “Aussi longtemps que l’aube dure et que grandit le jour sacré, les traits des deux côtés portent et les hommes tombent. Mais l’heure vient où le soleil à franchi le milieu du ciel; alors le Père des dieux déploie sa balance d’or; il y place les deux déesses du trépas douloureux, celle des Troyens dompteurs de cavales, celle des Achéens à la cotte de bronze; puis, la prenant par le milieu, il la soulève, et c’est le jour fatal des Achéens qui penche” (Il. VIII, 66-72). [10]
L’inévitable étant scellé par cette confirmation, la narration continue ainsi: “Alors Zeus, du haut de l’Ida, fait entendre un fracas terrible et dépêche une lueur flamboyante vers l’armée des Achéens” (Il. VIII, 75-76). Le tonnerre, dont la force est ici bien marquée (μεγάλ ἔκτυπε), ainsi que l’éclair – également décrit d’une manière appuyée comme une “lueur flambloyante” (δαιόενον σέλας) – sont des signes traditionnellement attribués à Zeus. Ce qui définit ici le caractère exceptionnel et même unique de sa manifestation est leur destination particulière vers l’armée des Achéens (μετὰ λαὸν ᾽Αχαιῶν) [11] , événement spectaculaire marquant le début du long renversement constitué, selon le plan de Zeus, par la défaite des Achéens.
La réaction des Achéens ne se fait pas attendre: “Ceux-ci la voient et sont pris de stupeur, et, tous, une terreur livide les saisit. Ni Idoménée ni Agamemnon n’ont dès lors le cœur de tenir; pas davantage ne tiennent les {8|9} deux Ajax, servants d’Arès; (…)” (Il. VIII, 76-79). Arrêtons-nous un instant pour analyser cette réaction. D’abord: οἱ δὲ ἰδόντες θάμβησαν (“Ceux-ci la voient et sont pris de stupeur”). Pour Catherine Bourdel la racine θαμβ- décrit un genre d’émotion dont “(…) le point de départ est bien toujours l’étonnement devant un spectacle hors du commun, incompréhensible, ou redoutable.” [12] L’idée du spectacle traduit bien le fait que, dans plusieurs de ses occurrences, “θαμβέω est associé à une forme du verbe ‘voir’ ὁράω ou ἱδών.” [13] Mais le plus important c’est la nature du spectacle, car – comme le dit C. Bourdel – “θαμβέω peint l’état de l’homme devant une situation qui échappe à sa maîtrise, sa réaction devant l’irrationnel ou ce qui dépasse sa propre mesure.” [14]
Ensuite: καὶ πάντας ὑπὸ χλωρὸν δέος (qui nous traduirions littéralement par: “et, tous, une crainte verte les saisit”). A la stupeur s’associe alors la “crainte” (δέος), caractérisée ici d’une manière forte par l’adjectif χλωρόν, “verte” (que P. Mazon traduit par “livide”) qui signale physiquement la limite extrême de la terreur. [15] Dans un tel contexte, le nom δέος peut donc assumer la connotation intensive de la “terreur”, comme l’avait proposé P. Mazon. Il faut remarquer que le δέος ici joue le rôle d’un sujet actif qui, comme s’il venait du dehors, s’empare (εἷλεν) – dans un mouvement irrésistible – des guerriers qui sont dans la position passive de l’objet. Et c’est justement le complément d’objet πάντας (“tous”) qui nous rappelle non seulement la force surnaturelle de la manifestation de Zeus mais aussi la non-distinction sociale d’une telle crainte. [16] Cette scène constitue un exemple clair de l’affirmation {9|10} par le poète du caractère naturel de la peur, c’est-à-dire de la présence nécessaire de la peur dans l’univers de la guerre, ce qui ne représente pas forcément une dévalorisation morale du guerrier craintif: dans une telle situation – ainsi que dans celles où le rapport des forces entre adversaires devient trop déséquilibré – le narrateur de l’Iliade évite quelque jugement de valeur que ce soit. [17] La suite du récit explicite l’attitude qui dérive de cette peur: la fuite, et elle renforce l’idée d’une appartenance commune à ce comportement, mais d’une manière qui paraît paradoxalement la nier: en distinguant entre tous un petit groupe de quatre grands guerriers qui “n’ose pas tenir”, c’est-à-dire qu’alors “ni Idoménée ni Agamemnon ni les deux Ajax ne tiennent pas”.
S’il fallait qualifier cette peur, nous pourrions la nommer peur ou “panique collective” [18] , comme l’a suggéré N. Loraux, puisqu’elle n’épargne personne dans le camp achéen. Mais il ne saurait pas ici être question d’une distinction entre une “peur-panique” et une “peur-conscience” [19] , parce que la panique à ce moment-ci, bien qu’instantanée et instinctive, révèle un juste acquiescement au réel et contient donc en germe une analyse juste du rapport des forces avec l’adversaire.
Nestor pourtant reste. Mais le poète précise bien: il est le seul à rester (οἶος ἔμιμνε, Il. VIII, 80) et pas volontairement ou de bon gré (οὔ τι ἑκών, Il. VIII, 81) mais forcé par des circonstances adverses: son cheval de volée a été blessé au sommet de la tête par une flèche d’Alexandre et, en bousculant l’attelage, il empêche le char de rouler. [20] L’efficacité de l’archer Pâris est due à la précision du tir qui – selon le poète – atteint le cheval “(…) au sommet de la tête, et où commence la crinière plantée au crâne des chevaux, là un coup {10|11} porte le mieux” (Il. VIII, 83-84). Cette efficacité – en dépit des reproches que lui font certains personnages – est confirmée par les trois blessures du chant XI, dont fait partie celle de Diomède qui, atteint à la plante du pied droit, devra se retirer définitivement du combat. Ici, d’une manière inverse (où il y a peut-être déjà une légère touche préparatoire), la flèche de Paris mobilisera Diomède à retourner au combat.
Si l’on reprend l’ensemble de la scène, on constate que la peur n’est pas d’abord causée par l’adversaire mais par une manifestation effrayante du plus fort des dieux. Cette intervention incisive – quoique extraordinaire – ne vise pourtant à aucune destruction directe d’aucun Achéen; elle ne fait que signaler la victoire imminente des Troyens. Les Achéens, donc, lorsqu’ils abandonnent leurs postes, sont concrètement en train de reculer devant les Troyens (et spécialement Hector) qui s’approchent. Dans la scène où Nestor essaie d’écarter de son char le cheval blessé, c’est Hector qui s’approche menaçant la vie du vieux [“Mais, tandis que le vieux, s’élançant un poignard en main, coupe ses traits de cheval de volée, voici venir les coursiers rapides d’Hector; à travers la déroute ils portent un cocher intrépide: Hector est là!” (Il. VIII, 87-90)] [21] .
Le début d’un premier renversement, marqué par (l’emploi du conditionnel et) la formule εἰ μή ἄρ᾽ ὀξὺ νόησε, est alors décrit ainsi par le poète: “Le vieillard alors eût perdu la vie, si Diomède au puissant cri de guerre ne l’eût vu de son œil perçant. Il pousse un cri terrible et stimule Ulysse en ces termes: “Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, où donc fuis-tu, avec la masse, en tournant le dos, comme un lâche? Prends garde que, dans ta fuite, quelqu’un ne t’enfonce sa pique entre les épaules. Allons! tiens bon, et du vieillard écartons ce guerrier farouche” (Il. VIII, 90-96).
Nous reconnaissons dans cette exhortation quelques thèmes ordinaires de l’idéologie guerrière aristocratique: l’assimilation de la fuite et de la lâcheté, et celle encore du lâche (κακός) et de la masse (ὅμιλος). C’est comme si la fuite n’était affaire que des gens du peuple. Or – comme nous le rappelle N. Loraux – cette dernière assimilation avait été proposée par Ulysse lui-même lorsque, après l’assemblée du chant II, pressé par Athéna à retenir la fuite des Achéens, il traite “systématiquement en braves les rois et les héros de marque, en lâches les hommes du peuple” [22] , comme si courage et lâcheté étaient seulement affaire de statut social. Ce rapprochement, reconnu aussi par Ø. Andersen [23] , permet de penser à une inversion de positions, Ulysse étant ici interpelé avec le même {11|12} genre d’argument qu’il avait employé au chant II pour contenir la fuite de ses compagnons.
Il y a en outre une allusion à un type de mort (ou blessure) déshonorant: celle de celui qui reçoit un coup de pique dans le dos (μεταφρένῳ, Il. VIII, 95, que Mazon traduit ici par “(…) enfonce sa pique entre les épaules”), vu que cette position caractérise le fuyant. Ce n’est peut-être pas une coïncidence gratuite si Diomède – lors du bref renversement concédé aux Achéens par Zeus après sa deuxième intervention en Il. VIII, 133 – tue le troyen Agélaos de la façon suivante: “A peine a-t-il fait demi-tour: Diomède lui plante sa pique dans le dos (μεταφρένῳ ἐν δόρυ πῆξεν), entre les épaules, et lui transperce la poitrine” (Il. VIII, 258-259).
Voyons la réaction d’Ulysse aux paroles de Diomède: “Il dit; mais le divin Ulysse, le héros d’endurance, ne l’écoute pas (οὐδ᾽ ἐσάκουσε): il passe, toujours en courant vers les nefs creuses des Achéens (…)” (Il. VIII, 97-98). Le problème capital de ce passage est la façon dont on interprète οὐδ᾽ ἐσάκουσε. Le scholiaste A indique déjà l’ambiguïté du verbe pouvant signifier qu”’il n’a pas saisi toute la parole à cause du bruit ou (que), l’ayant entendue, il l’a négligée” [24] , la dernière alternative étant celle adoptée par Aristarque. Le scholiaste bT présente de façon semblable l’ambiguïté du verbe qui peut vouloir dire qu’“il n’a pas perçu [i.e. la parole de Diomède] à cause du bruit ou (qu’) il ne s’est pas laissé persuader à cause de l’occasion (διὰ τὸν καιρόν): car il fuit avec Ajax et ne veut pas combattre contre la divinité.” [25]
Walter Leaf reprend les scholiastes pour proposer ensuite sa lecture: “It was debated by the old critics whether ἐσάκουσε meant that Odysseus did not hearken, or only that he did not hear what was said. The former was the view of Aristarchos, but the latter is supported by the fact that Homer never represents any of the leading Greek heroes as a downright coward.” [26] La proposition de W. Leaf ne tient pas compte de ce que dit le texte. Le poète décrit la fuite d’Ulysse mais ne la représente nullement comme l’acte d’un lâche. Bien au contraire, le sujet de οὐδ᾽ ἐσάκουσε est “le noble et très audacieux (/résistant) Ulysse” (πολύτλας δῖος Ὀδυσσεύς). La représentation de la fuite {12|13} comme lâcheté revient en l’occurrence à un personnage: Diomède. Le narrateur avait déjà décrit, sans la juger négativement, la non-résistance d’Idoménée, d’Agamemnon et des deux Ajax face à la foudre de Zeus (Il. VIII, 78-79) [27] . Au vers immédiatement antérieur il disait que “tous (πάντας) la crainte verte (χλωρόν δέος)” les avait saisis. Non sans raison donc le scholiaste bT se demandait: “comment peut-il être lâche celui qui, avec tous, fuit”? [28] La lecture d’Aristarque – qui est aussi celle de Lydell-Scott et de P. Mazon – nous paraît donc correcte.
Et nous ne croyons en aucune façon à l’hypothèse – fondée sur une lecture peu attentive d’Ulysse comme un lâche – selon laquelle cet épisode (92-98) peut avoir été tardivement surajouté. [29] Du point de vue structurel, loin d’être un ajout tardif, cet épisode inaugure – d’une manière apparemment “fortuite” [30] – le rapport entre Diomède et Ulysse qui constitueront un tandem dans la suite de l’Iliade (surtout aux chants X et XI). Et encore plus significatif à cet égard est le fait que l’épisode soit articulé de façon à préparer une inversion des rôles entre les deux héros lors de l’épisode du chant XI (312 et ss.). [31] En outre, en admettant que la fuite ici soit opportune et révèle (par rapport à la manifestation de Zeus) un certain sens de la situation (νόος), nous pourrions considérer que le choix d’Ulysse par Diomède au chant X (242-47), dû surtout à la prééminence de son νοῆσαι (c’est-à-dire à sa capacité de bien percevoir les situations), renvoie aussi à cet épisode du chant VIII.
Il faut néanmoins reconnaître que la fuite d’Ulysse – en dépit d’une même ambiance clairement défavorable – diffère de celle des quatre grands guerriers cités en ce qu’ils n’étaient pas, comme lui, renseignés sur le danger que courait Nestor. Etonné comme W. Leaf, nous pourrions alors revenir sur la question: ‘est-il possible qu’Ulysse ait été si lâche?’ Or il a été admis, depuis Wilamowitz, qu’Ulysse fonctionne, à l’intérieur de la Nestorbedrängnis, comme une sorte de contraste dont le rôle est de mettre en évidence la valeur héroïque de {13|14} Diomède. [32] Du point de vue de Diomède, qui le jour précédent a obtenu la première ἀριστεία achéenne, cette proposition semble parfaitement cohérente. Ulysse apparaîtrait pourtant, pendant deux vers, non seulement comme subordonné à Diomède mais aussi – vu en soi-même – comme un héros dont le caractère peut, dans une situation de tumulte, être douteux. Voilà notre personnage, et avec lui le poète, sujet – nous serions tentés de dire: “comme dans la vie” – à des contradictions. Mais soyons plus prudents et – comme Ulysse – un peu plus rusés dans notre essai d’interprétation. Si Diomède, comme son ἀριστεία du chant V l’a déjà montré, est si extraordinaire; s’il est le seul à avoir osé venir en aide à Nestor, Ulysse – comme le confirmerait précisément son rôle dans cette scène – peut avoir eu confiance en lui et pour cela, sans avoir mis en danger la vie de Nestor, lui avoir laissé la tâche de sauver le vieux. Son silence alors dissimulerait un calcul rusé qui serait le résultat – surprenant parce que trop rapide – d’une analyse très précise du rapport des forces à ce moment exact. La honte d’avoir abandonné Nestor (lorsqu’il risquait sa vie) n’existerait plus en tant que telle; celle, moins grave, de ne pas avoir répondu à Diomède serait contrebalancée par la violence de cette peur déclanchée par la foudre de Zeus. Le caractère totalement atypique de ce comportement [33] aurait son origine dans une intervention de Zeus qui est, elle aussi, totalement atypique (voir la note 4).
Retournons maintenant au récit. Après la fuite d’Ulysse, le poète continue ainsi: “(…) et le fils de Tydée s’en va seul prendre place parmi les champions hors des lignes. Il s’arrête en face du char de Nestor, le fils de Nélée, et prenant la parole, lui dit ces mots ailés: ‘Ah! vieillard, les jeunes combattants te donnent bien du mal. Ta vigueur est brisée, la fâcheuse vieillesse t’accompagne; ton écuyer n’a pas grand-force, et ton attelage est lent. Allons! Apprête-toi à monter sur mon char. Tu verras ce que valent les chevaux de Trôs et comme ils savent par la plaine, en tout sens et vite, poursuivre aussi bien que fuir. Je les ai pris à Enée: ce sont des maîtres de déroute. Ces deux-là, que nos écuyers s’en occupent; ces deux-ci, nous les dirigerons nous-mêmes contre les Troyens dompteurs de cavales. Hector à son tour va apprendre si ma lance, à moi aussi, est en furie, dans mes mains’“ (Il. VIII, 99-111). {14|15}
Dans le vers 99, l’expression προμάχοισιν ἐμίχθη, employée (selon W. Leaf) pour décrire un héros qui se lance pour prendre place parmi les champions de son côté, est considérée par le même W. Leaf comme déplacée, parce que tous les πρόμαχοι achéens ont déjà fui. [34] Du point de vue strict de la vraisemblance, la solution serait de penser que προμάχοισιν désigne virtuellement les Troyens qui – avec Hector devant – s’approchent (voir 88-90) et qui rencontreront bientôt Diomède et Nestor (117-118). Mais cette scène est construite moins pour être vraisemblable que pour opposer un Ulysse qui fuit et un Diomède qui est le seul Achéen à rester (voir la note 25). La formule προμάχοισιν ἐμίχθη – après l’intensité du risque marquée par αὐτός περ ἐών – sert à traduire un mouvement maximal de courage, contrasté ici avec la fuite d’Ulysse. Cette formule, accentuant ce contraste, met encore plus en relief l’héroïsme de Diomède.
G. S. Kirk remarque que dans les paroles de Diomède à Nestor il n’y a plus de référence à une situation critique, comme si la lenteur et l’âge étaient la seule raison de son retard. [35] L’accord entre le discours de Diomède et la situation de danger, déjà bien connue par l’auditeur, ne paraît pourtant pas préoccuper le poète. Les deux premiers vers (102-103) introduisent la thématique de la différence entre les générations [36] , qui est une composante importante du rapport entre Diomède et Nestor (voir Il. IX, 53-61). Les vers 106-108, “repris” de Il. V, 221-223, établissent un lien avec le chant V, où Diomède s’empare des chevaux d’Enée [37] , en nous rappelant l’audace réussie lors de son ἀριστεία. Les vers 109-111 préparent enfin – au moyen du partage des tâches avec les cochers – la scène suivante où les protagonistes seront Diomède et Nestor. G. S. Kirk s’étonne que Diomède n’ait pas gardé le jeune {15|16} et capable Sthénélos comme cocher. [38] Mais l’économie narrative ici a plus de poids que la vraisemblance. Que le vieux Nestor conduise le char – laissant au jeune Diomède la tâche de l’attaque – est une condition pour que le vieux sage puisse interpréter de façon adéquate les prochaines interventions de Zeus, servant de médiateur entre la puissance évidente du dieu et la hardiesse – qui devra enfin être soumise – du jeune héros.
Voyons la scène suivante: «Il dit; le vieux meneur de char, Nestor, n’a garde de dire non. Des chevaux de Nestor deux écuyers s’occupent, le fier Sthénélos, le courtois Eurymédon. Les deux héros montent ensemble dans le char de Diomède. Nestor prend en main les rênes écarlates et fouette les chevaux. Vite, ils sont près d’Hector, et, comme celui-ci fonce droit sur eux, en fureur, le fils de Tydée lance sur lui sa javeline. Il le manque, et c’est son écuyer-cocher, Eniopée, fils du bouillant Thébée, qui tient les rênes de son char, qu’il atteint à la poitrine, près de la mamelle. L’homme croule de son char; ses chevaux rapides se dérobent; il reste, lui, sur place, sa vie, sa fougue brisées. Une atroce douleur serre l’âme d’Hector à voir le sort de son cocher. Il le laisse là pourtant, gisant sur le sol, malgré son déplaisir de perdre un compagnon; il part à la recherche d’un cocher intrépide, et ses chevaux ne restent pas privés de guide bien longtemps: Hector a aussitôt trouvé Archéptolème, l’intrépide fils d’Iphite. Il le fait monter sur son char rapide et lui met les rênes en main” (Il. VIII, 112-129).
Nous savons que les mêmes vers (Il. VIII, 121b-125; 313b-317) sont employés pour décrire la mort de deux cochers d’Hector: d’abord Eniopée et, peu après, Archéptolème. M. M. Willcock suggère que cette répétition, par un effet cumulatif sensible, sert à focaliser la figure de Cébrion (qui remplacera Archéptolème) et préparer la scène – beaucoup plus éloignée – du chant XVI où il sera violemment tué par Patrocle. [39] Si on laisse ce motif du cocher pour considérer le rapport entre Diomède et Hector, on voit alors que non seulement la mort d’Eniopée mais aussi l’abandon de son cadavre (pas tellement héroïque) et la recherche d’un autre cocher par Hector permettent d’éviter l’affrontement de celui-ci avec Diomède [40] – qui au chant V n’avait pas non plus eu lieu – et {16|17} d’une certaine façon de le préparer pour le chant XI. [41] Cet affrontement (avec une victoire probable de Diomède, comme en Il. XI) serait contraire aussi à l’accomplissement de la décision de Zeus, qui veut maintenant une victoire d’Hector. [42]
Un nouveau renversement de situation, marqué encore une fois par le conditionnel et par la formule εἰ μή ἄρ᾽ ὀξὺ νόησε, commence ainsi: “Alors, c’eût été la ruine et la détresse sans remède; ils eussent été, comme des moutons, parqués dans Ilion, si le Père des dieux et des hommes ne les avait vus de son œil perçant” (Il. VIII, 130-132).
W. Leaf considère que, par rapport aux événements antérieurs, le changement soudain de direction dans la bataille est disproportionné et que c’est aussi une exagération l’idée que Diomède pourrait, sans aide, avoir causé une défaite générale de l’ennemi. [43] Cette prétendue surestimation de la puissance d’un héros (Diomède) s’accorde pourtant très bien avec le modèle iliadique individualiste du pouvoir décisif et déséquilibrant du grand héros, incarné surtout par Achille mais présent aussi – même si c’est à une moindre échelle – dans toutes les autres ἀριστείαι. Que ce grand héros soit ici Diomède est ce que la proximité de son ἀριστεία – la première du côté achéen – paraît justifier [44] , et sa performance jusqu’au chant XI confirme le rôle – indiqué aussi par Hector dans son discours final du chant VIII (532-534) – de premier guerrier achéen en l’absence d’Achille.
Voici la façon dont Zeus se manifeste: “Il tonne donc de terrible façon et lance la foudre blanche; il en frappe le sol devant le char de Diomède” (Il. VIII, 133-134). Ce geste unique de Zeus dans l’Iliade – une intervention personnelle dirigée vers un guerrier bien déterminé [45] – vise à signaler sans équivoque la victoire troyenne, empêchée alors justement par ce guerrier. Ce {17|18} geste confirme le caractère exceptionnel de Diomède, puisqu’il a comme condition ce bref renversement achéen dû à son audace. [46]
Voyons la première réaction achéenne à l’achèvement de cette manifestation: “Une flamme jaillit, terrible dans l’odeur du soufre brûlé. Les chevaux saisis de peur déjà se terrent sous le char, et les rênes écarlates échappent aux mains de Nestor” (Il. VIII, 135-137). L’aspect terrifiant (δεινή) de cette flamme qui sort du soufre qui brûle (θεείου καιομένοιο) devient sensible dans la réaction de peur (quelque peu insolite [47] et pour cela expressive) des chevaux qui “se terrent sous le char” et dans celle de Nestor dont les mains laissent les rênes échapper – toutes deux instinctives ou automatiques, ce qui sert encore, par contraste, à mettre en relief la résistance héroïque de Diomède.
La réaction de Nestor à la deuxième intervention de Zeus s’achève alors par quelques paroles adressées à Diomède. Etant donné l’importance centrale de ce discours pour notre interprétation de l’ensemble de cette scène, nous laisserons de côté la traduction de P. Mazon et – comme approche liminaire de ce “noyau” sur lequel nous nous arrêterons quelque temps – nous proposerons la nôtre. Voici donc le passage qui décrit la suite de la réaction de Nestor: “Il a peur dans son cœur (θυμῷ) et il dit à Diomède: ‘Fils de Tydée, allons, guide vers la fuite les chevaux solipèdes. Ne comprends-tu pas que la fermeté (ἀλκή) venant de Zeus ne t’accompagne pas? Car maintenant c’est à celui-ci que Zeus le fils de Cronos accorde la chance (κῦδος) – à lui aujourd’hui, plus tard pourtant, s’il le veut, il nous la donnera – à nous aussi. Aucun guerrier ne pourrait en rien empêcher le dessein (νόον) de Zeus, ni même celui qui est très fort, puisque le dieu l’emporte de beaucoup sur lui” (Il. VIII, 138-144).
Nous essaierons de proposer une interprétation de ce discours de Nestor à partir d’une discussion des termes (ἀλκή, κῦδος et νόον) autour desquels il s’organise. Commençons par l’ἀλκή. P. Mazon traduit ainsi le vers 140: “Ne vois-tu donc pas que l’aide (ἀλκή) de Zeus n’est pas avec toi?” Lorsque Émile Benveniste, dans ses considérations préliminaires sur le κράτος, essaie de définir le sens précis de l’ἀλκή, il traduit ainsi ce vers: “Ne comprends-tu pas que l’alké venant de Zeus ne t’accompagne pas?” [48] Ἀλκή ici n’est que transcrite, mais l’ensemble de la phrase – où γιγνώσκεις est rendu par “comprends-tu” et ἕπετ᾽ par “t’accompagne” – correspond mieux à l’original. Mais si pour préciser le sens de l’ἀλκή nous suivons l’analyse de ses occurrences par É. Benveniste, nous verrons que le terme se définit par opposition à la fuite (φόβος), ce que l’exemple présent – où au vers antérieur nous lisons “guide vers la fuite (φόβον δ᾽ ἔχε) les chevaux solipèdes” – précisément confirme. É. Benveniste cite deux exemples qui démontrent bien cette opposition. Le premier est une {18|19} exhortation de Poséidon aux deux Ajax: “Vous deux allez sauver l’armée achéenne, ayant au cœur l’ἀλκή, non la déroute glaçante” (Il. XIII, 48). Le deuxième est une réponse d’Euphorbe à une provocation de Ménélas: “Le combat décidera: ou l’ἀλκή ou la fuite” (Il. XVII, 42). D’où donc cette définition: “(…) faire face au péril sans jamais reculer, ne pas céder sous l’assaut, tenir fermement dans le corps à corps, voilà l’alké.” [49] Nestor reprend lui aussi cette antithèse où l’ἀλκή figure évidemment comme terme positif, mais il en fait un usage particulier, car il suggère ici la fuite, caractérisant l’ἀλκή – pourtant absente – comme une force qui vient de Zeus et accompagne le héros. On comprend donc bien comment ce contexte spécifique a pu contraindre le choix de P. Mazon.
Plus décisive pour l’interprétation de l’ensemble de ce passage est la manière dont nous comprenons et traduisons κῦδος. P. Mazon, par exemple, paraît s’inscrire dans une longue tradition d’imprécision, lorsqu’il traduit ainsi le morceau central du discours de Nestor: “C’est à l’autre cette fois que Zeus accorde la gloire (κῦδος) – à lui aujourd’hui: demain, s’il lui plaît, c’est à nous qu’il la donnera” (Il. VIII, 141-143). Or, comme nous le rappelle É. Benveniste, κῦδος ne peut pas signifier “gloire”, parce que cette notion est déjà exprimée chez Homère par le mot κλέος [50] . É. Benveniste indique ensuite que κλέος, dont le védique sravas et l’avestique sravah– seraient des correspondants exacts, est un ancien concept indo-européen. Le rapprochement de l’hom. κλέος ἄφθιτον et du véd. sravas aksitam – qui, en tant que formules poétiques, désigneraient un même concept héroïque de “gloire impérissable” – mériterait pourtant quelque prudence, après le débat érudit de ces dernières décennies qui ne lui a pas toujours été favorable [51] . Il est préférable donc de rester dans le domaine homérique où les remarques d’É. Benveniste nous paraissent encore tout à fait pertinentes. Lorsqu’il reprend son point de départ, Benveniste note, avec raison, que les termes épiques majeurs “sont tous spécifiques et ne connaissent pas de synonymie. A priori, kléos ‘gloire’ et kûdos ne s’équivalent pas, et, en fait, (…) kûdos ne signifie jamais ‘gloire’.” [52] La présentation elle-même {19|20} du terme κῦδος est déjà assez différente de celle du κλέος, puisque κῦδος “n’a pas de pluriel, n’est jamais en syntagme de détermination et ne comporte aucune description.” [53] Il faut alors le rechercher pour lui-même. Benveniste remarque que ses emplois “se partagent en deux grands groupes. Dans l’un, kûdos est régime d’un verbe ‘donner’ dont le sujet grammatical est un nom de divinité; dans l’autre, kûdos est régime d’un verbe ‘gagner’ dont le sujet grammatical est un nom d’homme.” [54] Le commentaire sur le premier groupe – auquel appartient le passage du chant VIII qui nous occupe – permet à Benveniste de dégager le caractère fondamental du κῦδος: “(…) il agit comme un talisman de suprématie (…), car l’attribution du kûdos par le dieu procure un avantage instantané et irrésistible, à la manière d’un pouvoir magique, et le dieu l’accorde tantôt à l’un, tantôt à l’autre, selon son gré et toujours pour donnner l’avantage au moment décisif d’un combat ou d’une rivalité.” [55]
Si la traduction de P. Mazon assimile κῦδος à κλέος “gloire”, celle de J. H. Voss l’assimile à νίκη “Sieg”, dans une oscillation doublement inexacte qui remonte très haut dans la tradition. La meilleure solution que nous avons trouvée est celle de Hans Rupé qui traduit κῦδος par le nom composé “Kriegsglück”, dont nous n’avons retenu que la deuxième partie dans notre suggestion quelque peu prosaïque (“chance”). [56]
Quoique le discours de Nestor (Il. VIII, 139-144) soit extrêmement typique de ce κῦδος que donne le dieu (d’abord par la présence des deux verbes signifiant “donner”: δίδωσι et ὀπάζει cités par Benveniste, ensuite par l’accent sur le caractère instable et précaire du κῦδος), Benveniste préfère ne pas s’y attarder, ne le citant que comme l’ouverture d’un long épisode (Il. VIII, 141-237) marqué par plusieurs occurrences du terme [lorsque Diomède persiste à résister et Zeus tonne trois fois indiquant aux Troyens leur victoire, Hector {20|21} exulte: “Je reconnais que Zeus, bien disposé, me promet la victoire et un grand κῦδος, mais la ruine aux Danaens” (Il. VIII, 175-176). Hector presse donc terriblement les Danaens et est caractérisé comme “l’émule de l’ardent Arès”, “(…) puisque Zeus lui a donné le κῦδος” (Il. VIII, 216). Face au danger et excité par Héra, Agamemnon stimule les Achéens et s’adresse ainsi à Zeus: “As-tu jamais aveuglé avec une telle folie un des rois tout-puissants en lui ôtant le grand κῦδος?” (Il. VIII, 236-237)]. Ce que la citation de ce long épisode apporte de nouveau à la discussion du κῦδος par Benveniste, c’est la perception de la présence nécessaire d’un signe extraordinaire qui permet au héros la reconnaissance de la faveur ou de l’abandon du dieu. [57]
Mais l’aspect décisif du κῦδος que le discours de Nestor (Il. VIII, 139-144) met en lumière est son caractère foncièrement temporaire. Benveniste nous en fournit une première approche: “La vertu du kûdos est temporaire. Zeus ou Athéna l’accordent pour qu’un héros triomphe à un moment du combat ou qu’il pousse son avantage jusqu’à un point donné (…). C’est toujours sur l’instant et selon les fluctuations de la bataille que l’un ou l’autre des adversaires reçoit cet attribut, qui rétablit ses chances au moment du danger.” [58]
Nous pourrions élargir cette discussion sur la temporalité du κῦδος, en suggérant à cet égard une opposition entre le κῦδος et le κλέος. Le κλέος peut être “impérissable” (ἄφθιτον), c’est-à-dire définitif, et attribué à un guerrier mort – et même dont la mort (comme c’est le cas d’Achille) est précisément le prix payé pour obtenir ce κλέος qui désormais ne sera plus sujet au temps. Le κῦδος, par contre, ne peut être possédé en permanence par aucun mortel et son caractère instantané est façonné par une complète imprévisibilité qui suit le caprice du dieu et ne se fixe jamais définitivement dans un seul des deux camps adverses. Le κῦδος suppose donc – comme l’ont bien remarqué Gerhard Steinkopf et Max Greindl [59] – que le guerrier (qui le reçoit ou l’obtient) soit {21|22} vivant, car le κῦδος épouse dans son mouvement l’indéfïnition ou le caractère ouvert qui constituent de la façon la plus élémentaire le vivant par opposition à ce qui n’est plus. Si la mortalité est la condition nécessaire à cette tentative culturelle de la dépasser représentée par la “gloire” (κλέος), c’est encore la mortalité qui constitue l’incontournable arrière-fond de la contingence implicite dans le κῦδος. Mais si l’aspect de la temporalité visé – en tant qu’essai de le dépasser – par le κλέος est sa foncière finitude (c’est-à-dire le fait même d’être périssable), l’essence temporelle du κῦδος est l’indétermination du présent et le caractère inconnaissable du futur. D’où donc la récurrence, dans les définitions de Benveniste, de la notion d’instant avec ce qu’il contient d’unique et non-continu, c’est-à-dire avec sa qualité différentielle qui – dans la décision d’un combat – fait forcément éclater la représentation du temps comme simple succession.
Mais reprenons dans le discours de Nestor la proposition sur le κῦδος pour vérifier la pertinence de ces dernières suggestions “théoriques”. Après avoir dit à Diomède: “Ne comprends-tu que l’ἀλκή venant de Zeus ne t’accompagne pas?” (Il. VIII, 140), Nestor conclut: “Car maintenant c’est à celui-ci que Zeus le fils de Cronos accorde le κῦδος – à lui aujourd’hui; plus tard pourtant, s’il le veut, il nous le donnera – à nous aussi” (Il. VIII, 141-143).
Le vers 141 s’ouvre par une spécification temporelle, exprimée par l’adverbe νῦν (“maintenant”), qui sera reprise et redéfinie par σήμερον (“aujourd’hui”) au début du vers 142. Cette redéfinition pourrait être rétrospectivement considérée comme un juste élargissement du moment où Zeus intervient avec la foudre: ce moment s’étendrait donc jusqu’à l’ensemble de cette journée qui s’achève par une victoire troyenne. A cet instant, il est déjà évident que Zeus accorde le κῦδος à l’ennemi (τούτῳ un peu vague pourrait aussi indiquer Hector). ὕστερον αὖτε (“plus tard pourtant”) s’oppose dans la suite à νύν μέν, marquant le moment postérieur où le κῦδος – non-permanent comme nous l’avons vu – pourra changer de côté. L’αὖτε qui est en corrélation avec le μέν, exprime le renversement. Le ὕστερον, dans son indétermination – cohérente avec le caractère du κῦδος -, veut dire simplement “plus tard” et non pas “demain” comme le suggère Mazon (forcé peut-être par un souci de symétrie par rapport à σήμερον “aujourd’hui”) [60] .
L’ensemble de cette proposition de Nestor paraît suggérer, de manière générale, une opposition entre le moment présent – où Zeus accorde le κῦδος à l’adversaire – et le moment futur – où il le donnera aux Achéens -, comme {22|23} si la nature du κῦδος était précisément la mobilité. Mais il serait précipité d’en vouloir déduire une loi quelconque de l’alternance du κῦδος, car la deuxième proposition, dont le verbe δώσει est au futur, est entrecoupée par une brève proposition conditionnelle qui indique bien qu’il n’y a aucune certitude dans ce futur, puisque seule la volonté de Zeus peut le façonner ou lui donner une direction (le κε marquant dans cette conditionnelle l’aspect d’éventualité). Or, ce n’est que la figure momentanée de cette volonté qui est devenue accessible par le moyen de quelques signes, l’ensemble du vouloir de Zeus – ou le plan (νόος) qui lui est sous-jacent – demeurant totalement obscur à n’importe quel mortel. Que la décision d’une situation de guerre soit sous l’arbitrage imprévisible de Zeus est ce qui est mis en relief non seulement par la répétition de son nom (Il. VIII, 140,141 et 143) mais aussi par celle de l’acte de concession du κῦδος (ὀπάζει, 141 et δώσει, 143).
[Ouvrons une dernière parenthèse pour rappeler la suggestion étymologique de Benveniste après sa redéfinition du terme κῦδος. Si le sens “gloire” traditionnellement attribué à ce terme avait empêché un rapprochement – pourtant déjà reconnu du point de vue formel (cf. É. Boisacq) – entre le grec κῦδος et le slave cudo “miracle, merveille”, ce rapprochement se trouve maintenant justifié aussi du point de vue sémantique [61] . Benveniste remarque enfin que les deux termes se relient “à une même racine verbale, celle de cuti ‘sentir’ en slave, de koeîn “percevoir, remarquer” en grec, et dont le sens propre a dû être ‘remarquer quelque chose d’insolite, percevoir comme nouveau ou étrange’” [62] . Nous ne voudrions pas proposer naïvement l’importance de l’origine d’un mot pour le dégagement de son sens (l’usage étant sans doute plus important), mais suggérer dans quelques emplois homériques – dont le présent exemple – du terme κῦδος la possibilité de la rémanence d’une trace d’un rapport entre quelque chose qui – sur le plan de la perception – est de l’ordre de l’étonnement et cet élément magique (ou divin) qui décide l’événement guerrier mais échappe à la prévision et à la compréhension mortelles].
Le dernier terme-clé de ce discours de Nestor est le νόος, qui apparaît à l’accusatif νόον, accompagné du génitif Διός, au vers 143. Mais il faut d’abord voir la dernière phrase – à laquelle ce terme appartient – dans son ensemble: “Aucun guerrier ne pourrait en rien contrecarrer le dessein (νόον) de Zeus, ni même celui qui est très fort, puisque le dieu l’emporte de beaucoup sur lui” (Il. VIII, 143-144).
Avant de commencer la discussion sur ce Διὸς νόον nous devons prendre une position face à un problème philologique délicat: le sens du verbe εἰρύσσαιτο. Cet aoriste optatif serait rattaché, selon Pierre Chantraine, à un {23|24} présent ἐρύομαι “sauver” (cf. latin seruare) qui à la différence de ἐρύω “tirer” ne comporterait pas de digamme initial [63] . Mais lorsqu’il cite le vers Il. VIII, 143, P. Chantraine reprend la traduction de P. Mazon: “nul mortel ne saurait pénétrer la pensée de Zeus” pour montrer que dans θεῶν δήνεα εἴρυσθαι (Od. XXIII, 82), traduit par Bérard comme “déjouer les plans des immortels”, le sens du verbe “est plutôt ‘les épier, les connaître’.” [64] Chantraine commente ensuite “que le passage de ‘garder’ à ‘surveiller, épier’ ne fait pas difficulté’ [65] , ce qui dans notre cas ne nous paraît pas si évident, vu que Liddell-Scott propose le sens de “thwart” pour cette occurrence du verbe, tandis que R. J. Cunliffe (ainsi que W. Leaf) propose celui de “ward off” [66] , en partant du sens général de “guard, protect”, dans une transition sémantique apparemment plus plausible. Décisif pourtant est le contexte formé par la suite de la phrase où nous lisons οὐδὲ μλακ᾽ ἴφθιμος (“ni même celui qui est très fort”), que Mazon, dans une adaptation un peu forcée, traduit par “si fier qu’il soit”, l’idée centrale de .ἴφθιμος étant incontestablement celle de “force” qui ne colle pas très bien à celle d”’épier”. Ce qui est donc littéralement en question c’est l’impossibilité pour un guerrier de changer le cours des événements décidé par Zeus, mais la traduction de Mazon, induite peut-être par la présence du terme νόον, suggère une idée en quelque sorte préalable qui s’accorde parfaitement avec ce que nous raconte le récit: l’impossibilité pour un mortel de connaître les desseins de Zeus.
Revenons maintenant au Διὸς νόον du vers 143, en rappelant d’abord ce qui en a été dit par Kurt von Fritz dans son article “Νόος and νοεῖν in the Homeric poems”. Dans la première référence au νόον de Il. VIII, 143, K. von Fritz est en train d’attirer l’attention sur la connexion dans le νόος entre l’élément intellectuel et l’élément volitif, remarquant toutefois que dans certains passages le premier élément est mis en relief, tandis que dans d’autres, c’est le deuxième. Comme exemple de l’accent sur l’élément volitif, il cite la phrase σύ δέ οἱ νόον οὐκ ἐτέλεσσας (Il. XXIII, 149), et dit que là ainsi que dans des passages similaires – comme Il. VIII, 143 – “νόος seams to mean ‘will’ or ‘wish’.” [67] Il rappelle ensuite que dans les deux cas l’autre élément n’est jamais complètement absent, et que dans le deuxième cas – où νόος désigne la volonté {24|25} ou l’intention – “ νόος does not mean a vague desire but a clearly conceived aim and a vision of a way to its attainment.” [68]
Cette dernière spécification de K. von Fritz sur le νόος (“… a clearly conceived aim and a vision of a way to its attainment”) rend le sens de “volonté, intention” très proche de celui de “plan” qui est placé en dernier lieu dans la triple proposition de Joachim Boehme [(1) “Seele als Träger seelischer Erlebnisse”; (2) “Verstand”; (3) “Plan”] [69] et que K. von Fritz lui-même n’arrive pas à bien développer. La seule remarque qu’il fait à cet égard c’est lorsqu’il parle d’un νόος divin qui pénètre plus loin que ne pourrait le faire une simple vision corporelle; il ajoute alors dans une note en bas de page: “(…) one might (…) explain νοεῖν in the sense of ‘planning’ and νόος in the sense of ‘plan’ as nothing but a special case of the νόος which sees farther in space and time than bodily vision.” [70]
Évidemment le Διὸς νόον n’est révélé à Nestor – au moyen des signes traditionnels de Zeus; le tonnerre et l’éclair – que dans sa face momentanée, ce qui rend plausible un sens immédiat plus général qui oscillerait entre “la pensée de Zeus” d’après P. Mazon et “der Willen des Zeus” d’après H. Rupé (ce dernier coïncidant avec celui proposé par K. von Fritz). Mais ce qui est inconnaissable pour un personnage mortel est graduellement révélé à l’auditeur (/lecteur) dans ces prédictions de Zeus qui, après la promesse initiale à Thétis, esquissent les grandes lignes de l’action du récit. Le chant VIII a vers sa fin la première grande prédiction de Zeus, lorsque celui-ci dit à Héra: “Le puissant Hector ne cessera pas de combattre, avant d’avoir fait lever d’auprès ses nefs le Péléide aux pieds rapides, le jour où, devant leurs poupes, dans une terrible détresse, ils lutteront pour le corps de Patrocle” (Il. VIII, 473-476). [71] Par rapport {25|26} à ce passage prospectif le Διὸς νόον du vers 143 peut – à l’insu de Nestor et par une manœuvre savante du poète – acquérir rétrospectivement le sens de “plan de Zeus” et la proposition de Nestor – comme la défaite des Achéens aux chants suivants le montrera – maintiendra toute sa validité. C’est d’ailleurs par contraste avec ce “plan de Zeus” révélé que l’euphorie d’Hector, dans son discours final par lequel s’achève le chant VIII, acquiert sa dimension propre qu’on pourrait qualifier, à la suite de W. Schadewaldt, de ‘tragico-ironique’ [72] . Le poète joue de manière semblable avec la nécessaire ignorance d’un mortel lorsque, après qu’Achille ait prié Zeus avant que Patrocle ne s’engage dans le combat (l’auditeur connaît alors déjà la deuxième grande prédiction), il remarque: “Il lui accorde que Patrocle repousse loin des nefs la lutte et le combat, il lui refuse qu’il s’en revienne sain et sauf de la bataille” (Il. XVI, 251-252).
Ce “plan de Zeus” (Διὸς νόον) – dont les coordonnées sont révélées à la fin du chant VIII (473-476) – modèle pour les Achéens une longue expérience de l’abandon des divinités, expérience qui paraît contrarier le cours “naturel” des événements, c’est-à-dire ce rapport de forces favorable (avec l’ennemi) tel qu’il est exposé avant l’intervention de Zeus au chant VIII – lorsque dans le premier combat les Achéens, même sans Achille, sont victorieux et Diomède obtient son ἀριστεία – et après le retour d’Achille au champ de bataille. [73] Ce détour extraordinaire dans le scénario pour satisfaire la demande de Thétis/ Achille permet pourtant aux Achéens de faire l’expérience douloureuse de ce qui est formulé comme un élément constitutif de la guerre: l’absolue dépendance des dieux pour obtenir la victoire, dépendance qui signifie précisément l’absence de contrôle ultime de la part des mortels sur la direction que prend la guerre, et qui est accompagnée par l’impossibilité de connaître la logique qui préside à ces changements de direction. C’est donc “le plan de Zeus” qui ouvre l’espace pour une manifestation ouverte de ce qui – la pression des Troyens équilibrant alors la prétendue supériorité des Achéens – constitue une presque “loi” de la guerre iliadique: l’impossiblité d’une victoire continue d’un seul des deux côtés adverses ou, dans d’autres termes, la possibilité {26|27} toujours présente d’un revirement du combat – cette alternance guerrière imprévisible étant bien exprimée par l’épithète d’Arès ἀλλοπόαλλος (voir Il. V, 831, 839) “qui va de l’un à l’autre” ou encore par l’épithète qui dans ce chant VIII (171) caractérise la victoire (νίκην) des Troyens comme ἑτεραλκέα, “qui change de camp”, “qui rend l’avantage au parti d’abord vaincu.” [74]
Le discours de Nestor à Diomède (Il. VIII, 139-144) est un premier essai de formulation de cette expérience du possible abandon du héros par le dieu, essai qui pourtant atteint déjà la plus haute limite permise à un savoir mortel. Si le contexte thématique y met en scène le rapport entre dieux et mortels, ce n’est pas la mortalité en tant que telle (c’est-à-dire le fondement même de la différence entre eux) ce qui est en question mais la sujétion des mortels aux vicissitudes du combat décidées par la divinité – plus précisément Zeus. [75]
Ce que le mythe de Bellérophon explore dans le cadre d’une biographie, ce discours de Nestor le fait en se référant aux circonstances dramatiquement variables de la guerre: à savoir la contingence façonnée par l’inconnaissable vouloir divin qui rappelle à Diomède la foncière fragilité – nous sommes tenté de dire, comme Ø. Andersen, “nullité” (Nichtigkeit) – de tout ce qui est humain. Nous trouvons donc déjà dans l’Iliade le noyau de ce qui sera plus tard développé par la poésie lyrique – dans le cadre d’une réflexion sur le jour – comme le caractère ἐφήμερος de l’expérience humaine: la sujétion de l’être mortel aux circonstances changeantes et imprévisibles apportées par chaque nouveau jour. [76] C’est ce noyau proprement tragique de la guerre dans l’Iliade – et qui avec la mort de Patrocle atteint de manière inattendue Achille lui-même {27|28}, marquant un changement de direction dans le scénario de la colère – que le “plan de Zeus” ouvre et façonne.
Si l’acquiescement de Zeus à Thétis au chant I de l’Iliade donne une première direction générale à l’action guerrière: une défaite partielle des Achéens pour rendre honneur à Achille, la prédiction de Zeus à la fin du chant VIII définit mieux les limites de cette défaite: jusqu’à la mort de Patrocle et le conséquent retour d’Achille au combat. Cette prédiction révèle pourtant à la fois le caractère schématique du “plan de Zeus” [77] qui – même s’il est progressivement précisé dans les prédictions ultérieures – laisse encore place à une large marge d’indétermination par rapport à la façon précise dont il sera exécuté.
[Si nous nous demandions la raison du retard de Zeus pour commencer l’exécution du plan (ou, en d’autres termes, la fonction narrative du premier jour de combat qui va du chant II au chant VII), nous pourrions répondre avec M. M. Wilcock que le poète “(…) shows us the Greeks as naturally victorious, naturally superior to the Trojans, before he comes to the consequences of Achilleus’ withdrawal (…). If we moved straight from 1 to 8, there would simply be gloom. Zeus would manipulate the battle.” [78] Mais la victoire achéenne alors, quoique claire, est entrecoupée par des renversements dûs aux interventions des divinités protroyennes. Voir, par exemple au chant V, la scène où Diomède recule devant Hector assisté par Arès (Il. V, 590-609).]
L’interdiction de Zeus au chant VIII crée d’une certaine manière le cadre dans lequel se déroulera toute l’action divine dans l’Iliade jusqu’au retour d’Achille au combat. Mais si au chant VIII la tentative d’intervention d’Héra (et d’Athéna) est frustrée et si Poséidon renonce avant même d’avoir essayé quoi que ce soit, nous verrons au chant XIII – après le détournement du regard de Zeus vers les Thraces et les Mysiens – Poséidon exciter efficacement les Achéens au combat et au chant XIV Héra réussir à tromper Zeus (en le faisant dormir après l’amour), ce qui permet aux Achéens des renversements temporaires de la situation guerrière. W. Schadewaldt suggère que (en ce qui concerne l’insoumission à Zeus) ce rapport d’opposition entre le chant VIII et les chants XIII-XIV est consciemment construit, ce qui fait des essais frustrés du chant VIII une espèce de préparation aux essais réussis des chants XIII-XIV, intuition que nous retrouverons en quelque sorte dans les notes de {28|29} K. Reinhardt [79] . Nous constatons que si, d’une part, l’interdiction de Zeus au chant VIII décide la direction générale des événements de cette guerre, elle crée, d’autre part, la limite nécessaire aux essais de transgression commis par les autres dieux. Or, ces essais de transgression altèrent, au moins en partie, l’exécution du plan de Zeus. Les détails du comment sera accompli ce plan restent donc indéterminés et dépendent du jeu quelque peu instable des rapports de forces existant entre les dieux. A l’intérieur du chant VIII nous assistons à une première concession de Zeus à Athéna (et Héra) leur permettant, sinon une participation directe au combat, au moins la suggestion d’un conseil (βουλήν) aux Argiens (Il. VIII, 30-40). Cette concession permet que dans la suite Héra, à un moment critique, inspire à Agamemnon l’idée de stimuler les Achéens, ce qui les sauvera alors de l’incendie des nefs (Il. VIII, 217-219). Mais il faut remarquer qu’au discours ému d’Agamemnon à ses guerriers (et qui s’achève par un appel à Zeus) c’est Zeus lui-même qui répond affirmativement [“Il dit; le Père des dieux, à le voir en pleurs, a pitié. Il fait oui: il verra son armée saine et sauve, et non perdue” (Il. VIII, 245-246)], créant alors un renversement favorable aux Achéens et retardant donc l’exécution immédiate de son plan. [80]
Revenons maintenant à la suite du texte pour voir la réponse de Diomède à Nestor. Voici comment le poète l’introduit: “Le brave Diomède au puissant cri de guerre lors lui répond ainsi: ‘Tout ce que tu dis là, vieillard, est fort bien dit. Mais c’est un atroce chagrin qui m’entre dans l’âme et le cœur, s’il faut qu’un jour Hector dise aux Troyens: ‘Devant moi le fils de Tydée a fui et rejoint ses nefs. Voilà comme il se vantera… Ah! que pour moi alors s’ouvre la vaste terre!’“ (Il. VIII, 144-1).
Diomède commence par admettre la justesse (κατὰ μοῖραν “selon la part”, c’est-à-dire “selon ce qui convient”) de tous les mots (ταῦτά πάντα) de Nestor mais il introduit ensuite ce code héroïque qui était implicitement l’objet de la relativisation proposée par son vieux compagnon, comme s’il oubliait précisément les circonstances extraordinairement défavorables pour {29|30} les Achéens. Le rapport avec le dieu en quelque sorte disparaît et ne reste alors que le rapport avec l’adversaire mortel: Hector. Diomède exprime son attachement à un code d’honneur qui ne permettrait en aucune circonstance la fuite, mais il exprime aussi le presupposé lui-même de l’idée d’honneur: la constitution de l’identité par la réputation publique [“Car Hector un jour dira parmi les Troyens parlant en public (ἀγορεύων)” (Il. VIII, 148)]. La honte d’une fuite, décrite comme une “douleur terrible” (αἰνὸν ἄχος), ne naît toutefois pas d’un rapport avec ses propres compagnons d’armes mais du rapport imaginaire avec la communauté des ennemis, comme si – au-delà d’un désir quelque peu mégalomane d’une reconnaissance unanime – ce n’était que l’opinion de l’ennemi la vraie mesure de reconnaissance pour le héros. Il expose enfin ce qui est à la base de cette incapacité de relativiser les valeurs héroïques: une espèce d’adhésion à la mort exprimée par la préférence donnée à celle-ci plutôt qu’à n’importe quelle concession qui puisse tacher sa réputation [“Ah! que pour moi alors s’ouvre la vaste terre!” (Il. VIII, 150)].
Mais voyons ce que Nestor rétorque à Diomède. Le poète reprend brièvement la narration: “Le vieux meneur de chars, Nestor, ainsi répond: ‘Hélas! fils du brave Tydée, quels mots as-tu dits là? Hector te pourra bien appeler un lâche, un couard: aucun ne l’en croira parmi les Troyens ou les Dardanides, ni parmi les femmes des guerriers troyens au grand cœur dont tu auras couché dans la poussière le jeune et bel époux’“ (Il. VIII, 151-156).
Dans ce nouvel essai de relativiser l’adhésion inconditionnelle de Diomède au code d’honneur héroïque, Nestor ne mentionne pas – car il l’avait déjà fait – le rapport du mortel avec le dieu. Il se maintient cette fois sur un terrain simplement humain, plus précisément dans le domaine même cité par Diomède: l’opinion publique ennemie. [81] Selon Nestor la parole d’Hector vaut bien moins que le fait, connu surtout de leurs épouses, que Diomède ait déjà tué plusieurs guerriers troyens. [82] La relativisation résulte d’abord de l’insertion d’un acte (la fuite) dans son contexte et ensuite – ce qui est plus décisif et en question ici – de son insertion dans cet ensemble d’actes qui constitue une figure biographique et qui peut seul caractériser moralement un guerrier.
Mais plus décisif que cette réponse est l’acte que, en tant que cocher, Nestor entreprend, sans même se donner la peine de consulter Diomède: “Il dit et tourne vers la fuite ses coursiers aux sabots massifs; il va à travers la déroute, tandis que, sur lui, les Troyens et Hector, dans une effroyable clameur, {30|31} déversent leurs traits, source de sanglots” (Il. VIII, 157-159). Le caractère opportun de cette manœuvre est mis en évidence par la façon menaçante dont les Troyens et Hector s’approchent. L’acquiescement de Diomède commence par son silence, bien que le poète évite de le décrire comme quelqu’un qui fuit [83] . Dans une telle situation, c’est le cocher qui décide, puisque le guerrier qui est à son côté (et d’ordinaire commande) n’exprime, dans son hésitation (διάνδιχα, Il. VIII, 167), aucun ordre clair. Comme le dira le poète, l’hypothèse de “faire retourner le char” (ἵππους τε στρέψαι, Il. VIII, 168) est méditée par Diomède κατὰ φρένα καὶ κατὰ θυμόν (Il. VIII, 169), à savoir sans être émise et communiquée à l’autre par la voix. Pendant ce temps, le char, conduit par Nestor vers la fuite, continue sa course.
Hector alors – comme devinant l’attachement de Diomède au code héroïque – prend la parole pour l’insulter, ce que le poète raconte ainsi: “Le grand Hector au casque étincelant à grande voix le hue: ‘Ah! fils de Tydée, personne autant que toi n’était prisé naguère des Danaens aux prompts coursiers, tu avais d’eux place d’honneur, et viandes, et coupes pleines. Mais de ce jour, ils te mépriseront, puisque tu t’es mué en femme. Va-t’en à la male heure, misérable poupée! Je ne cèderai point, et tu ne mettras pas le pied sur nos remparts, tu n’emmèneras pas nos femmes sur tes nefs: je t’aurai d’abord donné ton destin’“ (Il. VIII, 160-166).
Hector établit d’abord un rapport entre les privilèges du guerrier et la tâche risquée qu’il doit accomplir au combat: ses prérogatives sont – pour reprendre une expression de James Redfield – “une sorte de récompense anticipée” [84] . On trouve le même vers 162 du chant VIII – ainsi que l’éthique guerrière qu’il implique – au début du discours adressé par Sarpédon à Glaucos au chant XII: “Glaucos, pourquoi nous donne-t-on tant de privilèges en Lycie, place d’honneur, et viandes et coupes pleines?” (Il. XII, 310-311), ce qui rappelle qu’un même langage est employé dans les exhortations faites aux φίλοι et dans les insultes adressées aux ennemis.
Le centre du νεῖκος d’Hector est une accusation de manque de virilité de la part de Diomède. [85] Le guerrier fuyant est comparée à une femme parce {31|32} que celle-ci, comme l’enfant, ne participe pas à cette sorte de vie politique agressive et tournée vers l’extérieur qu’est la guerre, et dépend entièrement du guerrier actif qui seul peut la sauvegarder. Mais de même que Nestor avait indiqué que ce sont les femmes – dont les maris ont été tués – qui connaissent mieux la valeur du guerrier ennemi, ainsi Hector rappelle à la fin de son discours que, quoique exclues du champ de bataille, les femmes sont en quelque sorte le but même de cette guerre [“tu n’emmèneras pas nos femmes sur tes nefs”] [86] , ce que – rétrogradant aussi vers son origine – confirme précisément l’histoire d’Hélène.
L’acte même de l’insulte paraît pourtant – comme le confirment les vers 532-58 du discours final d’Hector qui mettent Diomède dans la position du plus grand rival [“Je saurai alors si le fils de Tydée, Diomède le Fort, doit me rejeter des nefs vers nos murs, ou si je dois au contraire le déchirer avec le bronze et emporter ses dépouilles sanglantes” (Il. VIII, 532-534)] – supposer une reconnaissance de la valeur héroïque de l’adversaire, constituant paradoxalement une espèce de compliment, car, ainsi que le suggère Laura Slatkin, “ce genre d’insultes et d’invectives est en réalité une façon d’honorer le destinataire, en ce que l’insulteur et l’insulté sont mis sur un pied d’égalité.” [87] Mais si la finalité de l’insulte – comme celle de l’exhortation à un φίλος – est ici un acte de courage de la part de l’adversaire (ce qui ne ferait qu’accroître l’éclat de la victoire de l’insulteur), son effet alors serait réellement destructif pour Diomède, car se montrer vaillant dans une situation si nettement défavorable serait peu intelligent et même suicidaire.
Encore une fois nous laisserons de côté la traduction de P. Mazon et essaierons nous-mêmes de traduire un passage qui nous paraît évidemment décisif pour une appréciation de l’ensemble de cet épisode (la Nestorbedrängnis): sa conclusion. Après le νεῖκος d’Hector, le poète reprend la narration: “Il dit, et le fils de Tydée médite – divisé entre deux avis – de retourner le char et de combattre face à face. Par trois fois il médite en son esprit et en son cœur: par trois fois le prudent Zeus tonne des montagnes de l’Ida, donnant un signe aux Troyens de la victoire qui, dans le combat, change de camp” (Il. VIII, 167-171).
Le scholiaste bT à Il. VIII, 167 s’étonnait déjà que le partage de Diomède entre deux avis (διάνδιχα μερμήριξεν) n’ait été suivi que de l’énonciation d’un {32|33} seul des deux [88] . G. S. Kirk commente, lui aussi, que lorsque quelqu’un διάνδιχα μερμήριξεν (“médite divisé en deux”) les alternatives sont posées dans une disjonction introduite formellement par ἤ … ἦε (voir Il. I, 189-192, XIII, 455-457), tandis qu’ici une seule des alternatives est nommée. [89] L’ellipse de l’alternative déjà choisie par Nestor – la fuite – n’empêche toutefois pas l’intelligibilité du passage [90] , le poète mettant ainsi l’accent sur l’alternative qui, détonnant dans un tel contexte, partagerait aussi Diomède et Nestor. L’hypothèse d’Aristarque selon laquelle le διάνδιχα introduirait non pas deux idées opposées mais convergentes (“retourner le char” et “combattre face à face”) [91] n’a donc aucun sens ici.
Si nous faisons pourtant attention à la scène, nous verrons que l’acte même du μερμήριξε (cité deux fois presque de suite: Il. VIII, 167 et 169) – en tant que pondération hésitante de deux possibilités – représente déjà une décision dans le sens de la prudence, car, comme nous l’avons remarqué, le char est entretemps conduit vers le chemin de la fuite. Le deuxième μερμήριξε, modifié par ce τρίς (“par trois fois”) qui marque bien la force de l’hésitation, a lieu d’abord – selon l’ordre de la mention par le poète – dans le φρήν (κατὰ φρένα), très imprécisément traduit par “esprit” car il s’agit en fait de “l’organe” (ou plutôt de la fonction) de la réflexion sensée de l’intelligence pratique, dont nous croyons d’ailleurs apercevoir un reflet coïncident dans l’épithète de Zeus μητίετα (“prudent”) au vers 170.
M. M. Willcock suggère que le nombre trois – évident dans l’hésitation finale de Diomède et dans la conséquente réaction de Zeus – structure aussi dans l’ensemble du chant VIII le cadre plus étendu des tentatives de résistance contre la volonté de Zeus non seulement de la part de Diomède [92] mais aussi de la part d’Héra et d’Athéna [93] , comme si la correspondance entre le plan humain et le plan divin en ce qui concerne cet essai de résistance ne faisait {33|34} que renforcer – du fait même d’être une double résistance – le caractère incontournable de la supériorité de Zeus. [94]
Si la perspicacité de ces remarques de M. M. Willcock permet d’élargir la portée du nombre trois comme élément qui structure les séries d’opposition à Zeus à l’intérieur du chant VIII, nous croyons que, par rapport à la dernière scène de Diomède résistant au dieu, les conclusions sur la signification de l’emploi de ce schéma formel ne sont pas suffisamment développées. Après avoir cité la triple hésitation de Diomède suivie du triple tonnerre de Zeus, Willcock rappelle d’une part que cette suite “par trois fois… par trois fois” est typiquement iliadique et, d’autre part, que Diomède est un type extrême de héros qui essaie de se battre même contre un dieu (comme Aphrodite et Arès au chant V). [95] Or, il faudrait mettre directement en rapport cette série de “trois-trois” avec l’essai de se mesurer à un dieu, en rappelant – comme l’a fait Ø. Andersen – l’essai de Diomède contre Apollon au chant V [96] .
Mais avant de citer la scène du chant V contre Apollon, il faut rappeler la réserve de G. S. Kirk sur l’idée même d’une triple réponse de Zeus à la triple pondération de Diomède, comme si l’action du dieu était disjointe de celle du héros et ne visait qu’à encourager les Troyens. [97] Même Ø. Andersen met le mot “réponse” (“Antwort”) entre guillemets [98] , comme si le plus grand dieu ne pouvait pas agir en réaction aux pensées d’un mortel. En dépit de la plausibilité de ces réserves, il est impossible de nier que – d’un point de vue syntaxique élémentaire – le τρὶς μέν du vers 169 (modifiant μερμήριξε) et le τρίς δ(ε) du vers 170 (modifiant κτύπε) établissent une évidente corrélation entre les deux actions, celle de Diomède étant mentionnée en premier lieu.
Revenons maintenant à la scène du chant V (Diomède/Apollon) pour essayer de préciser la comparaison avec la présente scène du chant VIII (Diomède/Zeus). Au chant V lorsque Diomède, désobéissant à l’ordre d’Athéna, s’élance contre Enée, qui – comme Diomède le sait – est alors protégé par le dieu, le poète raconte: “Par trois fois il s’élance, brûlant de le tuer; par {34|35} trois fois Apollon repousse avec rudesse son écu éclatant” (Il. V, 436-437). Nous retrouvons le schéma τρὶς μέν… τρὶς δέ (“par trois fois… par trois fois”) dans une scène où il s’agit aussi des limites imposées par le dieu à une tentative téméraire du héros. [99] Mais, une fois admis cet encadrement commun, l’explicitation des différences peut révéler la spécificité de chaque scène. La première différence concerne l’acte lui-même de Diomède auquel le dieu répond. Au chant V – comme au chant XVI (702-704) dans une scène semblable entre Patrocle et Apollon – l’acte est clairement agressif: ἐπόρουσε κατακτάμεναι μενεαίνων “il s’élance, brûlant de le tuer” (Il. V, 436); au chant VIII l’“acte” ne consiste qu’à délibérer: διάνδιχα μερμήριξεν “il médite divisé en deux” (Il. VIII, 167) – et même s’il était suivi par la décision de lutter, sa position serait encore défensive. La deuxième différence c’est qu’au chant V – comme au chant XVI (705-706) – l’avertissement d’Apollon ne vient qu’après une quatrième tentative [“Une quatrième fois, il bondit, pareil à un δαίμων; mais Apollon Préservateur, d’une voix terrible, le semonce et dit: (…)” (Il. V, 438-439)], comme si elle seule – bien marquée par le qualificatif δαίμονι ἶσος – représentait le franchissement des dernières limites. Tandis qu’au chant VIII non seulement cette quatrième tentative mais aussi un avertissement discursif de Zeus sont tout à fait absents.
Par rapport à ce type de scène où le dieu (Apollon) est défié trois fois plus une quatrième (Il. V, 436-442; Il. XVI, 702-709; Il. XXI, 445-454) par un héros alors “pareil à un daímon”, cette scène du chant VIII – en accord en cela avec le style de ce chant appelé κόλος μάζη) – est une sorte de raccourci où évidemment le dieu en question (Zeus) est encore plus puissant, mais où aussi l’affrontement, bien plus doux, n’est pas direct, le héros ne faisant que “méditer” trois fois la possibilité d’une réaction. Après la triple ‘réponse’ de Zeus signalant avec le tonnerre la victoire des Troyens, aucune réaction de Diomède n’est décrite et la scène est immédiatement occupée par Hector qui reconnaît le signe favorable de Zeus (Il. V, 172-176). Au chant V le poète décrit le recul de Diomède après l’avertissement d’Apollon [“Il dit, et le fils de Tydée rompt un peu en arrière, évitant la colère de l’archer Apollon” (Il. V, 443-444)], tandis qu’au chant VIII c’est le silence du poète qui indique l’acquiescement final de Diomède. [100]
Au chant V, lors de sa quatrième attaque contre Enée alors protégé par Apollon, Diomède est averti par quelques paroles du dieu [“Prends garde à toi, fils de Tydée: arrière! et ne prétends pas égaler tes desseins aux dieux: ce {35|36} seront toujours deux races distinctes que celle des dieux immortels et celle des humains qui marchent sur la terre” (Il. V, 440-442)] dont le contenu pratique assez clair dans le sens de la prudence et de la mesure s’appuie sur la proposition d’une distinction fondamentale indépassable entre les dieux, qui ne sont pas sujets à la mort, et les hommes, qui sont liés à la terre. Au chant VIII Diomède n’affronte pas directement Zeus et n’est pas non plus averti par des paroles du dieu. Le message contenu dans ses signes (tonnerre et éclair dirigés vers les Achéens) est pourtant suffisamment clair, étant d’abord décodé par Nestor (Il. VIII, 140-144) et ensuite confirmé par le poète qui, lors des trois derniers tonnerres de Zeus, dit que le dieu envoyait “un signe aux Troyens (σῆμα Τρώεσσι) de la victoire qui, dans le combat, change de camp (μάχης ἑτεραλκέα νίκην)” (Il. VIII, 171) [101] .
C’est ce dernier syntagme de trois mots et, en particulier, l’adjectif ἑτεραλκέα qui nous paraît décisif pour comprendre le sens de ce signe de Zeus. Nous nous sommes servis pour notre traduction de la suggestion du Dictionnaire Grec-Français de A. Bailly: “la victoire qui, dans la bataille, change de camp” [suggestion qui n’est pas très éloignée de celle moins littérale – et qui vaut pour tout le vers – de Liddell-Scott: “a sign that victory was changing side”] [102] qui s’appuie à son tour sur la tradition des scholiastes selon laquelle l’adjectif ἑτεραλκής voudrait dire: “qui rend l’avantage au parti d’abord vaincu.” Le Lexikon des frühgriechischen Epos est plus réservé par rapport aux scholiastes: “Die schol. Deutung ‘mit ἀλκή für die andere, d.h. die bisher unterlegne Partei’ ist zu situationsbegg.” [103] Il faut pourtant remarquer que ce {36|37} sens “trop référé à une situation” (zu situationsbezogen) est entièrement justifié par rapport à la situation du chant VIII où les Troyens, jusqu’alors vaincus, commencent avec l’aide de Zeus à vaincre les Achéens. On est renvoyé d’abord à la question qui ouvre le premier discours de Nestor à Diomède: “Ne reconnais-tu pas que l’ἀλκή venant de Zeus ne t’accompagne pas?” (Il. VIII, 140) et ensuite à ses propositions sur le caractère inconstant et temporaire du κῦδος accordé par Zeus. Ces propositions paraissent elles aussi anticiper d’une certaine façon cette idée d’une victoire qui, dans le combat – comme le contexte le montre -, change de camp selon la volonté de Zeus, à savoir d’une victoire qui – au moins jusqu’au retour d’Achille – est essentiellement réversible, inconstante et non-définitive.
Si au chant V Diomède doit prendre conscience des limites infranchissables de sa condition mortelle et terrestre – par opposition à la nature immortelle de la divinité -, au chant VIII il doit reconnaître et admettre un autre élément qui fait partie de cette même condition mortelle – et qui dans l’Iliade est défini surtout à partir du rapport avec le dieu -: la contingence. C’est-à-dire le héros mortel expérimente dans l’Iliade l’impossibilité de prévoir et de décider l’ensemble d’une situation de guerre, puisqu’il revient finalement au dieu de dicter la direction que prendra un combat. D’où l’importance de reconnaître les signes qui permettent une “lecture” adéquate des forces divines (qui sont) en jeu dans une situation guerrière déterminée et l’importance du choix d’un comportement en conformité avec celles-ci.
Dans le contexte du chant VIII le rapport entre Zeus et Diomède passe par la médiation de Nestor: c’est lui qui fait la “lecture” des signes de Zeus, tirant des conséquences générales (une “leçon”) sur la contingence du κῦδος à partir d’une situation particulière. (De même qu’au chant VI la contingence tragique de l’histoire de Bellérophon ne devient accessible à Diomède que par l’intermédiaire de Glaucos.) Pour que le premier avertissement de Nestor devienne possible – et même nécessaire – il faut que Diomède agisse d’abord de façon téméraire, ainsi qu’il faut de la part de Diomède une adhésion inconditionnelle au code héroïque de l’honneur pour que Nestor puisse expliciter – dans les termes mêmes de son compagnon d’armes – ce qui doit le relativiser. Nous voyons donc dans cet épisode que c’est de la tension entre Diomède et Nestor que surgit une proposition de “prudence”, c’est-à-dire d’un comportement héroïque attentif à la configuration particulière imprévisible d’une situation de guerre suivant la volonté du dieu. Diomède correspondrait mal à une caractérisation schématique du “prudent” – qui dans cet épisode paraît en principe revenir plutôt à Nestor. Diomède fonctionne comme un personnage qui, testant les limites du héros mortel, force la formulation de ce sur quoi il n’a aucun pouvoir et qui pourtant le définit de manière négative et foncière: la mortalité et (en l’occurrence) la contingence. Mais une fois clairement formulée la proposition de ces limites – ce qui sans doute implique déjà quelque risque -, Diomède n’insiste pas sur la transgression ou la résistance et – comme cet épisode du chant VIII le montre aussi – il recule acquiesçant au pouvoir plus grand du dieu. Ce n’est qu’en ces termes – qui conviennent {37|38} enfin à l’homme d’action (plutôt qu’à un type contemplatif inexistant chez Homère) – que nous pourrions dire que Diomède incarne un prototype du “prudent”.

Footnotes

[ back ] 1. Cette thèse à été soutenue le 4 mars 2000 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales – Paris. De l’ensemble qui la compose quelques éléments (plus ou moins remaniés) ont été déjà publiés comme articles: “Nota crítica à ‘bela morte’ vernantiana”, Classica 7/8 (1994/1995), 53-62; “Le mythe iliadique de Bellérophon”, GAIA – Revue lnterdisciplinaire sur la Grèce archaïque 1-2 (1997), 41-66; L’áte dans l’Iliade (le cas Agamemnon)”, CLASSICA 11/12 (1998-1999), 271-280; “O exemplo de Príamo na Ilíada (XXIV, 525-549) e na Ética à Nicômaco (1110A 6-9)”, KRITERION – Revista de Filosofia 102 (julho à dezembro/2000), 178-189; “L’échange des armures entre Diomède et Glaucos (Iliade VI, 232-236)”, ÁGORA – Estudos Clássicos em Debate 4 (2002), 7-23.
[ back ] 2. Cf. Aubenque, P. La prudence chez Aristote. Paris: Presses Universitaires de France, 1963, p. 65-69. Et Aristote. Éthique à Nicomaque VI, 5, 1140b 27; 6, 1141b l; 8 1141b 9-11. La traduction de la première occurance est celle de J. Tricot (Aristote. Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot. Paris: Vrin, 1959, 6ème edition: 1987, p. 287). Pour l’explicitation de cette appropriation (d’où n’est pas exclue une certaine violence philosophique) d’une lecture d’ Aristote comme instrument heuristique dans un contexte tout autre comme celui de l’Iliade (dont font partie, par exemple, les prédictions) je ne peux que renvoyer à l’ensemble de l’“Introduction” de ma thèse, ou sont posés les problèmes méthodologiques les plus graves. L’épigraphe de la thèse le disait déjà avec Friedrich Schlegel: “Le philologue (en tant que tel) doit philosopher.”
[ back ] 3. Le dieu d’Aristote appartient au domaine du nécessaire, mais – comme le suggère P. Aubenque – étant un Dieu lointain, “son pouvoir décroît à proportion même de l’éloignement où il se trouve des choses”, ce qui explique son indifférence à l’égard du monde sublunaire ainsi que “son impuissance à le gouverner en détail” (Aubenque, P., La prudence chez Aristote, op. cit., p. 84-85). C’est précisément de la distance entre une loi générale (dont se préoccupe le Dieu) et sa réalisation dans le parliculier (qu’Il ne peut pas assurer) – à savoir d’une sorte de défaillance ou inachèvement de la nature dans ce monde sublunaire – que surgit la contingence.
[ back ] 4. Si nous nous posons la question générale: qu’est-ce qu’une intervention divine (dans les différentes formes qu’elle peut assumer) représente dans le cours de la vie d’un mortel?, nous sommes tentés de répondre en nous appropriant la citation suivante de Carlo Diano: “Employez le nom que vous voudriez; moi je me sers du nom grec et je dis: une tychè, un événement. C’est la chose comme événement qui surprend, qui apparaît autre, qui fait obscurément penser à l’action d’une puissance, et qui dénonce la présence du dieu” (Diano, Carlo. Forme et événement, trad. P. Grenet et M. Valensi. Combas: L’Éclat, 1994, p. 23).
[ back ] 5. Cf. Andersen, Øivind. “Einleitung” und “Abschluss” in Die Diomedesgestalt in der Ilias, Symbolae Osloenses, vol. suppl. XXV. Oslo: Universitetsforlaget, 1978, p. 9-13, p. 144-149.
[ back ] 6. Le rapport avec les dieux met donc d’abord en évidence la finitude et la mortalité du héros. Mais à l’intérieur de cet horizon élémentaire de la mortalité, ce rapport figure aussi le caractère contingent (c’est-à-dire indéterminé et sujet à des changements imprévisibles) du parcours d’un guerrier mortel. La prudence ou, selon Ø. Andersen, “la recherche de la mesure” (“das Suchen nach dem Mass”) se montre donc premiérement comme reconaissance des limites imposées par une situation particulière configurée par les dieux.
[ back ] 7. Pour ce qui est des particularités linguistiques et mythiques des 52 premiers vers du chant VIII de l’Iliade, voir Chantraine, P. “Sur l’archaïsme des parties ‘récentes’ de I’Iliade (à propos de Il. VIII, 1-52)”, Revue des Études Grecques 47, 1934, 281-296, p. 281-296.
[ back ] 8. Sauf indication de quelque modification, nous citerons toujours la traduction française de l’Iliade par Paul Mazon: Homère. Iliade tomes I-IV, texte établi et traduit par Paul Mazon. Paris: Les Belles Lettres, 1937-1938. Pour le texte grec voir Homeri Opera: Ilias tomi I-II, ediderunt Thomas W. Allen et David B. Monro. Oxford: Oxford University Press, 1902, Seventeenth impression: 1989.
[ back ] 9. C’est donc dans le comment de la réalisation de ce plan – résultat d’un rapport complexe de pouvoir entre les différents dieux (et encore entre ceux-ci et les mortels) qu’intervient la surprise, en contrepoint nécessaire de la fixité des prédictions.
[ back ] 10. Ce passage a attiré l’attention de A.W.H. Adkins qui l’a cité juste au début de son commentaire sur la μοῖρα. En dépit d’une précision ultérieure, quand il note que les κῆρες ne sont pas “des destins” en général mais “des destins de mort” – comme si les dieux ne pouvaient rien changer à la mort -, la pertinence de la première remarque se maintient: “The scales are something distinct from Zeus; the weight of the kêres is independem from Zeus, for otherwise there would be no point in weighing them: and so there apparently exists a power over which Zeus has no control, and to which he bows” (Adkins, A.W.H. Merit and responsibility. Oxford: Clarendon Press, 1960, p. 17).
[ back ] 11. “Outside of Il. VIII itself (cf. 133), Zeus never flings a lightning bolt into an army; such direct, visible intervention is unusual for him” (Fenik, B. “Typical battle scenes in the Iliad”, Hermes Einzelschriften 21, 1968, p. 220).
[ back ] 12. Bourdel, Catherine. “Τάρβος et Θάμβος chez Homère” in Hommage à Pierre Fargues. Paris, 1974, 113-119, p. 119.
[ back ] 13. Idem, p. 118.
[ back ] 14. Idem, p. 119. Dans ses “Remarques sur l’usage de θάμβος et des mots apparentés dans l’Iliade” (Orpheus N.S., anno X, 1989, fasc. 2, 249-260), Danièle Aubriot, après une première définition du terme (où elle cite l’article de C Bourdel), essaie de distinguer deux réactions: la première, généralement reconnue, se définirait par l’immobilité et la passivité (dans une espèce de perte du νόος) après la stupeur initiale; la deuxième, moins reconnue, ne reviendrait qu’à des personnages exceptionnels comme Achille et Hélène et serait caractérisée par la lucidité et un comportement actif après la stupeur. Or, dans le dernier exemple concernant Achille (Il. XXIV, 483), sa réaction à la présence de Priam suit le premier modèle non pas parce qu’il pressentirait – comme ses compagnons – la présence d’un dieu derrière l’événement insolite, mais, comme le suggère D. Aubriot, parce qu’il se surprend du courage et commence à compatir à la souffrance du père de sa victime, analogue à celle que ressentira son propre père. Cette seule exception confirme pourtant la règle (dont fait partie notre occurrence) selon laquelle c’est la présence d’un dieu qui fascine et paralyse le héros.
[ back ] 15. “Sur le corps du guerrier, Homère sait énumérer toutes les nuances de la peur, jusqu’au vert, signe de la terreur (…)” (Loraux, Nicole. “Crainte et tremblement du guerrier” in Les expériences de Tirésias. Paris: Gallimard, 1989, 92-107, p. 95).
[ back ] 16. Simone Weil avait remarqué: “La honte de la peur (…) n’est pas épargnée à un seul des combattants. Les héros tremblent comme les autres” (“L’Iliade ou le poème de la force” in La source grecque. Paris: Gallimard, 1953, 11-42, p. 20). Ce qui est repris par Nicole Loraux: “(…) dans l’Iliade, la peur est la chose du monde la mieux partagée et, à l’exception de Zeus, personne n’y échappe” (“Crainte et tremblement du guerrier”, op. cit., p. 93). Achille, lui aussi, aura peur du fleuve Scamandre et, au moins une fois, éprouvera la peur (ταρβήσας) face à la lance d’un adversaire mortel: Enée (Il. XX, 262). Voir Loraux, N.: “Achille serait-il seul à toujours semer l’effroi sans jamais l’éprouver lui-même? (…) au chant XX, avant d’épouvanter son adversaire, Achille, un bref instant, aura peur de la lance d’Enée” (op. cit., p. 94).
[ back ] 17. “Étonnante vérité d’un univers guerrier où, si prisée soit-elle, l’idéologie de la valeur jamais ne prend le pas sur la constatation que la guerre et la peur ont partie liée” (Loraux, N., op. cit., p. 95).
[ back ] 18. “Il y a la peur de chacun et la panique collective, que chacune des deux armées connaît à son tour (les Achéens toujours devant Hector, les Troyens devant Diomède, Ajax et, bien sûr, Achille), quand les deux camps n’y succombent pas en même temps (…)” (Loraux, N., op. cit., p. 94).
[ back ] 19. “Il y a peur et peur. La peur lâche et celle qui, acquiesçant au réel, permettra peut-être au combattant de retourner une situation critique. La peur-panique et la peur-conscience” (Loraux, N., op. cit., p. 96).
[ back ] 20. L’épisode analogue de l’Ethiopide où Nestor est sauvé par Antiloche d’une mort imminente aux mains de Memnon, garde – en dépit de quelques différences nettes – cet élément commun avec l’épisode de l’Iliade: le cheval blessé par une flèche de Pâris. La source principale est Pindare (Pythique VI, 32-33): “Le cheval, déchiré par des flèches de Pâris, entravait le char de Nestor” (Pindare. Pythiques, texte et traduction par Aimé Puech. Paris: Belles Lettres, 1922, 2ème édition: 1951, p. 105).
[ back ] 21. Lorsque Diomède exhorte Ulysse à repousser le “guerrier sauvage” (ἄγριον ἄνδρα), Ulysse fuit non plus face à la foudre brûlante de Zeus mais face à Hector qui s’approche.
[ back ] 22. Loraux, N., op. cit., p. 93.
[ back ] 23. “Die Situation und Diomedes’ νεῖκλς, worin der flüchtende Odysseus ais κακός beschimpft wird (94), erinnert an das Il. II, wo Odysseus mit allerlei Beschimpfungen die Flucht des Heeres abzuwenden vermag” (Andersen, Ø. Die Diomedesgestalt in der Ilias, op. cit., p. 113).
[ back ] 24. Erbse, Hartmut. Scholia Graeca in Homeri Iliadem, vol. 2. Berlin: Walter de Gruyter, 1971, p. 320.
[ back ] 25. Ibidem.
[ back ] 26. The Iliad, vol. 1, edited with apparatus criticus and notes by W. Leaf. Amsterdam: Hakkert, 1971 (Second edition), p. 339. W. Leaf s’appuie ici sur une citation de Platt: “Platt (…) aptly quotes Thuc. IV. 34 ὑπό δὲ τῆς μείζονος τῶν πολεμίων τὰ ἐν αὐτοῖς παραγγελλόμενα οὐκ ἐσακούοντες, which shows it to be ‘the correct term for catching a word in the tumult of battle’“ (Ibidem). G. S. Kirk reprend exactement la position et les arguments de W. Leaf (voir Kirk, G. S. The Iliad: A Commentary. Vol. II: books 5-8. Cambridge: Cambridge University Press, 1990, p. 306). M. M. Willcock paraît lui aussi être proche de la position de W. Leaf: “Here the choice of word (ἐσάκουσε) is ambiguous at best; Odysseus was suffering from a temporary deafness” (Willcock, M. M. Introduction and commentary of The Iliad of Homer I-XII. London: Macmillan, 1978, p. 263).
[ back ] 27. Wilamowitz l’avait bien compris, lorsqu’il décrit ainsi l’intervention de Zeus: “(…) sein Donnern und Blitzen zwingt selbst die vornehmsten Helden zur Flucht: sie handeln unter Zwang, sind also moralisch entschuldigt” (Von Wilamowitz-Moellendorff, Ulrich. Die Ilias und Homer. Zweite Auflage. Berlin: Weidmannsche Buchhandlung, 1920, p. 44).
[ back ] 28. “πῶς δέ δειλὸς ὁ μετὰ πάντας φεύγων (…)” (Erbse, H., op. cit., p. 320).
[ back ] 29. Voir la conclusion de G. S. Kirk sur l’épisode (92-98): “The possibility that these few vv. were added in the post-Homeric period, when a malicious interpretation of Odysseus’ qualities was beginning to gain ground, cannot be entirely discounted (…)” (Kirk, G. S., op. cit., p. 306).
[ back ] 30. “Wichtig für unsere Frage ist, dass hier zum erstenmal in der Ilias Odysseus mit Diomedes in Verbindung gebracht wird und zwar ohne dass sich eine Zusammenarbeit ergibt” (Andersen, Ø., op. cit., p. 114).
[ back ] 31. “Auch ist das Wort des Diomedes an Odysseus Il. VIII, 92 ff. sichtlich die Vorbereitung für Odysseus’ Zusammenwirken mit Diomedes im Il. XI, und nicht zuletzt für Odysseus’ Standhalten dort” (Schadewaldt, Wolfgang. Iliasstudien. Berlin: Akademie Verlag, 1966, erste Auflage: 1938, p. 103). “Man vergleiche 11, 310 ff., wo die Rollen vertauscht sind: ein bewusstes Spiel mit offenbar kompositorischen Bezügen” (Andersen, Ø., op. cit., p. 114).
[ back ] 32. “Wenn die Modernen sich schon daran stossen, dass Odysseus auf Nestors Bitten nicht hört (als Folie für Diomedes) (…)” (Von Wilamowitz-Moellendorf, U. Die Ilias und Homer. Zweite Auflage, op. cit., p. 45). “Der nächstliegende Grund für sein merkwürdiges Verhalten ist zweifelsohne, dass Odysseus hier als Folie zu Diomedes dient, der höher im Rang steht. Es wird betont, dass er nicht deswegen der Retter Nestors wurde, weil einzig er in der Nähe war, sondern weil er allein bereit war” (Andersen, Ø., op. cit., p. 113). W. Leaf lui-même semble toucher cette idée, lorsqu’il note sa conclusion sur l’épisode: “The fact that the flight here is caused by the act of Zeus would hardly exonerate Odysseus under the circumstance as Diomdes is able to resist the panic for a while under the action of a special incentive” (Leaf, W, op. cit., p. 339).
[ back ] 33. “Another unparalleled detail is Odysseus’ refusal to heed Diomedes’ call to stop running away and help him protect Nestor. Such a call to resist is common enough by itself, but elsewhere never goes unheeded” (Fenik, B. Typical battle scenes in the Iliad, op. cit., p. 221).
[ back ] 34. “The phrase προμάχοισιν ἐμίχθη seems out of place here, as it is regularly used of a hero who comes forward from the rear to take his place among the champions of this own side; but now there are no Greek πρόμαχοι at all, as all have fled. The phrase is merely copied from Il. V, 134” (Leaf, W., op. cit., p. 339). G. S. Kirk ne fait que reprendre les arguments de W. Leaf (Kirk, G. S., op. cit., p. 307).
[ back ] 35. “His words to Nestor are relaxed in tone and the sense of crisis has disappeared; indeed he makes no reference to the dead trace-horse and seems to assume that Nestor has simply been delayed through slowness and age” (Kirk, G. S., ibidem).
[ back ] 36. “Nestor und Diomedes sind auf sich selbst angewiesen – der Alte und der Jung. (…) Die Gegenüberstellung von alt und jung wird besonders hervorgehoben” (Andersen, Ø., op. cit., p. 114).
[ back ] 37. “Diomedes bittet Nestor, auf seinen Wagen zu steigen, damit sie mit den Pferden des Aineas fahren können. Ihre Erwähnung erinnert uns an seine grosse Tat am Tage vorher. Und tatsächlich wird die Flucht in eine Offensive gewendet” (Andersen, Ø., op. cit., p. 114). Karl Reinhardt, pour qui les vers 106-108 sont plus appropriés dans la bouche d’Enée en Il. V, 221-223 (ce qui prouverait qu’ils en sont une “copie”), se demande – encore du point de vue strict de la vraisemblance – pourquoi Diomède, qui avait accompli les exploits du chant V avec ses propres chevaux, les remplacerait au chant VIII par ceux d’Enée (voir Reinhardt, K. Die Ilias und ihr Dichter, hrgb. von U. Hölscher. Göttingen: Vandenhoeck und Ruprecht, 1961, p. 187.).
[ back ] 38. “Sthenelos, himself no mean warrior, is unusually inconspicuous and is now dispatched with the feeble Eurumedon (…); he would of course have been more use than Nestor in the venture against Hektor (…); but the whole episode is particularly weak in practical terms” (Kirk, G. S., op. cit, p. 307).
[ back ] 39. “Hektor loses his charioteer Eniopeus to Diomedes at 121, and later (…) his replacement charioteer Archeptolemos to Teukros at 313; then he asks his own brother Kebriones to take the reins. One can easily see how this concentrates the mind on Kebriones, and prepares the hearers for what will happen to him at the final stage of Patroklos’ ἀριστεία in 16” (Willcock, M. M. “The importance of Iliad 8” in Homer’s world: fiction, tradition, reality, eds. Andersen, Ø. & Dickie, M. Bergen: Norwegian Institute of Athens, 1995, p. 119).
[ back ] 40. “Der Tod des Wagenlenkers dient also offensichtlich nur dazu, Hektor abzulenken und eine Schlacht Szene zu ermöglichen, in der es zwar Akteure gibt, in der aber keine Widerstände gebrochen und also keine Siege errungen werden” (Krischer, T. “Formale Konventionen der homerischen Epik”, Zetemata, Heft 56, 1971, p. 86).
[ back ] 41. “Eine andere Frage ist, ob die Il. VIII Niederlage als ganze eine Art Vorklang der grossen Niederlage Il. XI-XV ist. (…) Immerhin sahen wir schon (oben S.60f), wie der Dichter in der Nestor-Diomedes-Episode des Il. VIII Hektor und Diomedes einander nähert, ohne sie zum wirklichen Kampf miteinander kommen zu lassen” (Schadewaldt, W., op. cit., pp. 102 et 103).
[ back ] 42. “Nicht nur ist die Auseinandersetzung zwischen Hektor und Diomedes für eine spätere Stelle aufgespart. Es würde ganz und gar gegen die Absichten des Zeus sein, wenn Diomedes jetzt das Kampfglück wenden sollte” (Andersen, Ø., op. cit., p. 115).
[ back ] 43. “The sudden turn in the battle is quite out of proportion to what has gone before; there is no indication of general rally on the Greek side, and the idea that Diomedes could unaided have caused a general rout of the enemy seems to be a mere outbidding of his exploits even where he has divine assistance, as in the fifth book” (Leaf, W., op. cit., p. 341).
[ back ] 44. “Diomedes erscheint an dieser Stelle ganz und gar im selben Glanz wie in seiner Aristie. Er ist hier der gewaltige, sieghafle Kämpfer. Sein Heranstürmen könnte den Gang des ganzen Kampfgeschehens ändern” (Andersen, Ø., op. cit., p. 115).
[ back ] 45. “As usual Trojan success is the result of divine aid, but a lightning bolt striking in front of a man’s horses is unlike anything else in the Iliad” (Fenik, B. Typical battle scenes in the Iliad, op. cit., p. 222). “(…) er lässt seinen Blitzstrahl in den Boden vor Diomedes’ Wagen schlagen – eine göttliche Warnung, die in ihrer Gezieltheit auf eine bestimmte Person in der Ilias einmalig ist (133-136)” (Andersen, Ø., op. cit., p. 115).
[ back ] 46. “Diomedes bewegt sich im Il. VIII wiederum bis dicht an die Grenzen des Erlaubten” (Andersen, Ø., op. cit., p. 114).
[ back ] 47. “(…) it is not clear how this was done; one would expect them to rear up, rather” (Kirk, G. S., op. cit., p. 309).
[ back ] 48. Benveniste, Émile. Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2. Paris: Minuit, 1969, p. 74.
[ back ] 49. Benveniste, É., op. cit., p. 73. Les deux exemples de l’Iliade que nous avons présentés juste avant cette définition sont cités selon la traduction d’É. Benveniste.
[ back ] 50. Idem, p. 58.
[ back ] 51. Pour une révision bibliographique de ce rapprochement qui commence par l’article de A. Kuhn en 1853, voir le chapitre 2 de l’ouvrage de R. Schmitt, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit (Wiesbaden, 1967). L’ouvrage de G. Nagy, Comparative studies in Greek and Indic meter (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1974), rempli d’aperçus originaux sur la tradition poétique grecque, est tout entier construit sur la proximité formelle et sémantique entre ces deux “formules”. Son appropriation de l’expression védique sravas aksitam a été pourtant sérieusement mise en doute par l’essai (de mise en contexte) de E. D. Floyd, “Κλέος ἄφθιτον: an Indo-european perspective on early Greek poetry” (Glotta 58, 1980, 133-157), tandis que l’article de Margalit Finkelberg “Is κλέος ἄφθιτον a Homeric formula?” (Classical Quarterly 36 (i), 1986, 1-5), comme son titre l’indique, est une discussion sur la pertinence de l’idée de formule – selon la définition de Milman Parry – pour ce prétendu syntagme dont il ne reste qu’une seule occurrence homérique qui sera alors examinée dans son contexte.
[ back ] 52. Benveniste, É., op. cit., p. 59.
[ back ] 53. Ibidem.
[ back ] 54. Ibidem.
[ back ] 55. Idem, p. 60. Benveniste n’a pas été le seul à percevoir que κῦδος ne signifie jamais “gloire”. Hermann Fränkel, dans une note en bas de page, remarquait: “Die traditionelle Wiedergabe mit ‘Ruhm’ ist falsch. Nie bezeichnet κῦδος den Ruhm der in die Ferne dringt. Ruhm (κλέος) gibt es auch für die Toten, aber κῦδος hat nur der Lebende (Il. 22, 435 f.)” (Fränkel, H. Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums. München: C. H. Beck, 1993, erste Auflage: 1950, p. 88, note 14). Dans cette même note, H. Fränkel relève aussi l’élément magique du κῦδος, lorsqu’il fait ce rapprochement suggestif: “Die Volkskundler haben nicht bemerkt, dass kein homerisches Wort dem viel besprochenen mana und orenda so nahe kommt wie κῦδος.” Le problème est que H. Fränkel, ne se donnant pas la peine de le développer, s’arrête là. Si l’on s’appuyait, par exemple, sur la définition de mana (et orenda) proposée par Marcel Mauss (“Esquisse d’une théorie générale de la magie” in Sociologie et anthropologie. Paris: P . U. F., 1950, 6ème édition: 1995, p. 101-115), on constaterait une certaine coïncidence entre le caractère magique du κῦδος et celui du mana, mais on verrait aussi que la généralité de la définition maussienne du mana dépasse largement la spécificité du κῦδος comme “un talisman de suprématie” qui, selon Benveniste, assure la victoire au combat.
[ back ] 56. Voir Ilias-Odyssee in der Übertragung von Johann Heinrich Voss. München: Artemis & Winckler, 1995 (19. Auflage), p. 131. Ilias übertragen von Hans Rupé. Zürich: Artemis (Tusculum), 1994 (10. Auflage), p. 255.
[ back ] 57. “(…) comment celui-ci sait-il, dans la confusion de la mêlée, que le dieu vient de lui accorder le κῦδος, et comment son adversaire s’en aperçoit-il, lui aussi? Ils en sont instruits l’un et l’autre par un signe prodigieux, qui manifeste le choix divin” (Benveniste, É., op. cit., p. 61).
[ back ] 58. Benveniste, É., op. cit., p. 62. Plus tard dans ce même article, Benveniste revient sur la temporalité instable du κῦδος, mais mettant cette fois l’accent sur sa mobilité pendant le combat: “Le κῦδος passe donc de l’un à l’autre, des Achéens aux Troyens, puis d’Hector à Achille, attribut invisible et magique, (…) que Zeus seul détient en permanence et qu’il concède pour un jour aux rois ou aux héros” (Idem, p. 67). Max Greindl aussi a dinsungué (dans le combat) cette temporalité du κῦδος, mais à partir de son rapport contrasté avec le κλέος: “An allen diesen Stellen, die von Krieg und Kampf handeln, müssen wir – wie auch an fast allen folgenden Stellen – κῦδος im Sinne eines einmaligen, ruhmvollen Erfolges im Kampfe verstehen. Die Gottheit verleiht nicht Ruhm, der als Vorbild gleichsam verpflichtet (κλέος), sondern die Fähigkeit, durch die eine Tat vollbracht werden kann, aus der dann der Ruhm entsteht, der ohne Sempiternität ist (Greindl, M. ΚΛΕΟΣ ΚΥΔΟΣ ΕΥΧΟΣ ΤΙΜΕΗ ΦΑΤΙΣ ΔΟΞΑ: Eine bedeutungsgeschichtliche Untersuchung des epischen und lyrischen Sprachgebrauches. München: Lengerich, 1938, p. 41).
[ back ] 59. “Κλέος geht zunächst von der Person weg in die Welt, κῦδος folgt dem Mensch wie ein Schatten und ist nur da, wo dieser selbst ist” (Steinkopf, G. Untersuchungen zur Geschichte des Ruhmes bei den Griechen. Halle: Triltsch, 1937, p. 25). “Das κῦδος ist (…) an die Person seines Besitzers gebunden, kann sich nicht – im Gegensatz zu κλέος – lostrennen und geht daher auch mit dem Tode des Besitzers zugrunde wie Kraftfülle, Schönheit, Wohlstand usw.” (Greindl, M. op. cit., p. 39). Voir aussi la note déjà citée de H. Fränkel.
[ back ] 60. “Demain” peut évidemment avoir aussi un sens plus vague qui serait très proche de celui de “plus tard”, mais il garde de toute façon – comme “aujourd’hui” – la possibilité d’un sens plus précis qui ne correspond pas du tout à ce que dit le texte homérique.
[ back ] 61. “Le caractère prodigieux du kûdos, ses effets immenses et instantanés, la confusion qu’il répand chez les ennemis, tout le rapproche du cudo slave, et la correspondance devient pleinement recevable” (Benveniste, É., op. cit., p. 68).
[ back ] 62. Ibidem.
[ back ] 63. Chantraine, Pierre. Grammaire homérique. Tome I: Phonétique et morphologie. Paris: Klincksieck, 1942, 5ème tirage: 1973, p. 294.
[ back ] 64. Idem, p. 295, note 1.
[ back ] 65. Ibidem.
[ back ] 66. Liddell, H. G. and Scott, R. A Greek-English lexicon. Oxford: Clarendon Press, 1843, Ninth edition: 1940, reprinted 1977, p. 694. Cunliffe, R. J. A Lexicon of the Homeric dialect. Norman: University of Oklahoma Press, Fifth printing of the new edition (1963): 1988, First edition: 1924, p. 160. Leaf, W. op. cit., p. 342. Nous pourrions citer aussi la traduction de Hans Rupé: “Keiner dürfte jedoch den Willen des Gottes verhindern/Auch der gewaltigste nicht, denn Zeus ist mächtig vor allen!”
[ back ] 67. Von Fritz, Kurt. “ Νόος and νοεῖν in the Homeric poems”, Classical Philology 38 (1943), 79-83, p. 82.
[ back ] 68. Ibidem. La deuxième référence faite par K. von Firtz à Il. VIII, 143 est épisodique et a lieu dans le contexte de la démonstration de la non-validité du νεύειν comme hypothèse étymologique pour νόυς. Notre passage est alors cité comme un de ceux où “νόος designates the will of Zeus that cannot be resisted” (Von Fritz, K., op. cit., p. 92).
[ back ] 69. Boehme, J. Die Seele und das Ich im homerischen Epos. Berlin: Teubner, 1929, p. 53 et suivantes. Cité par K. von Fritz, op. cit., p. 80 et 81.
[ back ] 70. Von Fritz, K., op. cit., p. 91, note 91.
[ back ] 71. “Nachdem das Il. I mit dem Versprechen des Zeus an Thetis-Achilleus das ungefähre Ziel der folgenden Ereignisse gesteckt hat, bereitet Il. VIII die Durchführung vor (…). Die Zeusvorhersage aber legt am Schluss des Gesanges den weiteren Kreis des künftigen Geschehens fest, den Horizont bis zum Tod des Patroklos und Achills Widereingreifen in den Kampf” (Schadewaldt, W., Iliasstudien, op. cit., p. 113). La deuxième grande prédiction de Zeus a lieu au chant XV (59-77). Elle reprend les événements depuis la promesse à Thétis et précise leur suite jusqu’à la prise de Troie. Zeus dit à Héra qu’Apollon excitera Hector au combat et suscitera aux Achéens une lâche déroute. “Dans leur fuite, ils se jetteront sur les nefs bien garnies de rames d’Achille, le fils de Pélée. Celui-ci fera se lever son ami Patrocle – que l’illustre Hector tuera de sa lance devant Ilion, après qu’il aura d’abord lui-même tué d’innombrables guerriers, dont mon propre fils, le divin Sarpédon; sur quoi, le divin Achille, en son courroux, tuera Hector. A ce moment-là, je provoquerai un retour offensif partant des nefs, qui sans arrêt se poursuivra jusqu’à ce que les Achéens prennent la haute Ilion, suivant le vouloir d’Athéné” (Il. XV, 63-71).
[ back ] 72. Lorsque W. Schadewaldt commente la prière trop assurée d’Agamemnon – trompé alors par le rêve envoyé par Zeus – avant d’engager son armée dans le combat et la réponse négative du dieu (Il. II, 419-420), il ajoute: “Die Zuversicht, mit der man auszieht, rückt damit in jenen Gegensatz zum höheren Wissen des Hörers, den man als ‘tragisch ironisch’ empfindet” (Op. cit., p. 10Í)). Voir aussi la note 3 de cette page que nous reprenons dans l’immédiate suite de notre texte.
[ back ] 73. “Der Mensch Homers lebt ständig in der Gegenwart des Göttlichen. Die tiefste Not deutet sich ihm als Götterfeindschaft, Götterferne. Immer wieder spüren die Achaierhelden in der Qual des Kampfes, nachdem Zeus die Götter von ihrer Seite gerufen: Zeus ist gegen uns, er verleiht Hektor und den Troern Kraft (κῦδος) (…). In dieser Gottverlassenheit fehlt dem Menschengeschehen der belebende, entschiedene Sinn. (…) Welch Gegensatz gegen den beschwingten Vorwärtsdrang der Diomede (Il. V), in der das Kämpfen eine Lust war, gegen die vorstossende Wucht von Achills Auszug (Il. XIX-XXII)” (Schadewaldt, W., op. cit., p. 117).
[ back ] 74. Les remarques suivantes de Simone Weil – quoique mettant l’accent sur l’ivresse aveuglante du vainqueur – ont comme présupposé cette “presque loi” que nous venons d’exposer: “Si tous sont destinés en naissant à souffrir la violence, c’est là une vérité à laquelle l’empire des circonstances ferme les esprits des hommes. Le fort n’est jamais absolument fort, ni le faible absolument faible, mais l’un et l’autre l’ignorent” (“L’Iliade ou le poème de la force”, op. cit., p. 21). “La marche de la guerre, dans l’Iliade, ne consiste qu’en ce jeu de bascule. Le vainqueur du moment se sent invincible, quand même il aurait quelques heures plus tôt éprouvé la défaite; il oublie d’user de la victoire comme d’une chose qui passera” (Weil, S., op. cit., p. 23).
[ back ] 75. “Wesentlich ist die Belehrung über die Wechselfälle des Krieges: es liege an dem Gott, wer siege. Wie in der Begegnung mit Glaukos wird Diomedes mit einem Hinweis auf die Nichtigkeit alles Menschlichen zurechtgewiesen” (Andersen, Ø., op. cit., p. 115 et 116).
[ back ] 76. Voir Fränkel, H. “‘Ἐφήμερος als Kennwort für die menschliche Natur” in Wege und Formen frühgriechischen Denkens. München: C. H. Beck, 1960, erste Auflage: 1955, 23-39. On trouve déjà dans l’Odyssée, dans les paroles d’Ulysse mendiant à Antinoos, l’énonciation nette de la thèse du caractère ἐφήμερος de l’homme: “la terre ne nourrit rien de plus fragile que l’homme/ parmi tout ce qui rampe sur la terre et y respire./ On ne croira jamais qu’on puisse subir un malheur/ tant que les dieux vous donnent force et que vont les genoux;/ mais, que les Bienheureux amènent aussi des jours tristes,/ on les supporte patiemment, mais sans plaisir./ Car les pensées des hommes sur la terre changent/ selon les jours que leur alloue le Père des vivants” (Od. XVIII, 130-137, trad. de Philippe Jacottet. Paris: La Découverte, 1989). On voit là – dans le cadre d’une biographie et selon l’unité de mesure qu’est le jour – deux pensées de base familières à l’Iliade: la possibilité toujours présente d’un renversement et l’influence décisive des circonstances (décidées par le dieu) sur la manière d’être du mortel.
[ back ] 77. Que ce “plan” soit d’autre part non pas une décision subjective et arbitraire de Zeus mais quelque chose d’un ordre tout à fait objectif et nécessaire est ce que laisse entendre ce bref commentaire de Zeus après sa prédiction du chant VIII: “Ainsi en a décidé le destin (ὣς γὰρ θέσφατόν ἐστι)” (Il. VIII, 477). Une traduction littérale de θέσφατόν ἐστι serait plutôt “il a été décrété par le(s) dieu(x)”, mais nous ne croyons pas que l’élément θεσ- ici se réfère précisément à Zeus, car la pensée alors serait tautologique et n’aurait pas besoin d’être exprimée. Pour nous donc – comme l’indique déjà la traduction de P. Mazon – il y a dans le θέσφατόν (voir Liddell-Scott “it is ordained”) quelque chose qui dépasse le simple vouloir de Zeus.
[ back ] 78. Willcock, M. M., “The importance of Iliad 8”, op. cit., p. 116.
[ back ] 79. “Die Auflehnung der Götter gegen Zeus’ Kampfverbot im Il. VIII formt auf kleinem Raum vor, was sich später in den Gesängen Il. XIII-XV in grossem Massstab verwirklicht. Im Zusammenhang mit Il. XIII-XV ist jener ‘Vorbau’ Il. VIII entstanden und allein zu verstehen. Eine rechtweitgehende Parallelität zwischen der Götterhandlung des Il. VIII und der des Il. XIII-XIV bestätigt es im einzelnen: im Il. VIII soll zunächst Poseidon handeln, dann handelt energischer Hera selbst. Im Il. XIII stärkt zunächst Poseidons Eingreifen den Widerstand der Achaier, dann führt Heras eigenes Eingreifen in der Διὸς ἀπάτη wirklich den Umschwung herbei” (Schadewaldt, W., op. cit., p. 114). Voir aussi Reinhardt, K., “Götterzwist und Götterintrige (Achtes Buch)” in Die Ilias und ihr Dichter, op. cit., p. 207-211.
[ back ] 80. La façon dont Zeus concède ce renversement (Il. VIII, 247-252), envoyant le présage favorable de l’aigle qui laisse choir sa proie près de l’autel où les Achéens lui sacrifient, thématise encore une fois – après l’envoi de la foudre près du char de Diomède – la médiation nécessaire, par le moyen de signes, entre Zeus et les mortels, mettant en évidence non seulement la distance qui les sépare mais aussi l’importance d’une interprétation adéquate de ces signes pour bien évaluer la situation où ils surgissent .
[ back ] 81. Ø. Andersen attire l’attention sur l’adjectif ἄναλκις (“celui qui n’a pas l’ἀλκή, qui ne tient pas”, c’est-à-dire “fuyard”) “(…) eben die Charakteristik, die Agamemnon (4, 370 ff.) von ihm gegeben hat und die Diomedes später (9, 35) korrigieren soll” (Op. cit., p. 116). Mais nous voudrions rappeler que dans ce contexte plus immédiat le terme – associé à κακός – reprend le φοβεύμενος (Il. VIII, 149) de la phrase imaginaire d’Hector ainsi que la réflexion quelque peu insolite de Nestor sur une ἀλκή venant de Zeus et dont le guerrier ne serait pas complètement responsable (Il. VIII, 140).
[ back ] 82. “The addition of Trojan widows and the pathetic contrast of θαλερούς and ἐν κονίῃσιν lend further rhetorical force to Nestor’s words” (Kirk, G. S., op. cit., p. 310).
[ back ] 83. “Wir hören von keiner Reaktion auf Nestors Worte. Es dürfte bezeichnend sein, dass der Alte als Wagenlenker die Flucht ergreift: φύγαδε τράπε μώνυχας ἵππους (157). Wie am Anfang des Gesangs wird uns auch hier nicht Diomedes selbst als ein Flüchtender vorgestellt” (Andersen, Ø., op. cit., p. 116).
[ back ] 84. Selon James Redfield, “les prérogatives dont” le héros “jouit sont une sorte de récompense anticipée; le guerrier contracte à l’égard de la communauté une dette dont il s’acquitte sur le champ de bataille” (Redfield, James. La tragédie d’Hector. Nature et culture dans l’Iliade, trad. A. Lévi. Paris: Flammarion, 1984, p. 134).
[ back ] 85. Diomède, accusé d’être devenu “une femme” (γυναικός), est appelé péjorativement “poupée” (γλήνη). A propos de ce dernier terme cela vaut la peine de citer les remarques de W. Leaf, reprises par G. S. Kirk (Op. cit., p. 310) et confirmées par le Dictionnaire étymologique de P . Chantraine: “The word seems to come from the root gal, and to mean ‘something bright’. In the present passage it has been taken to mean girl by a process the inverse of that by which kóre comes to mean the pupil of the eye. But it implies no more than ‘you pretty toy’“ (Leaf, W., op. cit., p. 343).
[ back ] 86. Selon la formulation de J. Redfield, “la virilité des guerriers a sa source dans la féminité des non-combattants” (Op. cit., p. 157).
[ back ] 87. Slatkin, Laura. “Les amis mortels. A propos des insultes dans les combats de l’Iliad”, L’Écrit du temps 19 (1988), 119-132, p. 128. L’auteur s’approprie ici une suggestion de Pierre Bourdieu: voir à cette page la note 19.
[ back ] 88. “πῶς δύο εἰπὼν τὸν Διομήδην μεριμνῆσαι ἕν ἐπάγει;” (Erbse, H., op. cit., p. 331).
[ back ] 89. “Logically the alternatives considered when someone διάνδιχα μερμήριξεν are set out in an ἤ … ἦε disjonction as at 1.189-92, 13.455-7 (…). Here only one is named (…)” (Kirk, G. S., op. cit., p. 310).
[ back ] 90. W. Leaf, par exemple, dit que “διάνδιχα μερμήριξεν, followed by the statement of only one of the alternatives which present themselves, is exactly paralleled by our colloquial ‘had half a mind to turn his horses and to fight’“ (Op. cit., p. 343).
[ back ] 91. Voir Erbse, H., op. cit., p. 331. Selon G. S. Kirk, la lecture d’Aristarque (“that διάρδιχα covers the two elements of στρέψαι καί … μαχήσασθαι”) “is clearly impossible” (Kirk, G. S., op. cit., p. 310).
[ back ] 92. “First he moves forward, in the face of the thunder and the thunderbolt, to rescue Nestor; secondly, having rescued him, he attacks the Trojans and Hektor, until Zeus thunders again and throws a thunderbolt again, at 133. And thirdly, as he then retreats, and Hektor shouts abuse, he thinks three times of turning his chariot and fighting Hektor again; and three times Zeus thunders from Ida” (Willcock, M. M., “The importance of Iliad 8”, op. cit., p. 119).
[ back ] 93. “First Athene objects when Zeus makes his outright veto against any god interfering (…). Later, Hera tries to persuade the pro-Greek Poseidon to intervene, though without success; and on a third occasion she does persuade Athene to join her in active opposition” (Willcock, M. M., “ The importance of Iliad 8”, op. cit., p. 120).
[ back ] 94. “(…) the threefold repetition of opposition, both on earth and in heaven, making six times in all, shows the strength of the opposition, but also the in practice irresistible superiority of Zeus (…)” (Willcock, M. M., ibidem).
[ back ] 95. “That sequence, ‘three times… and three times’ is typical of the poet of the Iliad, as has been shown by Herbert Bannert. (…) That is the sort of hero Diomedes is, committed to exercising his heroism even against a god (as we saw with his wounding of Aphrodite and Ares in book 5)” (Willcock, M. M., op. cit., p. 119).
[ back ] 96. Après avoir cité Il. VIII, 169-171, Ø. Andersen commente: “Es ist eine Art wortloser Kraftprobe zwischen Gott und Mensch. Wir denken dabei an Diomedes’ dreimaligen Ansturm gegen Apollon im Il. V zurück. Auch dort hat er sich bescheiden müssen. Hier handelt es sich um einen noch grösseren Gott” (Andersen, Ø., op. cit., p. 117).
[ back ] 97. “There follows on each occasion a clap of thunder from the direction of the Ida, not it seems in response to Diomedes but as encouragement for the Trojans – from which, admittedly, Diomedes can draw his own conclusions” (Kirk, G. S., op. cit., p. 311).
[ back ] 98. “Zum drittenmal kommt jetzt ein Zeichen von Zeus, diesmal in dreimaliger Wiederholung und ais ‘Antwort’ auf Diomedes’ Gedanken” (Andersen, Ø., op. cit., p. 116).
[ back ] 99. Nous pouvons retrouver ce schéma τρὶς μέν… τρίς δέ dans plusieurs autres scènes (Il. XI, 462; Il. XVI, 784; Il. XVIII, 115 et 228; Il. XXI, 176) où pourtant l’enjeu n’est pas forcément le rapport du héros avec le dieu. En ce qui concerne tout particulièrement Diomède, ce schéma numérique va de pair avec un rapport d’opposition au dieu, où se pose la question des limites de l’action d’un héros mortel.
[ back ] 100. “Vom endgültigen Rückzug des Helden hören wir nichts. Schliesslich doch ῾θεῶν τεράεσσι πιθήσας’, wie einst der Vater, verschwindet er jetzt für eine Weile aus dem Blickfeld” (Andersen, Ø., op. cit., p. 117).
[ back ] 101. Νίκην à l’accusatif paraît remplir une fonction analogue à celle de σῆμα qui est complément d’objet direct de τιθείς. Voir W. Leaf: “There is no difficulty in taken both νίκη and σῆμα with τιθείς by a slight zeugma” (Op. cit., p. 344) et M. M. Willcock: “νίκην is in apposition to σῆμα” (The Iliad of Homer, books I-XII, op. cit, p. 264). Cette lecture, plausible du point de vue syntaxique, fournirait pourtant – prise à la lettre – une traduction un peu gênante: “donnant un signe aux Troyens: la victoire qui, dans le combat, change de camp.” G. S. Kirk, contrairement aux deux commentateurs cités, remarque: “Fïnally σῆμα τιθεὶς Τρώεσσι is straightforward in itself (…) – but νίκην is not easily taken as simply appositional to it…” (op. cit., p. 311). Mais nous pourrions peut-être, suivant une suggestion de Pierre Chantraine, prendre νίκην à l’accusatif comme une apposition qui “exprime une conséquence de toute la proposition précédente: Il. XI, 28 ἅς τε Κρονίων ἐν νέφεϊ στήριξε τέρας μερόπων ἀνθρώπων ‘arcs-en-ciel que le fils de Cronos fixe sur un nuage pour signifier un présage aux mortels’ (…)” (Chantraine, P. Grammaire homérique. Tome II: Syntaxe. Paris: Klincksieck, 1953, p. 15). Dans Il. VIII, 171 la présence de σήμα τιθείς permet de faire l’économie de ce “pour signifier” explicatif ajouté par P. Chantraine dans la traduction de son exemple.
[ back ] 102. Bailly, A. Dictionnaire grec-français (édition revue par L. Séchan et P. Chantraine). Paris: Hachette, 1950, p. 819. Liddel, H. G. and Scott, R. A Greek-English lexicon, op. cit., p. 701. Voir aussi Cunliffe, R.J. “bringing success to the other (and previously unsuccessful) side, turning the tide of war” (Op. cit., p. 164).
[ back ] 103. Lexikon des frühgriechischen Epos, Band 2, begründet von Bruno Snell (Redaktion: Eva-Maria Voigt). Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1982, p. 756. Dans ce Lexikon on trouve d’abord la référence précise aux scholiastes: “sch. min. POxy. 3159 zu Il. VII, 26, sch. D Il. VIII, 171: ἑτεροκλινῆ” (Op. cit., p. 755) et ensuite la définition: “wo bei eine von Zwei Parteien mit ἀλκή, d.h. (durchschlagender) Kampfkraft versehen ist, also praktisch = entscheidend; dabei wird die ἀλκή beliebig von den Göttern verliehen (Il. VIII, 140 ff.,…)” (Op. cit., p. 756).