Le ranking du loisir : une parodie de l’arrogance productiviste (résumé d’un essai fictionnel)


Faculté de Lettres – UFMG
[This text is a reduced, revised version of “O ranking do lazer,” which was originally published in Ensaios de escola (Rio de Janeiro: 7Letras, 2003, p. 148-161).]*
§1. Pendant les vacances d’été au mois de janvier, un groupe de quatre couples (hétérosexuels) – qui ne se connaissent pas bien entre eux, mais qui ont tous, aussi bien les hommes que les femmes, une bonne réputation professionnelle et un bon (ou, au moins, pas mauvais) salaire dans le contexte d’une grande ville brésilienne – se reunit aléatoirement (ou par une bonne probabilité sociale), pour la première et la dernière fois, dans un hôtel de « luxe rustique » sur une plage paradisiaque, mais d’accès très difficile, au sud de Bahia. Ce qui les a uni c’est le profil socioculturel très pareil de leurs médecins éclairés (et appartenant à la même entreprise privée de soins médicaux), qui ont diagnostiqué (pour au moins un membre de chaque couple) un stress (à la première moitié du vingtième siècle on dirait encore « surménage » dans l’Amérique Latine) et ont recommandé à leurs patients épuisés (par le travail) un régime de repos strict et ce même hôtel de plage, dont la chaîne hôtelière a un contrat malin avec cette entreprise médicale. Même s’ils ont encore un dernier mois de travail très dur à supporter (avant les libations obligatoires des fêtes de la fin d’année), ils commencent, entre quelques bâillements d’ennui et des (inavouables) désirs intermittents de suicide, à rêver d’une possibilité étrange et déjà presque oubliée de n’avoir rien à faire.
§2. Aux premiers jours la mémoire récente et fraîche de journées de travail exténuant, aussi bien que de soirées de fin d’année bien arrosées d’alcool et de rendez-vous mondains, paraissait saboter (à la plage) l’effet transfigurateur et gai de l’alcool, engendrant un ennui et une anxiété apparemment gratuits et qui ne pouvaient être temporairement minimisés que par le mimétisme des formes ordinaires du travail (en fait, en finissant par se confondre avec lui) comme des coups de téléphone urgents à partir d’un portable, la vérification de la boîte de mails (et l’épistolographie éléctronique) sur un iphone, ou la lecture dispersée d’un article scientifique/érudit en PDF (ou d’un journal du jour) sur un ordinateur portable ou un ipad (les livres en papier commençant à devenir rares…). La beauté absurde, et privée de sens, du ciel et de la mer était une évidence creuse et indifférente qui souriait, de façon silencieuse et douce, de la détresse de qui, automatisé dans certaines habitudes de travail, se ressent tout à coup inutile, ne sachant pas quoi faire, et commence à trouver tout futile et bête, en bâillant devant la conscience, raisonnable mais peu consalatrice, de la nécessité du loisir forcé.
§3. Si l’approximation a été facilitée par le fait que les quatre couples habitaient une même ville (Belo Horizonte) et ont fini par découvrir des connaissances communes ainsi que quelques éléments très semblables d’un circuit de fréquentation et loisir urbains, le début maladroit et entrecoupé des premiers entretiens les rendait très difficiles et il n’y a pas été sans quelque effort qu’ils ont surmonté la certitude désespérée, parmi ceux qui ont déjà une quarantaine d’années, qu’il est très improbable qu’une nouvelle amitié (qui vaille vraiment la peine) puisse surgir, car il est déjà assez difficile (c’est-à-dire : consommateur de trop de temps utile) de maintenir celles qui ont vieilli – outre, il est clair, l’inévitable et quelquefois complexe réseau familier. Il ne leur était pas difficile, ainsi, après l’hésitation habituelle du début, de simplement parler des connaissances communes ou de sujets apparemment anodins comme d’autres vacances, le football de Minas, le cinéma, la télé ou l’internet.
§4. Mais, mûs inexorablement par un désir inavouable de confrontation de pouvoir, ils ont fini par manifester des signes indubitables (quoique pas toujours explicites) des valeurs autour desquelles leurs vies étaient organisées : l’argent, l’argent, l’argent, la reconnaissance scientifique, les voyages, et, dans une moindre échelle, le temps libre ou l’otium. Il ne serait pas très difficile de deviner la pertinente critique réciproque qui s’adressaient les deux types extrêmes de professionnels bourgeois : pour les hommes d’affaire (ou les hauts fonctionnaires du pouvoir législatif ou judiciaire) le temps libre d’un enseignant-chercheur universitaire de l’État était non seulement improductif (en quantité), mais aussi il ne produisait pas l’argent suffisant pour acquérir les biens et les services (comme ceux précisément qui rendaient possibles ces vacances) qui donnent une sensation de pouvoir et quelque saveur à la vie ; tandis que pour les autres fonctionnaires d’État avec quelque temps libre (enseignant-chercheurs et diplomates, par exemple) les marchandises de luxe consommées par les hommes d’affaire ou éxécutifs ne servaient que comme succédanés – certainement emblématiques de leur pouvoir et status – d’une jouissance agréable de l’existence, impossible pour qui n’a jamais du temps à perdre. À travers une échelle bourgeoise quelque peu variée, réverbérait le même et obsessionnel mot d’ordre productif (même si – comme par pudeur – jamais bien explicité) : du travail en plus, de l’argent en plus, des biens en plus, de la technologie en plus, d’articles scientifiques en plus, des voyages en plus, de la reconnaissance en plus, plus, plus, plus.
§5. En se laissant conduire de façon somnambulique par une imperceptible mais impérative nécessité de créer une routine quelconque (espèce de deuxième nature neutre et multiforme), les quatre couples (dans des compositions numériques variées) ont commencé, après les cinq premiers jours, à se réunir tous les jours à partir de deux heures de l’après-midi au sympathique Bistrot du Français (qui n’était distant que quelques cinq cents mètres de l’hôtel par la plage). Et ils commencèrent à exercer là quotidiennement une convivialité de comensaux où – comme des deipnosophistae communs et tropicaux – ils pouvaient bavarder (et s’entretenir) en buvant et mangeant. Et ces entretiens ne laissaient pas d’être (d’une certaine manière) essentiels à cette « programmation des vacances», car c’était là qui étaient racontées les choses vues ou faites dans des promenades ou des plongées, de même que d’autres formes ordinaires d’occuper le temps de loisir dans un lieu autre que la ville où l’on habite. Ainsi que le registre photographique (qui est aujourd’hui un élément indispensable et constant des voyages touristiques), les entretiens confirmaient, en tant que phénomène, la maxime de Pascal que « curiosité n’est que vanité », c’est-à-dire : on ne voyage par mer pour connaître des choses nouvelles que parce qu’il est possible de les raconter plus tard comme ayant été vues ou expérimentées par ce petit je vaniteux qui prend la parole.
§6. Dissimulée par la fatigue encore impregnée dans les nerfs (et par le minimum de civilité qui conseille quelque ludique négligence lors de jeux et passe-temps), la compétition n’a pas tardé à se manifester dans la tenue de gala morale de « la meilleure occupation possible du temps de loisir » (ou, un peu plus crûment, du « meilleur rendement de loisir des heures payées pour ça »), justifiant, d’une manière évidente mais non moins ironique, son déplacement de la sphère du travail à celle du loisir, déjà signalé par le titre même de cet essai. Son exemple le plus immédiat était celui de l’exécution la plus efficace des itinéraires locaux de « ce qui doit être vu et fait ». Mais, dans ce cadre-là, non seulement les sight-seeings étaient privilégiés, mais aussi des petites spécialités comme le plus grand nombre d’heures d’observation de paysages (faune et flore) sous-marins en plongée dans les immenses piscines naturelles qui se formaient au bord de la mer, ou le plus grand et le meilleur nombre de vagues « surfées » avec le corps, ou encore le plus grand nombre de kilomètres marchés dans une seule promenade sur la plage, ou même combien de fois on arrivait à traverser la piscine de l’hôtel sous l’eau et d’une seule haleine.
§7. Un peu plus faciles et paresseux (une fois qu’ils n’éxigeaient aucun effort physique), les multiples jeux de cartes et jeux de salon stimulaient aussi le désir de vaincre et d’être le meilleur joueur, quoique bizarrement la victoire en soi, accomplissant le but du jeu, était moins recherchée que la recherche elle-même de la victoire, c’est-à-dire le fait de continuer à jouer. De cette manière, même si les listes occasionelles de victoires excitaient la vanité instinctive des vainqueurs, les jeux, parce qu’ils ne se subordonnaient à aucun but extérieur à eux-mêmes, fonctionnaient comme un simple divertissement qui, dans son luxe insensé, remplissait avec quelque agilité le lent et irrépressible écoulement des heures.
§8. Mais, après neuf jours de séjour à plage, où la compétition tacite et non oficielle pour le « meilleur emploi du temps de loisir possible » ou pour le « plus grand nombre de victoires au plus grand nombre de jeux » a commencé à fatiguer, dévoilant tout à coup son ennuyeuse imbécillité, les vacances du groupe qui alors se réunissait au moins une fois par jour (à deux heures de l’après-midi, au Bistrot du Français) ont pris un chemin bizarre, quoique pas vraiment menaçant, car le délai de deux semaines s’épuiserait tôt et le retour au travail dissoudrait vite le malaise d’une expérimentation brève et inconséquente. Excité par le (alors seulement explicité) paradoxe ironique du « ranking du loisir », l’entretien, lors d’un après-midi indolent et alcoolisé, a pris insensiblement le chemin d’une formulation nouvelle et plus audacieuse (de la manière de vivre les vacances) qui inversait ou échangeait le plus pour le moins : qui réussirait à faire « le plus petit nombre de choses » (ou « le plus le moins ou le rien », ou encore « le plus le non faire »), ou, dans des termes plus reconnaissables, qui réussirait à « perdre ou à dépenser le plus le temps de loisir » (ou « le pire ou le plus vide emploi du temps de loisir possible »). La maxime minimaliste de Mies van der Rohe : « moins est plus » s’était ainsi, par un procédé « artistique » contemporain très banal, déplacée des supports traditionnelles de l’oeuvre d’art à l’anonyme et non registré « art de vivre ».
§9. Néanmoins, comme on pouvait s’y attendre, le plus simple et dépouillé repos, dans son farniente littéral, s’est manifesté d’abord comme un vide horrible et bouleversant. C’était comme expérimenter encore en vie, pouvant respirer et bouger pour satisfaire les besoins physiologiques élémentaires, déjà l’état de mort. Le premier et le plus immédiat désir était celui (« pour l’amour de Dieu ! ») de faire quelque chose. De cette façon, comme les repas, les bains, les sommeils, les pisser et déféquer ne pouvaient pas (en tant que minimum nécéssaire à la continuité) être entièrement supprimés, ils sont devenus une fête d’occupation et ont commencé à être accomplis avec une attention et un goût jamais auparavant expérimentés. Par exemple, un jour, la coïncidence de plusieurs bains très longs (de jusqu’à une heure et demi ou deux heures) a vite vidé le réservoir d’eau de l’hôtel, amenant le propriétaire-gérant à adopter une mesure d’urgence réduisant la durée d’un bain au maximum de vingt minutes. D’ailleurs, une espèce de désintérêt mou et imperturbable pour les choses semblait rendre plus facile le sommeil à n’importe quelle heure du jour et quelques-uns du groupe étaient vus en dormant profondément pendant des heures dans un hamac (à l’intérieur d’une cabane) ou à l’ombre d’un cocotier à la plage.
§10. Le lendemain du jour de la proposition radicale du « ranking du farniente littéral » a été le dernier jour où le groupe s’est rencontré au début de l’après-midi au Bistrot du Français. Les rires et risées, devant les rapports des ennuis et importunités quant au « rien faire », ne dissimulaient pas (mais plutôt accentuaient) la détresse et la misère de ceux qui dévoilaient, pour quelques instants, le noyau même de la solitude mortelle : un vide étrange et inconsolable. Le propre désir de rapporter, ainsi que la vanité qui en était le pressupposé, avaient été minés au dedans par la brutale inertie qui disqualifiait comme hors propos et inopportun – par rapport à la diversité incomparable de ce qui est – n’importe quelle intention de comparer et d’établir une quelconque supériorité.
§11. Le silence – interrompu seulement par les dialogues absolument nécéssaires (et, encore ainsi, la plupart du temps monosyllabiques) où quelque chose d’ordre pratique avait besoin d’être décidée – semblait ouvrir l’espace non seulement à la contemplation effrayée des objets les plus banaux, mais aussi à la remémoration d’événements, de choses et d’êtres il y a longtemps dissous dans l’irréalité fanstamagorique du passé. Mais, de même que cette remémoration était fragmentaire et aléatoire, ne conduisant à aucune reconstitution de l’habituellement irreconnaissable identité en continuum entre le passé et le présent, de même la dimension du futur, avec l’oubli progressif des projets qui organisent et donnent un sens illusoire à une vie, devenait rarefiée et arrivait quelquefois à disparaître, laissant alors surgir souverainement un présent éternel et animalier. Le bonheur neutre et indistinct qui en résultait (et qui à peine se laissait nommer comme « bonheur ») semblait contenir – au délà de la ménace évidente de stupidité – la possibilité ambigüe et fugitive d’une révélation. La fin abrupte du délai de ces vacances – en les secouant, comme un réveil civilisatoire, de la léthargie et de l’oubli – a empêché, pourtant, que cette possibilité fût vérifiée. Sans savoir bien la raison, lorsqu’ils ont commencé – dans un immense et silencieux effort – à ranger leurs valises, les quatre couples avaient les faces inondées de larmes.

Footnotes

[ back ] * Ce texte est une version réduite, corrigée et actualisée de la nouvelle/essai “O ranking do lazer”, publiée dans mon livre Ensaios de escola (Rio de Janeiro: 7Letras, 2003, p. 148-161).