L’échange des armures entre Diomède et Glaucos Iliade VI, 232-236)


Universidade Federal de Minas Gerais – Brasil
Abstract: Commentary on an enigmatic scene of book VI of the Iliad: the exchange of Glaucos’ golden armour for Diomedes’ bronze armour. Discussion of this kind of gift and counter-gift (between xeînoi) in this Homeric poem, as well as of the motif that would cause Zeus to “take reason from Glaucos”, leading him to accept such an unfavourable and disproportionate exchange.
Keywords: exchange; armours; Diomedes, Glaucos, Iliad.
Ce commentaire sur l’échange des armures entre Diomède et Glaucos faisait originellement partie d’un vaste essai d’interprétation sur Diomède dans l’Iliade, mais, quoique découpé, il nous paraît encore – justement parce qu’il reintègre les résultats d’un commentaire plus extensif sur la rencontre entre ces deux héros au début du chant VI et parce qu’il recupère aussi des coordonnées essentielles (comme la pieté) à la figure iliadique de Diomède – garder assez d’intelligibilité et d’autonomie pour jeter quelque lumière sur cette brève scène qui, par sa résistante étrangeté, n’a pas cessé de retenir l’attention et l’effort interprétatif de nombreux commentateurs depuis l’Antiquité.
Le dialogue entre Diomède et Glaucos – et, particulièrement, le mythe iliadique de Bellérophon – a déjà été l’objet d’un commentaire minutieux de notre part dans un autre contexte [1] . Voyons maintenant, après la dernière parole de Diomède dans ce dialogue, la scène énigmatique qui conclut la rencontre entre ces deux héros. Voici ce que raconte le poète de l’Iliade (selon une {7|8} version légèrement modifiée de la traduction de Paul Mazon): “Ayant ainsi parlé, ils sautent de leurs chars, se prennent les mains, engagent leur foi. Mais, à ce moment-là, Zeus, fils de Cronos, ravit la raison à Glaucos, qui troque son armure avec Diomède, le fils de Tydée, en lui donnant de l’or contre du bronze – la valeur de cent bœufs contre celle de neuf!” (Il. VI, 232-236) [2] .
G. S. Kirk a raison de souligner que l’introduction de la rencontre (Il. VI, 119-121) ne suggérait pas qu’ils étaient sur leurs chars. [3] Le saut pourtant dramatise l’approche, concrétisée rituellement par la jonction des mains. Le sens rituel de ce geste de contact, selon Louis Gernet, est de marquer une association intime, une participation mutuelle. [4] Nous ne pensons pas que l’engagement de la foi succède à la jonction des mains, mais plutôt qu’il s’accomplit dans cet acte même. L’ensemble de cette brève scène préparatoire signale bien le sérieux de cet échange de dons et rend invraisemblable l’hypothèse d’une tromperie machinée par Diomède. [5]
Le petit groupe de trois vers Il. VI, 234-236 a fait couler beaucoup d’encre (ce qui nous obligera à ouvrir un chemin interprétatif parmi quelques buissons touffus de commentaires). Et, dans ce petit groupe, c’est la manière de lire le vers 234 qui est décisive et paraît d’abord diviser les commentateurs.
En premier lieu vient la question que posent les Anciens concernant le sens précis de l’expression φρένας ἐξέλετο. Le scholiaste bT ainsi que Porphyre et Eustathe l’ont comprise comme désignant le fait que Zeus “éleva {8|9} son esprit” [6] . Ils ont été suivis, parmi les modernes, par le couple Dacier et par Alexander Pope [7] . Ce dernier pourtant, après avoir cité ses prédécesseurs, remarquait : “Notwithstanding it is certain that Homer uses the same Words in the contrary Sense in the seventeenth Iliad, V. 470 and in the nineteenth, V. 137.” [8] . Le sens contraire, tel qu’il venait de le proposer, est celui de “he took away his Sense” que Mazon adopte en traduisant par “(Zeus) ravit la raison (à Glaucos)”. Bien que son choix montre qu’il ne l’a pas appliquée, A. Pope utilisait la bonne méthode : rechercher le sens de la même expression dans les deux autres occurrences homériques [9] .
Même lorsqu’ils admettent ce sens, toute une série de commentateurs paraît simplement refuser ou ignorer (la nature de) l’intervention divine décrite au vers 234. D’abord, il y a ceux qui – comme P. Walcot, W. Donlan et, d’une certaine façon, ∅. Andersen – se sont inspirés de l’hypothèse de J. D. Craig. Pour celui-ci, Glaucos, conscient de son infériorité par rapport à Diomède, n’aurait accordé aucune importance à l’inégalité de l’échange, car il était heureux de ne plus avoir à combattre Diomède. [Peu avant, Glaucos, sûr de sa mort prochaine, aurait formulé la triste comparaison des feuilles]. [10] W. Donlan {9|10} part de cette hypothèse lorsqu’il suppose que Glaucos, anxieux et surpris par l’offre de Diomède, agit dans un état de confusion. [11] À ceci près que, pour W. Donlan, Diomède aurait astucieusement calculé toute l’affaire. ∅. Andersen, qui se réfère à la même interprétation, explique la folie de Glaucos comme l’effet d’un soulagement [12] ; P. Walcot, enfin, présente une version modifiée de l’hypothèse de J. D. Craig en ce qu’il attribue à Glaucos la sagacité pratique d’un Ulysse parce qu’il reçoit, en échange de son armure d’or, non seulement une armure de bronze mais aussi “un don infiniment plus précieux, sa propre vie.” [13] L’argument, comme nous le verrons, est faible, mais {10|11} il contient un présupposé qu’on peut prendre en considération : le caractère matérialiste d’Ulysse. La naissance noble d’Ulysse – dit avec raison P. Walcot – ne l’empêche pas d’être très attaché à ses biens. [14] Mais si, comme le veut P. Walcot, les autres héros grecs et troyens partagent le réalisme d’Ulysse [15] , on peut penser que le commentaire du poète dans les vers 234-236 est entièrement justifié, car seule la perte du sens pourrait expliquer qu’on accepte d’échanger de l’or contre du bronze. Pour cela, il suffirait de ne plus admettre l’hypothèse de base de J. D. Craig.
Ce que l’hypothèse de J. D. Craig – tout comme celles qui s’en sont inspirées (à l’exception toutefois de ∅. Andersen qui n’en fait qu’un usage psychologique) – ignore, c’est précisément le vers 234. [16] C’est comme s’il n’existait pas ou était totalement superflu. [17] En outre, le portrait de Glaucos que ces interprétations essaient d’esquisser est franchement démenti par le contexte plus large du poème et par celui plus étroit de l’ensemble de la rencontre avec Diomède. Comme nous le rappelle D. A. Traill, partout ailleurs dans l’Iliade Glaucos est décrit comme un héros courageux. [18] Et nulle part dans cette rencontre Glaucos ne paraît être apeuré. [19] Bien au contraire le début de la scène montre une même envie de se battre (exprimée par le duel grec) tant du côté de Diomède que de celui de Glaucos : “(…) tous deux vont ensemble vers le milieu des deux armées (ἐς μέσον ἀμφοτέρων συνίτην), tous deux brûlant de se battre (μεμαῶτε μάχεσθαι).” (Il. VI, 120). D’autre part, le mythe de Bellérophon – qui constitue le noyau de son discours – ainsi que la {11|12} comparaison des feuilles ont la fonction, selon la suggestion de Porphyre et du scholiaste bT, de “purger l’arrogance de Diomède”.
Une autre manière de ne pas tenir compte du sens du vers 234 consiste à supposer – comme l’ont fait W. M. Calder III, M. Mauss (le pionnier) et, moins explicitement, É. Benveniste – que le poète commente là une coutume primitive – antérieure à son temps (selon W. M. Calder III, une coutume mycénienne bien antérieure à l’époque géométrique) –, coutume qu’il ne com- prenait plus. [20] Cette coutume ancienne répondrait au schéma du potlach décrit par M. Mauss dans son “Essai sur le don”, schéma selon lequel la générosité du donateur attesterait plutôt son pouvoir ou sa supériorité sur le donataire (et non une quelconque stupidité ou lâcheté selon l’hypothèse de Craig). [21]
Avant de présenter son hypothèse, calquée sur le rôle du don dans la société primitive (et il citait alors Finley et Bazant, inspirés, selon lui, de M. Mauss), W. M. Calder III remarquait : “Oddly neither Bazant, Finley, nor Mauss aply the principle of potlach, as anthropologists after Mauss call it, to Glaukos or Diomedes.” [22] M. Mauss pourtant, comme W. M. Calder III lui-même l’indique dans sa note 21, avait proposé – dans l’article “Une forme ancienne de contrat chez les Thraces” où il essaie de percevoir, en particulier chez les Odryses, une institution semblable à celle du potlach (ou, pour être plus précis, un système de prestations totales avec des dons à récupération usuraire ; système d’ailleurs incompris par ceux qui en témoignent : Xénophon et Thucydide) – que “déjà dans Homère on trouve une histoire de ce genre: {12|13} l’épisode de Glaucus, roi de Lycie, ξεῖνος, c’est-à-dire hôte, ami, lié par contrat de clan à clan, de roi à roi, avec Diomède (Iliade, VI, 211 ss.), démontre que les Grecs (…) ne comprenaient déjà plus ces échanges usuraires, où une partie donne beaucoup plus que l’autre ne reçoit.” Et, après avoir résumé l’histoire et cité la scène finale, il concluait : “Ainsi les Grecs de l’épopée homérique avaient vu ces mœurs fonctionner et les considéraient comme folles.” [23]
É. Benveniste paraît aussi avoir repris la suggestion de M. Mauss pour interpréter l’échange de dons entre Diomède et Glaucos. [24] Après avoir cité la scène de l’échange, Benveniste commente : “Ainsi l’aède voit là un marché de dupes ; en réalité, l’inégalité de valeur entre les dons est voulue: l’un offre des armes de bronze, l’autre rend des armes d’or; (…).” [25] A ce moment Benveniste n’explicite pas la raison pour laquelle “l’inégalité de valeur entre les dons est voulue”. Mais un peu avant dans ce même texte sur l’hospitalité, lorsqu’il définissait le sens de hostis comme “celui qui est en relations de compensation” – “ce qui”, selon lui, “est bien le fondement de l’institution de l’hospitalité” –, il disait : “Ce type de relations entre individus ou groupes ne peut manquer d’évoquer la notion du potlach, si bien décrite et interprétée par M. Mauss dans son mémoire sur ‘le Don, forme primitive de l’échange’ (…).” [26] Et il concluait : “L’hospitalité s’éclaire par référence au potlach dont elle est une forme atténuée.” [27] La méthode adéquate pour essayer de dégager le sens de cet {13|14} insolite échange de dons entre Diomède et Glaucos nous paraît être de le situer non dans le vaste – et vague – domaine indo-européen, mais dans le contexte plus limité – et plus précis – du don et contre-don chez Homère. Ce n’est qu’à partir de là qu’on peut, par exemple, vérifier la pertinence d’une référence au potlach. Pour une première approche d’ensemble, la lecture de M. I. Finley (The World of Odysseus) nous paraît encore valable. [28] Le principe général qui sert de base au bref tableau tracé par Finley est celui de la réciprocité (“The act of giving was (…) in an essential sense always the first half of a reciprocal action, the other half of which was a counter-gift”) [29] . Ce principe toutefois n’implique pas forcément ce débordement dissipateur et agonistique qui définit le potlach. A en croire le tableau générique de Finley, ce serait plutôt le contraire. Avant de citer la scène d’échange de dons que nous commentons, il disait : “No single detail in the life of the heroes receives so much attention in the Iliad and the Odyssey as gift-giving, and always there is frank reference to adequacy, appropriateness, recompense.” [30] (l’italique a été mis par nous).
Il sera utile, par exemple, de retenir quelques remarques de Finley sur le bœuf en tant qu’unité de valeur. Lorsqu’il cite le passage de l’Odyssée où il est dit d’Euryclée: “(…) Laerte l’avait achetée avec ses biens à lui, (…) pour le prix de vingt bœufs” (Od. 1, 430-431), Finley nous rappelle que, même si le bœuf était une unité de valeur, il n’y avait rien, pas même le bétail , qui pût servir de {14|15} moyen d’échange. [31] Et cette unité de valeur n’étant qu’un symbole artificiel “qui ne pouvait pas décider combien de fer est l’équivalent d’une vache” [32] , c’était plutôt l’usage traditionnel – en l’absence d’une loi du marché ou d’une autre autorité constituée – qui déterminait les ratios.
Si nous laissons maintenant de côté ces quelques considérations générales de Finley [33] pour essayer de distinguer, comme l’a fait W. Donlan, les différents types de don (et contre-don) chez Homère, nous verrons non l’impossibilité totale d’un don selon un schéma analogue à celui, ostensif et agonistique, du potlach (ou, comme le définit W. Donlan, d’un “competitive giving”), mais plus précisément l’absence de ce schéma dans le type d’échange de dons qui caractérise le rapport entre ξεῖνοι.
W. Donlan suggère, par exemple, que les nombreux et précieux cadeaux offerts par Agamemnon comme récompense (ἄποινα) à Achille visaient par leur abondance non seulement une réconciliation mais aussi une démonstration de supériorité, à laquelle Achille se serait soumis, s’il les avait acceptés. La réponse d’Achille, longuement retardée, aurait été, selon W. Donlan, cette dépense inouïe – qui rappelle bien un potlach – que représentent les funérailles de Patrocle, avec cet extraordinaire holocauste de bêtes et d’être humains et encore la distribution généreuse des prix (des objets précieux) dans les jeux. [34] Nous pensons que ces dons se rapprochent effectivement du potlach par leur aspect somptuaire et leur intention de manifester le pouvoir, mais il faudrait émettre des réserves sur le but précis (qui ne coïncide pas avec celui d’un potlach) de chacun de ces dons. Le don d’Agamemnon ne répond pas à un don antérieur d’Achille, mais vise à réparer une offense commise. Celui {15|16} d’Achille, considéré comme un ensemble complexe, nous paraît viser bien moins Agamemnon [35] que la célébration de la mémoire de Patrocle.
Un autre exemple homérique, rappelé par W. Donlan, du “don compétitif” (“competitive giving”) – où la générosité témoigne du pouvoir (même si elle ne constitue pas un potlach) – est celui des cadeaux (ἕδνα) offerts par les prétendants à la future épouse. Le prétendant qui offre les cadeaux les plus précieux acquiert la femme et la liaison entre les deux familles. C’est le fait de donner plus que ses rivaux qui définit sa supériorité sur eux. [36]
Voyons enfin la modalité particulière de l’échange de dons entre ξεῖνοι. Il y a quatre occurrences d’échange direct chez Homère. Dans l’une, l’échange de cadeaux d’hospitalité (ξεινία) paraît présenter une certaine équivalence: celle entre Ulysse et Iphitos (Od. XXI,11-41) qui donne à Ulysse le célèbre arc (avec son carquois), recevant en échange une épée et une lance. [37] Dans les trois autres occurrences, toutes dans l’Iliade (les échanges entre Bellérophon et Œnée, Glaucos et Diomède, Hector et Ajax), il y a inégalité de valeur entre les dons. Mais, comme l’a indiqué W. Donlan, dans ce type d’échange – contrairement au schéma du don compétitif – celui qui donne le plus, loin d’étaler son pouvoir supérieur, témoigne de son infériorité et de son intérêt (ou besoin) d’acquérir l’amitié de l’autre. [38]
Bien que le poète ne donne aucune précision sur la valeur des dons échangés par Oenée et Bellérophon, on peut soupçonner que la “coupe d’or à {16|17} deux anses”, faite du même matériau que l’armure de Glaucos, vaut plus – même si elle est un objet petit et ordinaire – que la ceinture qu’on peut présumer (à la suite de W. Donlan) être en cuir. [39] En outre, la fonction de l’objet peut aussi avoir une signification : tandis que le ζωστήρ est un outil militaire défensif, le δέπας, en tant qu’instrument de table et donc d’hospitalité, paraît promettre à Œnée que Bellérophon lui accordera une réception encore plus généreuse que celle qu’il a reçue. [40] Mais l’occurrence décisive et exemplaire pour l’établissement du statut du donateur plus généreux dans l’échange de dons entre ξείνοι est celle qui concerne Hector et Ajax. En effet, dans ce cas, le poète n’a pas besoin d’expliciter la valeur relative des cadeaux, puisque, même si le duel est interrompu, il suffit à faire émerger la supériorité d’Ajax, dont la victoire est soulignée à la fin sans équivoque par le poète (Il. VII, 307-312) [41] . Mais si, en suivant Donlan, nous supposons que la “ceinture où éclate la pourpre” est en cuir, il deviendra clair que le cadeau d’Hector, “une épée à clous d’argent avec son fourreau et son baudrier bien taillé”, a plus de valeur que celui d’Ajax. [Nous voyons alors que non seulement le cadeau de Bellérophon renvoie à celui de Glaucos, tous deux en or, mais que celui d’Ajax répète exactement celui d’Œnée (la formule ζωστῆρα φοίνικι φαεινόν n’est employée que ces deux fois), tous deux de moindre valeur]. En outre, Donlan suggère avec acuité que la fonction des armes confirme leur valeur relative car, tandis que la ceinture est purement {17|18} défensive, l’épée est un instrument d’attaque à petite distance. [42] Un principe se dégage donc de ce que nous venons de voir : le moins fort au combat (ou moins puissant d’une manière générale) doit donner plus. [43]
Ce principe régulateur de l’échange de dons entre ξεῖνοι est clairement illustré par l’exemple de l’échange des armures entre Glaucos et Diomède. De ce que nous savons de ces deux personnages, nous pouvons estimer que Diomède, et non Glaucos – comme le veut l’hypothèse de Calder III –, se trouve dans une position de supériorité. Le public aussi devait bien s’y attendre. Le problème n’est donc pas que Glaucos ait donné plus (une fois reconnu qu’il était sûrement inférieur à son ξεῖνος), mais qu’il ait donné onze fois plus que Diomède, une proportion démesurée et, selon W. Donlan, “humiliante” [44] .
Or, si nous prenons en considération l’existence (et le sens possible) du vers 234, la question décisive peut être formulée ainsi : “pourquoi Zeus agit-il de manière à ce qu’un échange si disproportionné eût lieu ?”.
Voyons d’abord la question du point de vue de Diomède. Mais commençons par un problème préalable : si nous tenons compte du vers 234, nous ne pouvons évidemment pas accepter l’hypothèse de W. Donlan qui veut que cet échange – une sorte d’Ersatz du duel non accompli – ait été calculé par la μῆτις victorieuse de Diomède. [45] L’ensemble des attitudes de Diomède par rapport à Glaucos (le sourire, l’acte d’enfoncer la lance dans la terre, la {18|19} douceur de la parole ; et, un peu plus tard, la jonction des mains pour engager la foi) suffirait déjà, comme nous l’avons remarqué, à écarter cette hypothèse. Son comportement sincère et spontané est non seulement en accord avec le modèle éthique noble du guerrier homérique [46] , mais plus particulièrement avec sa propre manière d’agir ailleurs dans l’Iliade (la seule exception est peut-être son comportement dans le chant X, mais alors c’est la situation même, dont le caractère est tout à fait exceptionnel, qui peut le justifier). [47]
Nous pouvons maintenant nous tourner vers l’ingénieuse hypothèse – proposée par D. A. Traill – d’une τιμή compensatoire [48] . Cette hypothèse est construite à partir de la similarité entre la scène de l’échange de dons avec Glaucos et deux autres scènes du chant V où Diomède est privé de la chance de tuer un guerrier ennemi. Dans la première scène (Il. VI, 9-26), Diomède, après avoir tué Phegée, est empêché de tuer son frère Idée, parce que le dieu Héphæstos – dont le père des deux frères est le prêtre – intervient pour le sauver. Diomède, en compensation, se saisit des chevaux des deux frères. Dans la deuxième scène (Il. V, 319-326), Diomède blesse sérieusement Enée, mais il est empêché de le tuer, car Aphrodite intervient pour sauver son fils. Diomède instruit Sthénelos pour qu’il prenne les chevaux d’Enée – qui descendent de ceux que Zeus a donnés à Trôs et sont donc de la race “des meilleurs coursiers qui soient sous l’aube et le soleil” (Il. V, 266-267) – et ces chevaux seront alors une compensation appropriée à la perte de la τιμή qui adviendrait de la mise à mort d’un grand héros troyen tel que Enée. [49] {19|20}
Pareillement, Diomède est empêché ou interdit de tuer Glaucos par la révélation de leurs liens d’hospitalité, mais il reçoit une τιμή compensatoire exprimée par la plus grande valeur du cadeau précieux (une armure en or) que lui offre Glaucos lors de l’échange. Et comme Glaucos – ainsi qu’Enée – est un grand guerrier du côté troyen, la τιμή compensatoire doit elle aussi être expressive, ce qui expliquerait la grande disproportion entre les valeurs des dons échangés.
L’hypothèse de D. A. Traill est plausible mais il faudrait remarquer d’abord qu’ à la différence de la scène de l’échange avec Glaucos, Zeus n’intervient pas dans les deux scènes citées du chant V; et ensuite que, comme l’a bien souligné R. Scodel, “la raison qu’a Zeus de favoriser Diomède est elle-même obscure.” [50]
Voyons enfin la question du point de vue de Glaucos. En admettant la grande disproportion de valeur entre les dons échangés, on peut reformuler la question de la façon suivante : pourquoi Zeus choisit-il de faire perdre la raison précisément à Glaucos ?
R. Scodel nous rappelle que les dieux homériques interviennent seulement en accord avec des inclinaisons déjà présentes chez les mortels ou de manière à ce que le mortel ait encore la chance de faire un choix. [51] Si on considère d’autres passages où les dieux ravissent les φρένες des mortels, une constante apparaît : dans l’Iliade ce sont les personnages eux-mêmes qui suggèrent une telle modalité d’intervention [La folie d’Agamemnon – qui prend Briséis – selon Achille (Il. IX, 377) et selon Agamemnon lui-même (Il. XIX, 137) ; la folie de Polydamas (Il. XII, 234) ou celle des Troyens (Il. XV, 724-25) selon Hector], mais ils peuvent bien – comme c’est le cas d’Hector – avoir perdu le bon sens lorsqu’ils proposent une telle description. La seule autre occurrence où le poète raconte directement une intervention divine de ce genre, c’est lorsqu’Athéna (Il. XVIII, 311) conduit les Troyens à accepter l’avis insensé d’Hector de rester dans la plaine. Mais à ce moment-là {20|21} les Troyens veulent bien croire à la victoire et Athéna ne fait qu’agir en accord avec leur inclinaison. [52]
Si nous cherchons pourtant quel élément du caractère de Glaucos – tel qu’il est présenté ailleurs dans l’Iliade – pourrait correspondre à la déraison causée par Zeus, nous restons sans réponse. Car, comme l’a bien souligné R. Scodel, nulle part ailleurs Glaucos ne montre un penchant à la stupidité, et sa généalogie ferait plutôt de lui un marchand habile : Sisyphe, son premier ancêtre mentionné, est dit “le plus rusé des hommes” (κέρδιστος ἀνδρῶν ; Il. VI, 153). [53] Pour R. Scodel pourtant, c’est précisément cette absence de réponse, c’est-à-dire l’absence d’un motif visible pour l’acte de Zeus, qui constitue la clé de l’épisode: Zeus intervient exceptionnellement ici sans aucune raison précise sur l’esprit d’un personnage qui n’a pas tendance à agir de la façon dont le dieu le pousse à le faire. [54] Néanmoins, l’étrangeté de la scène n’est pas absolue. Elle peut être comprise si elle est mise en rapport avec (et on pourrait alors même dire qu’elle est anticipée par) le discours de Glaucos lui-même lorsqu’il présente le mythe de Bellérophon : car le renversement final de la fortune de Bellérophon est un exemple frappant du caprice apparemment {21|22} arbitraire des dieux, le mythe ayant pour fonction de prévenir les mortels trop rassurés (et fragiles) de l’imprévisibilité de l’action divine. [55]
Si nous pensons à ce qu’il y a de surprenant dans le fait que Diomède reconnaisse les liens d’hospitalité avec Glaucos – ce qui permet à Glaucos d’éviter un duel où il serait probablement battu –, reconnaissance pourtant suivie par un échange de dons où une intervention divine imprévisible le fait agir comme un insensé, nous pourrons trouver dans la scène finale de cette rencontre une homologie discrète avec le parcours biographique (scandé par des μεταβολαί) de Bellérophon : d’abord un renversement positif – même s’il n’est pas causé directement par un dieu – et ensuite un renversement négatif où une intervention divine capricieuse et impénétrable s’avère décisive.
Mais si nous nous rappelons que l’avertissement contenu dans le mythe de Bellérophon vise d’abord l’excès de confiance de Diomède, nous devrons aussi constater que cet avertissement se révèle entièrement inefficace à ce moment-là [56] , car ce n’est que plus tard, au chant XI, que Diomède subira le renversement décisif de sa chance. Et, comme si la narration suivait à la lettre – immédiatement – la leçon de l’histoire de Bellérophon, c’est ironiquement Glaucos lui-même qui, dans l’épisode de l’échange de dons, sera surpris par une intervention divine obscure et immotivée. Nous voyons alors qu’un discours qui affirme l’imprévisibilité de l’action divine – et donc aussi de la fortune d’un mortel – ne peut pas, sans risque de se contredire, maîtriser son effet. Cette imprévisibilité de l’intervention de Zeus (dont parlait Glaucos dans le mythe de Bellérophon) empêche logiquement Glaucos, mais aussi Diomède, de connaître à l’avance la façon dont elle se manifestera. La succession imprévue des événements est donc cohérente avec la leçon du mythe de Bellérophon, dont la portée dépasse – et déjoue – les intentions momentanées de Glaucos. {22|23}
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Resumo: Comentário sobre uma cena enigmática do canto VI da Ilíada: a troca da armadura de ouro de Glauco pela armadura de bronze de Diomedes. Discussão deste tipo de dom e contra-dom (entre xeînoi) neste poema homérico e também dos motivos que Zeus teria para “tirar de Glauco a razão”, levando-o a aceitar uma troca tão desfavorável e desproporcional.
Palavras-chave: troca; armaduras; Diomedes; Glauco; Ilíada.
Resumen: Comentario sobre una escena enigmática del canto VI de la Ilíada: el intercambio de la armadura de oro de Glauco por la armadura de bronce de Diomedes. Discusión de este tipo de obsequio y contra-obsequio (entre xeînoi) en este poema homérico y asimismo de los motivos que tendría Zeus para “quitar a Glauco la razón”, llevándolo a aceptar un trueque tan desfavorable y desproporcionado.
Palabras clave: intercambio; armaduras; Diomedes; Glauco; Ilíada.
Résumé: Commentaire d’une scène énigmatique du chant VI de l’Iliade: l’échange de l’armure d’or de Glaucos contre l’armure de bronze de Diomède. Discussion de ce type de don et contre-don (entre xeînoi) dans ce poème homérique, ainsi que des motifs invoqués par Zeus pour “ravir la raison à Glaucos”, le poussant à accepter un échange aussi défavorable et disproportionné.
Mots-clé: échange; armures; Diomède; Glaucos; Iliade.

Footnotes

[ back ] 1. Voir le chapitre “La fin de l’aristeía: Diomède et Glaucos” de ma thèse de Doctorat Diomède le prudent (Contingence et action héroïque dans l’Iliade) soutenue le 4 mars 2000 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales – Paris, et l’article “Le mythe iliadique de Bellérophon”, GAIA Revue interdisciplinaire sur la Grèce archaïque 1-2 (1997), 41-66.
[ back ] 2. Pour la traduction de Paul Mazon voir Iliade tome I. (Paris 1937) 161-162. Pour le texte grec voir Homeri Opera tomus I (ed. D. B. Monro et Th. W. Allen). (Oxford 1902) – Seventeenth impression, 1989, 127.
[ back ] 3. “That they were in chariots is not suggested by the introduction to their encounter at 119-121.” (Kirk, G. S. The Iliad: A Commentary Vol. II: books 5-8. (Cambridge 1990) 190).
[ back ] 4. “Dans la pratique de l’échange des armes, nous avons constaté une idée de ‘participation’. Les armes elles-mêmes sont le moyen de cette participation. Mais l’instrument premier, c’en est la main. Elle peut agir à part: le symbolisme de la jonction des mains (…) procède d’une idée d’association intime réalisée par le contact, et on y entrevoit même parfois l’idée de la contagion.” (Gernet, L., “Droit et prédroit en Grèce Ancienne” in Droit et institutions en Grèce Antique. (Paris 1982) 7-119, 44 et 45.)
[ back ] 5. Le scholiaste bT à Il. VI, 230, en commentant la proposition par Diomède d’échanger les armures, avait dit: “cela d’une manière naturelle, et non par une recherche honteuse du gain.” (ἁπλοϊκῶς τοῦτο, οὐ δι ᾽αἰσχροκέρδειαν` voir Erbse, H., Scholia Graeca in Homeri Iliadem vol. 2. (Berlin 1971) 171).
[ back ] 6. Le scholiaste bT à Il. VI, 234 dit que “ἐξέλετο est au lieu de ὑπερεύξησε (‘accrut’) τῇ φιλοτιμίᾳ (au moyen de l’amour de l’honneur), ainsi que le ‘γέρας ἔξελον’ (‘il mit en réserve la part d’honneur’, c’est-à-dire il distingue le γέρας).” Voir Erbse, H., op. cit., 171. Pour Eustathe, le mot ἐξείλετο, ainsi que pour Porphyre, veut dire “il a rendu exceptionnels” (ἐξαιρήτους ἐποίησεν) les φρένας de Glaucos, car celui-ci “a démontré un tel amour de l’honneur et n’a pas été mesquin pour ce qui est du témoignage d’estime d’un hôte et n’a pas ainsi deshonoré l’excellence de son grand-père.” (Van der Valk, M., ed., Eustathii … Commentarii ad Homeri “Iliadem” Pertinentes vol. 2. (Leiden 1976) 297).
[ back ] 7. Pope – qui traduit ainsi le vers 234: “Jove war’d his Bosom and enlarg’d his Mind” – justifie son choix dans une note : “The Words in the Original are ἐξέλετο φρένας, which may equally be interpreted, he took away his Sense, or he elevated his Mind. The former being a Reflection upon Glaucus‘ Prudence, for making so unequal an Exchange, the latter a Praise of the Magnanimity and Generosity which induced him to it. Porphyry contends for its being understood in the last way, and Eustathius, Monsieur and Madame Dacier are of the same Opinion. (…) I have followed it, if not as the juster, as the most heroic Sense, and as it has the nobler Air in Poetry.” (The Poems of Alexander Pope, vol. VII, ed. Maynard Mack et al. (New Haven 1967), 340).
[ back ] 8. Ibidem.
[ back ] 9. “Some ancient commentators sought a way out of the difficulty by suggesting that φρένας ἐξέλετο means ‘elevated his mind’ rather than ‘stole away his wits’. However, Homeric usage of the phrase elsewhere rules out this possibility [At Il. 17, 470 and 19, 137 the phrase = ‘stole away his wits’].” (Traill, D. A., “Gold Armor for Bronze and Homer’s Use of Compensatory TIMH”, Classical Philology 84 (1989) 301-305, 301).
[ back ] 10. Voici le passage décisif de l’interprétation de J. D. Craig: “It would be natural to suppose that Glaucus’ state of mind remained the same throughout, that he was conscious of his inferiority in the presence of the overbearing Diomede. It was no time for ‘the nicely calculated less or more’. He was heartily glad to part from his new friend, even at the price of ‘gold for bronze, a hundred oxen’s worth for the value of nine.’” (Craig, J. D., “ΧΡΥΣΕΑ ΧΑΛΚΕΙΩΝ”, The Classical Review n.s. 17 (1967) 243-245, 244). Peu avant, voici ce qu’avait suggéré J. D. Craig pour expliquer la comparaison des feuilles : “It must have occurred to Glaucus, faced with the formidable Diomed, that his own hour might have come, that his own share of brief life was at stake. What more natural than that he should visualize sadly in that moment the common lot of men in their fleeting generations?” (Idem, 243).
Cette hypothèse pourtant n’est pas tout à fait nouvelle, car elle ne paraît que reprendre et développer une suggestion d’Horace (Satyres 1, 7, 15-18):

“(…) duo si Discordia vexet inertis,
aut si disparibus bellum incidat, ut Diomedi
cum Lycio Glauco, discedat pigrior, ultro
muneribus missis (…)”

Remarque qui, d’ailleurs, avait déjà été faite par William M. Calder III: “A growing tendency in modern criticism, to see Glaukos as a coward who sought to buy off Diomedes and thus save his skin, was adumbrated by Horace’s pigrior.” (Calder III, W. M., “Gold for Bronze: Iliad 6. 232-36” in Studies Presented to Sterling Dow on His Eightieth Birthday. (Durham, N.C. 1984) 31-35, 32).

[ back ] 11. W. Donlan, qui s’était autorisé de J. D. Craig dans sa note 35, écrit : “Glaucus, prepared for a duel to the death, is taken unawares by the sudden and unexpected shift from enmity to φιλία. (…) Unprepared, affected by Diomedes’ aura of invincibility, conditioned by Diomedes’ statement that Bellerophon had given gold to Oeneus, anxious to please his new ξεῖνος, Glaucus reacts in confusion to Diomedes’ gift of bronze (φρένας ἐξέλετο Ζεύς) and makes a face-losing exchange.” (Donlan, W., “The Unequal Exchange between Glaucus and Diomedes in the Light of the Homeric Gift-Economy”, Phoenix 43 (1989) 1-15, 13 et 14).
[ back ] 12. “Was ist mit Glaukos geschehen ? Psychologish lässt es sich erklären als eine momentane Torheit aus Erleichterung.” (Andersen, ∅., Die Diomedesgestalt in der Ilias, Symbolae Osloenses vol. suppl. XXV (1978) 106).
[ back ] 13. “(…) Glaucus (…), once the demands of honour have been satisfied by the discovery that they are guest-friends, is very willing to hand over to Diomede armour, however valuable, in return for a gift infinitely more precious, his own life.” (L’italique signale le passage cité. Walcot, P., “ΧΡΥΣΕΑ ΧΑΛΚΕΙΩΝ : a further Comment”, The Classical Review 19 (1969) 12-13, 13).
[ back ] 14. “Odysseus may be of noble birth, but, like the peasant, he is very much concerned, at home and abroad, for his possessions.” (Walcot, P., op. cit., 13).
[ back ] 15. “The realism of Odysseus is a trait which the other warriors at Troy, whether Greek or Troyan, share. These include Glaucus (…).” (Ibidem).
[ back ] 16. “That Zeus Kronides is said to have stolen his wits away, is, four our present purpose, irrelevant.” (Craig, J. D., op. cit., 244).
[ back ] 17. “On this reading the removal of Glaucus’ φρένες is not really necessary.” (Scodel, R., “The Wits of Glaucus”, TAPhA 122 (1992) 73-84, 76).
[ back ] 18. “Elsewhere in the Iliad Glaucus is always depicted as a courageous Trojan hero.” (Traill, D. A., op. cit., 302). Dans la phrase antérieure, Traill remarquait: “Glaucus is, after all, the cousin and close companion of Sarpedon, and it is to him that Sarpedon utters his famous speech (12. 310-28), in which he points out that heroes must strive for immortality by fighting bravely.” (Ibidem).
[ back ] 19. “(…) Glaucus does not appear to be terrified. In the contrary, both heroes are said to advance in mutual challenge: ἐς μέσον ἀμφοτέρων συνίτην μεμαῶτε μάχεσθαι (120), and Glaucus’ speech, with its proud and sarcastic claim that ‘many men’ know his genealogy, seems to match Diomedes’ confidence.” (Scodel, R., op. cit., 76).
[ back ] 20. Iliad 6. 234-236 are as ‘late’ as the ‘linear B tablet’ (6. 168), a fuzzy memory of something never seen. We have recollection of Mauss’ Indo-European potlach. But the Geometric poet no longer understood the custom.” (Calder III, W. M., op. cit., 34).
[ back ] 21. “Diomedes, after hearing the glorious lineage and noble attainments of Glaukos, whom momentarily he had thought a god (Il. 6. 128-129), admits by his offer of the unequal exchange Glaukos’ superiority. That is precisely the opposite of Craig-Walcot’s view that Glaukos concedes his cowardice.” (Calder III, W. M., ibidem).
[ back ] 22. Ibidem. Il faudrait pourtant remarquer que la loi de la réciprocité ou l’idée du pouvoir témoigné par la générosité (qui est ce qu’on dégage des citations de Finley et de Bazant) ne suffisent pas à caractériser le potlach. Le potlach est une forme extrême du ‘système des prestations totales’ caractérisée par l’aspect somptuaire et l’élément agonistique. Dans “L’Essai sur le don”, M. Mauss lui-même avait eu le soin de ne pas réduire au potlach tous les systèmes de prestations totales étudiés chez les ‘primitifs’, en le localisant dans le Nord-Ouest américain et en Mélanésie (voir le chapitre premier, qui traite de la Polynésie, de “L’essai sur le don: forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques” in Mauss, M., Sociologie et anthropologie. (Paris 1950) 6ème edition “Quadrige”: 1995, 145-279, 154-171).
[ back ] 23. Mauss, M., “Une forme ancienne de contrat chez les Thraces”, Revue des Études Grecques 34 (1921) 388-397, 390 et 391.
[ back ] 24. La scène est d’abord citée pour illustrer le concept védique de mitra –, dont le neutre a le sens d’“amitié, contrat” et où “il s’agit non pas de l’amitié sentimentale, mais du contrat en tant qu’il repose sur un échange.” (Benveniste, É., “Chapitre 7 : l’hospitalité ” in Le vocabulaire des institutions indo-européennes vol.1 (Paris 1969) 87-101, 98). Cela au moins nous paraît garder une certaine pertinence par rapport à Homère.
[ back ] 25. Benveniste, É., op. cit., 99. Dans la dernière note de son chapitre sur la rencontre entre Diomède et Glaucos, ∅. Andersen remarquait succintement : “Dass ‘l’inégalité de valeur entre les dons est voulue’ entspricht nicht der Auffassung des Dichters.” (op. cit., 110).
[ back ] 26. “Ce système, connu chez les populations indiennes du Nord-Ouest de l’Amérique, consiste en une suite de dons et contre-dons, un don créant toujours au partenaire l’obligation d’un don supérieur, en vertu d’une sorte de force contraignante.” (Benveniste, É., op. cit., 94).
[ back ] 27. En dépit de la réserve exprimée par l’adjectif “atténuée”, nous nous méfions un peu d’une tentative qui consiste à éclairer un système aussi vaste et différencié que celui indo-européen en référence à un système particulier qui est celui du potlach. D’ailleurs M. Mauss lui-même soulignait avec prudence : “Nos recherches pour trouver dans le monde indo-européen des faits aussi caractéristiques sont restées jusqu’ici assez infructueuses.” (“Une forme ancienne de contrat chez les Thraces”, op. cit., 390). Si trois années plus tard dans l’“Essai sur le don”, M. Mauss écrit un chapitre sur les “Survivances de ces principes dans les droits anciens et les économies anciennes” (Sociologie et Anthropologie, op. cit., 228-257), traitant surtout de Rome, de l’Inde et de la Germanie, cela ne veut pas dire que ces principes dont il parle soient ceux du potlach, mais ceux plus généraux de ce qu’il appelle “système de prestations totales”. Voir, pour une critique d’ensemble de l’hospitalité indo- européenne selon É. Benveniste, l’article de Philippe Gautier “Notes sur l’étranger et l’hospitalité en Grèce et à Rome”, Ancient Society 4 (1973) 1-21.
[ back ] 28. Finley, contrairement à ce que dit W. M. Calder III (op. cit., 33) n’a pas fondé ses propositions sur l’étude de M. Mauss. S’il établit quelques analogies – d’ailleurs avec assez de précautions – entre la ‘chaîne de dons et contre-dons réciproques’ chez les primitifs et chez Homère, sa seule référence est l’œuvre de B. Malinowski (voir The World of Odysseus (New York 1985) 64) qui, comme nous le savons, avait aussi inspiré M. Mauss.
[ back ] 29. Ibidem. La phrase antérieure disait: “It may be stated as a flat rule of both primitive and archaic society that no one ever gave anything, either goods or services or honours, without proper recompense, real or wishful, immediate or years away, to himself or to his kin”.
[ back ] 30. Finley, M. I., op. cit., 65. D’où ce commentaire, quelquefois détracté, qui a au moins le mérite de ne pas ignorer le vers 234: “The poet’s editorial comment, so rare for him, reflects the magnitude of Glaucus’ mistake in judgement.” (Finley, M. I., op. cit., 65 et 66).
[ back ] 31. Voici le commentaire de Finley sur le passage cité: “Laertes bought Eurycleia for unspecified objects worth twenty oxen; he would never have traded the oxen for a slave.” (op. cit, 67).
[ back ] 32. Ibidem. Dans la suite, Finley note: “In Adam Smith’s world the determination was made through the supply-and-demand market, a mechanism unknown in Troy or Ithaca. Behind the market lies the profit motive, and if there was one thing that was taboo in Homeric exchanges it was gain in the exchange. Whether in trade or in any other mutual relationship, the abiding principle was equality and mutual benefit.” (L’italique a été mis par nous).
[ back ] 33. Pour une critique des propositions de Finley, voir Hooker, J. T., “Gifts in Homer”, BICS 36 (1989) 79-90, qui est pourtant très peu convaincant. Pour une mise au point sur les erreurs de méthode de J. T. Hooker, voir Seaford, R., Reciprocity and ritual: Homer and tragedy in the developing city state (Oxford 1994) 14 et 15, note 59, où il remarque: “Hooker’s basic error is to treat (unconsciously) gift-exchange as if it were comodity-exchange (…).”
[ back ] 34. Voir Donlan, W., op. cit., 2.
[ back ] 35. W. Donlan a pourtant raison de souligner que, dans la dernière compétition des Jeux, Achille donne le premier prix à Agamemnon (Il. XXIII, 884), sans que l’épreuve ait eu lieu. Le prix devient alors un don libre, et Agamemnon, en l’acceptant, devient l’obligé d’Achille. (voir Donlan, W., op. cit., 6). Que cette scène soit la dernière ne lui confère pas le privilège d’être aussi la finalité de l’ensemble de ces Jeux funèbres.
[ back ] 36. Voir Donlan, W., op. cit., 4. A la fin de la note11, Donlan remarque: “There is debate whether the ἔεδνα at Od.1.277-278 (referring to Penelope and the suitors) means ‘bridegifts’ or ‘dowry’ (…). In support of the former interpretation, we might note the fact that the same lines are repeated (2;196-197) by the suitor Eurymachus, who later brought Penelope a gold chain as a wooing gift (18.295).” (op. cit., 4 et 5).
[ back ] 37. W. Donlan rappelle que le lieu de l’échange – la maison d’Ortiloque – est neutre et que le poète caractérise l’échange comme le “début d’une aimable hospitalité” (Od. XXI, 35). Et il conclut: “The conditions of their meeting show that the relationship was intended to be one of disinterested equality.” (Donlan, W., op. cit., 10).
[ back ] 38. Voir pour cette question toute la partie II (6 à 10) de l’essai cité de Donlan, dont la conclusion présente quelques raisons, dans l’échange entre ξεῖνοι, d’être plus généreux: “The outgiver wants or needs the φιλία of the other; the relationship is of greater prestige to him; he holds the other in higher esteem or respect; the other is acknowledged the better man, or the more valuable friend.” (op. cit., 10).
[ back ] 39. Walter Donlan (op. cit., 10 et 11) propose d’abord – à la suite de H. Lorimer, W. Leaf et Ameis-Hentze (voir la note 26 de son article et voir contre Kirk, G. S., op. cit., 188) – que la ceinture est de cuir. Ensuite il essaie d’établir, par comparaison avec d’autres occurrences (Il. XXIII, 654 ; Od. VIII, 430 ; Od. XV, 85), la valeur relative de ce δέπας. S’il admet qu’un δέπας “is a common object, small and not of very great value”, il remarque toutefois peu après: “Still, a gold cup is an eminently fitting guest-gift.” Il conclut ainsi: “(…) Bellerophon’s gift of a gold cup outmatched Oeneus’ lether belt”. Et, en se référant à Porphyre (1.96.11-20) et à Eustathe (638. 44-45), il ajoute : “Ancient critics thought so”.
[ back ] 40. “Symbolically the imperishable cup promised that when Oeneus should visit Bellerophon in Lycia his reception would be even more friendly, his gifts more splendid.” (Donlan, W., op. cit., 12. Pour ce développement voir l’ensemble du paragraphe dont je n’ai cité que la conclusion). D’ailleurs le scholiaste bT à Il. VI, 219-20 suggérait qu’“un cadeau était pour celui qui séjourne (μένοντι), et l’autre pour celui qui voyage à l’étranger (ἐκδημοῦντι)” (Erbse, H., op. cit., 169).
[ back ] 41. “Ajax and Hector (…) have already fought when they come to exchange gifts, and it has become obvious that Ajax is the superior fighter. Homer has therefore no need to rely on the exchange of gifts as the criterion for determining the victor.” (Traill, D. A., op. cit., 304).
[ back ] 42. Voir Donlan, W., op. cit., premier paragraphe de la page 11.
[ back ] 43. “Kein Zweifel, dass auch hier ein ungleiches Geschäft gemacht wird, wenngleich der Unterschied nicht so gross ist wie bei Glaukos und Diomedes. Aber das Prinzip ist klar: wer im Kampf schlechter abschneidet, muss mehr geben.” (Krischer, T., “Zum Il. VI der Ilias”, Grazer Beiträge 8 (1979) 9-22, 13 et 14).
[ back ] 44. “(…) the point of lines 234-236 is not that Glaucus outgave, for that was conventionally expected, but that he was so bewildered (sic) he gave at the humiliating ratio of 11 to 1.” (Donlan, W., op. cit., 13). Il faudrait faire ici une brève référence à l’ouvrage de E. Scheid-Fissinier Les usages du don chez Homère : Vocabulaire et pratiques (Nancy 1994) qui (en dépit de la richesse de l’ensemble), quant au commentaire de l’échange entre Diomède et Glaucos (op. cit., 161 et 162), suit fondamentalement l’interprétation de W. Donlan que nous venons de discuter.
[ back ] 45. “Homer intricately transposed Diomedes’ expected duel with a major opponent (…) into a duel of another sort, a context of wit and will.” Et Donlan conclut: “Diomedes in this scene reveals himself as a master of μῆτις.” (Donlan, W., op. cit., 15). Une hypothèse semblable fut reconstruite par M. Maftei à partir des réponses des λύτικοι: “(…) die Berufung des Diomedes auf die Gastfreundschaft war nur ein übler Trick, mit dem Diomedes den Glaukos aus Schmutziger Gewinnsucht übertölpete.” (Maftei, M., Antike Diskussionen über die Episode von Glaukos und Diomedes, Beiträge zur Klassischen Philologie 74 (1976) 52).
[ back ] 46. M. Maftei traduit ainsi les commentaires anciens (cf. Eustathe 638, 62 ff. et Schol bT à Il. VI, 230 cité dans la note 152) : “Die λύτικοι sagen, dass Diomedes seine Vorschlag ohne Hintergedanken gemacht habe, in ‘heroischer’ Naivität und ohne unaufrichtige, listige Absichten. Er äussert spontan seine Freude und zeigt dies durch eine sichtbare Handlung.” (Maftei, M., op. cit., 52 et 53). Voir aussi le commentaire de D. A. Traill : “Diomedes’ joy is spontaneous and sincere, as indeed one would expect it to be. For great Homeric heroes appropriate behaviour in such circumstances is not a merely formal matter of observing the rules of guest-friendship but rather an instinctive reaction (…).” (Traill, D. A., op. cit., 304).
[ back ] 47. R. Scodel remarque dans une note: “It is true that the tradition associates Diomedes with μῆτις as well as βία, but the Iliad, apart from Book 10, ignores or suppresses this side of the tradition, and represents Diomedes instead as a paradigmatically forthright warrior.” (Scodel, R., op. cit., note 19, 79 et 80).
[ back ] 48. Dans l’article, déjà cité, de D. A. Traill “Gold Armor for Bronze and Homer’s Use of Compensatory TIMH”, nous trouvons l’exposition de l’hypothèse, dont nous ferons ensuite un résumé, dans les pages 302 et 303.
[ back ] 49. L’exemple d’Ulysse – ajouté par D. A. Traill (op. cit., 303) – qui, empêché de tuer Sarpedon, obtient comme τιμή compensatoire le meurtre de sept guerriers mineurs (Il. V, 668-678) est différent de ceux de Diomède, parce que la nature de la compensation (la gloire de tuer) est du même ordre que celle de la perte.
[ back ] 50. Après avoir rappelé l’argument de D. A. Traill, R. Scodel commente: “I agree (…); but Zeus’ motive for favoring Diomedes is itself obscure.” (op. cit., 76, note 9).
[ back ] 51. En outre, les raisons d’une intervention divine sont d’habitude transparentes: les dieux protègent leurs fils ou leurs favoris ; quand ils agissent de manière extraordinaire, les raisons sont explicitées. Voir Scodel, R., op. cit., 74.
[ back ] 52. Dans tout ce passage je ne fais que suivre la démonstration de R. Scodel à la page 75 de l’article cité “The Wits of Glaucus.”
[ back ] 53. Voir Scodel, R., op. cit., 76. L’hypothèse, d’abord avancée par Horace, d’un Glaucos peureux qui agit par intérêt exclut évidemment l’assertion de stupidité. Celle-ci pourtant avait déjà été suggérée par Martial – qui d’une façon appropriée écrit fuisti, ne proposant donc pas que la stupidité soit un trait constant du caractère de Glaucos – dans l’épigramme 94, 3-4 : “Tam stupidus numquam nec tu, puto, Glauce, fuisti ; χάλκεα donanti χρύσεα qui dederas.” E. Muret, dans “Glaucos : Étude d’étymologie romane” (Mélanges Nicole. (Genève 1905) 379-389), s’appuyant sur la transmission latine de cet épisode de l’Iliade – et à ces fins se référant à l’article Inaequalis pensatio des Adagia d’Erasme – propose le Glaukos de cet épisode comme étymon du castillan loco et du portugais louco (“fou”). L’hypothèse, qui ne part pas d’une fausse lecture de l’épisode, est pourtant invraisemblable pour ce qui est de la transmission du nom d’un personnage peu connu et devenu si commun, même si, du point de vue phonétique, elle reste encore possible. Voir Corominas, J. Diccionario critico etimologico de la lingua castellana vol. III (Berna, 1954), 123. Corominas trouve plus vraisemblable une dérivation de l’arabe ‘alwag, fem. lauqa, pl. lauq.
[ back ] 54. “(…) the more Zeus’ role is emphasized, the more disturbing is the absence of any visible reason for Zeus to make a fool of Glaucus in this way. (…) I would suggest that this strangeness is the point of the episode. Zeus here acts, without clear motive, on the mind of a character who has, exceptionally and perhaps unique, no previous inclination at all to act as Zeus causes him to act.” (Scodel, R., op. cit., 76).
[ back ] 55. “Ich halte es für besonders bedeutungsvoll, dass Zeus hier ins Spiel gebracht wird. Denn hat nicht Glaukos in seiner Rede die Willkür und Laune der Götter betont, der er am Ende selbst unterliegt ?” (Andersen, ∅., op. cit., 106). Même si dans le mythe de Bellérophon les dieux (θεοί) sont cités au pluriel sans être nommés, nous croyons percevoir entre cette forme de citation et celle, également générique, de Zeus un même indice d’indétermination.
[ back ] 56. “(…) Glaucus’ emphasis on the mutability of divine favor is misplaced in this instance, since he emphasized it in order to warn Diomedes, who, however, continues to be helped by Athena and Zeus.” (Scodel, R., op. cit., 82).