INTERPRÉTATIONS COMIQUES DES MÉTAPHORES D’EURIPIDE DANS LES GRENOUILLES D’ARISTOPHANE [1]
1. Citation et re-formulation des métaphores d’Euripide
Γόνιμον δὲ ποιητὴν ἂν οὐχ εὕροις ἔτι
ζητῶν ἄν, ὅστις ῥῆμα γενναῖ͂ον λάκοι.
ΗΡΑΚΛΗΣ :
Πῶς γόνιμον ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὡδὶ γόνιμον, ὅστις φθέγξεται
τοιουτονί τι παρακεκινδυνευμένον,
“αἰθέρα Διὸς δώματιον” ἢ “χρόνου πόδα,”
ἢ “φρένα μὲν οὐκ ἐθέλουσαν ὀμόσαι καθ᾿ ἱερῶν,
γλῶτταν δ᾿ ἐπιορκήσασαν ἰδίᾳ τῆς φρενός.”
ΗΡΑΚΛΗΣ :
Σὲ δὲ ταῦτ᾿ ἀρέσκει ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Μἀλλὰ πλεῖν ἢ μαίνομαι.
ΗΡΑΚΛΗΣ :
Ἦ μὴν κόβαλα γ᾿ ἐστίν, ὡς καὶ σοὶ δοκεῖ.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Μὴ τὸν ἐμὸν οἴκει νοῦν· ἔχεις γὰρ οἰκίαν.
ΗΡΑΚΛΗΣ :
Καὶ μὴν ἀτεχνῶς γε παμπόνηρα φαίνεται.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Δειπνεῖν με δίδασκε.
Mais un poète fertile tu ne pourrais pas trouver en cherchant, qui fasse entendre une parole courageuse.
HÉRACLÈS :
Fertile comme quoi ?
DIONYSOS :
Fertile, comme qui prononcerait quelque expression aventureuse de ce genre : « l’Éther, chambre à coucher de Zeus » ou « le pied du temps » ou « l’esprit qui ne veut pas jurer sur les victimes, mais la langue parjure à l’écart de cet esprit. »
HÉRACLÈS :
Tu aimes toi ces choses-là ?
DIONYSOS :
Dis plutôt que j’en suis fou.
HÉRACLÈS :
En vérité, ce sont des jongleries, et c’est aussi ton avis.
DIONYSOS :
« Ne loge pas dans mon esprit, tu as une maison. »
HÉRACLÈS :
Eh bien, cela me paraît, sans qualité artistique et très mauvais.
DIONYSOS :
Apprends-moi comment on dîne.
Aux yeux de Dionysos, la présence d’Euripide parmi les vivants s’avère nécessaire car il est un poète « fertile » (γόνιμος) au verbe « courageux » (γενναῖον) et « téméraire » (παρακεκινδυνευμένον). Pour illustrer les qualités du tragédien, il cite trois expressions de ce dernier. La première, αἰθέρα Διὸς δωμάτιον, « Éther, chambre à coucher de Zeus » est une variante de la phrase ὄμνυμι δ᾿ ἱερὸν αἰθέρ᾿, οἴκησιν Διός tirée de la Mélanippè d’Euripide, (« je jure par Éther sacré, demeure de Zeus ») [6] . La seconde, χρόνου πόδα, « le pied du temps », est une reprise des propos du chœur des Bacchantes lorsqu’il chante, au vers 888-90, l’infaillibilité de la puissance divine qui κρυπτεύουσι δὲ ποικίλως / δαρὸν χρόνου πόδα καὶ / θηρῶσιν τὸν ἄσεπτον (« dérobe par une lenteur artificieuse la marche du Temps à l’impie »). Le chœur signifie par là le courroux des dieux qui est sur le point de s’abattre sur Penthée. Quelques vers plus haut en effet (857-61), Dionysos avait exposé son intention de faire égorger le roi de Thèbes par sa propre mère [7] . La troisième expression, φρένα μὲν οὐκ ἐθέλουσαν ὀμόσαι καθ᾿ ἱερῶν, γλῶτταν δ᾿ ἐπιορκήσασαν ἰδίᾳ τῆς φρενὸς (« l’esprit qui ne veut pas jurer sur les victimes, mais la langue parjure à l’écart de cet esprit ») est une paraphrase du vers 612 de l’Hippolyte, ἡ γλῶσσ᾿ ὀμώμοχ᾿, ἡ δὲ φρὴν ἀνώμοτος (« ma langue a juré mais pas mon esprit »). Irrité par les révélations de la nourrice sur l’amour de Phèdre, Hippolyte fait comprendre à la vieille femme qu’il trahira peut-être le serment qu’il a pris de garder le silence sur la souffrance amoureuse de sa belle-mère.
2. Effets comiques des métaphores tragiques
[…]
Οἴμοι, πόθεν μοι τὰ κακὰ ταυτὶ προσέπεσεν ;
Τίν᾿ αἰτιάσομαι θεῶν μ᾿ ἀπολλύναι ;
Αἰθέρα Διὸς δωμάτιον ἢ Χρόνου πόδα ;
[…]
Hélas, d’où viennent ces maux qui m’assaillent ? Lequel des dieux accuserai-je de me perdre ? L’Éther, chambre à coucher de Zeus, ou le pied du temps ?
Dans cette nouvelle citation de deux métaphores d’Euripide, le dieu insinue que le tragédien est la vraie cause de ses malheurs. N’oublions pas qu’il est descendu dans les Enfers à cause de lui. Nous assistons à une nouvelle étape dans le processus interprétatif de la métaphore. Le « pied du temps » et l’« Éther, chambre à coucher de Zeus » sont divinisés, autrement dit ils sont incarnés. Mais c’est là le signe qu’il fabule, qu’il crée de toutes pièces des dieux inexistants. Le dieu et, par son intermédiaire, Aristophane se situent dans le sillage d’Euripide dont on sait qu’il avait la tendance à créer des dieux nouveaux. Aux vers 889-94 des Grenouilles, en effet, Euripide rejette les dieux traditionnels et prie ses propres dieux qui ne sont autres que l’Éther, sa nourriture, la tournure de sa langue, son intelligence et ses narines [20] . Dans cette perspective, le terme γόνιμος, « fertile », des vers 96-97 réservé à Euripide reçoit un nouvel éclairage. La fertilité du tragédien n’aurait pas le sens de la créativité poétique ni de la richesse intellectuelle, mais plutôt celui de la fécondité, de la capacité à engendrer des êtres nouveaux.
3. L’évacuation du métaphorique : de la littéralité à la matérialité
ὑγρὸν ποήσας τοὖπος ὥσπερ τἄρια,
σὺ δ᾿ εἰσέθηκας τοὖπος ἐπτερωμένον·
L’expression ὑγρὸν ποήσας τοὖπος formulée par Dionysos ne constitue plus un trope car le mot « vers » substitué au mot « fleuve » devient un fleuve entendu dans sa matérialité, qu’on dépose sur la balance. En d’autres termes, il n’y a plus de distance entre le mot emprunté (parole) et le mot substitué (fleuve), autrement dit, entre le métaphorisé et le métaphorisant. On assiste par conséquent à ce que Pascal Thiercy appelle une image dramatisée, technique propre à la dramaturgie d’Aristophane qui contribue à la création d’un univers grotesque, affranchi des conventions et des valeurs traditionnelles [30] .
On ne trouve pas meilleure théorisation de ce qui se passe dans les Grenouilles lorsqu’un vers poétique est pesé comme du fromage ou mesuré avec des instruments de géométrie.
τούτοισιν εἰσηγησάμην,
λογισμὸν ἐνθεὶς τῇ τέχνῃ
καὶ σκέψιν, ὥστ᾿ ἤδη νοεῖν
ἅπαντα καὶ διειδέναι
τά τ᾿ ἄλλα καὶ τὰς οἰκίας
οἰκεῖν ἄμεινον ἢ πρὸ τοῦ
κανασκοπεῖν· “Πῶς τοῦτ᾿ ἔχει ;
Ποῦ μοι τοδί ; Τίς τοῦτ᾿ ἔλαβε ;”
Euripide se présente ici comme celui qui a ramené l’art à l’entretien d’un ménage. Il est celui qui a transformé l’espace du théâtre, espace civique par excellence, en un espace domestique et plus précisément en une cuisine ! Or ce trait-là du discours tragique d’Euripide, on le retrouve au cœur du discours comique d’Aristophane : que représentent une fiole et une balance détruisant des vers poétiques si ce n’est que ce sont des accessoires domestiques susceptibles de mettre en péril l’art poétique lui-même ? Dès lors on comprend mieux la portée du fragment de Cratine qui souligne le lien étroit existant entre les deux dramaturges. Il soutient qu’on se moquait d’Aristophane, tenu pour un imitateur d’Euripide alors qu’il le critiquait [37] .
Lausanne
Ouvrages cités
David Sider, « Ληκύθιον ἀπώλεσεν: Aristophanes’ Limp Phallic Joke? », Mnemosyne, IV. 45, 1992, p. 359-64.