Discussion Series: CorHaLiE


Introduction : Poétiques grecques en réseau
(Cornell, Harvard, Lausanne, Lille, Princeton)

Divisée en traditions restées nationales, l’étude de la littérature de l’Antiquité gréco-romaine a pris le « tournant linguistique » avec quelque retard et en ordre dispersé. C’est dire qu’elle a éprouvé quelque peine à s’associer aux sciences humaines et à bénéficier de leur développement. Pourtant, par l’attention portée autant à l’articulation grammaticale des énoncés textuels qu’au sens des mots, la philologie classique disposait des instruments qui pouvaient permettre d’élargir l’établissement et le déchiffrement de la lettre du texte aux perspectives ouvertes par l’analyse des discours : cohérence narrative et logique argumentative du texte, développement de lignes sémantiques souvent en interaction par le jeu des métaphores, pragmatique et par conséquent fonctions sociales d’un texte désormais envisagé comme discours, dans la dynamique de ses conditions de production et de communication.
Quoi qu’il en soit, c’est dans la tradition anglo-saxonne qu’on a, de manière globale, le mieux perçu les enjeux des nouveaux courants de la critique littéraire et des démarches proposées par les sciences de l’homme en général pour le renouvellement de nos lectures des textes et discours classiques. Stimulées en particulier par le développement de l’anthropologie culturelle et sociale à travers le mouvement structuraliste, la tradition française et, de manière plus décisive, la philologie italienne n’ont pas échappé à leur petite révolution culturelle, avec néanmoins des poches de résistance parfois surprenantes. En ce qui concerne en particulier le théâtre d’Aristophane, ce n’est nullement l’effet du hasard si parmi les quelques travaux novateurs consacrés ces dernières années à la production polymorphe du représentant le plus remarquable de la comédie ancienne, deux synthèses monographiques sont traversées par l’usage de concepts empruntés à l’anthropologie culturelle alors que deux autres ouvrages, dont l’un est collectif, sont centrés sur les différents aspects linguistiques et discursifs d’une poétique comique particulièrement créative. Qu’il s’agisse des déroulements dramatiques évoquant les rites de passage dans des représentations masquées qui ressortissent elles-mêmes au culte rendu à Dionysos [1] , ou que l’attention érudite se focalise sur une langue qui réalise dans sa substance et ses tournures mêmes les jeux rituels de masque, de renversement et de distanciation utopique propres à la mise en scène de l’action comique [2] , la réflexion critique contemporaine sur la comédie attique classique est d’origine essentiellement anglo-saxonne.
C’est dans ce contexte que se signale l’initiative prise par l’U.M.R. et groupe de recherche « Savoirs et textes » de l’Université de Lille 3 et du C.N.R.S. (U.M.R. à laquelle a été intégrée il y quelques années le Centre de Philologie de cette Université) de consacrer au théâtre d’Aristophane la quatorzième rencontre « Coralie » [3] . Dès 1989 en effet, sur la base d’intérêts partagés pour les innombrables manifestations discursives suscitées par les communautés civiques grecques en développement et pour les poétiques qui les animent de manière explicite ou non, des enseignants et chercheurs en littérature grecque des Universités de Cornell, Harvard, Lausanne, Lille 3 et Princeton organisent chaque année un colloque auquel ils associent aussi bien quelques-uns parmi leurs doctorantes et doctorants que quelques spécialistes extérieurs au cercle universitaire ainsi constitué. Chaque année, le thème de poétique grecque est choisi qui fera l’objet de la rencontre de l’année suivante. À une exception près, chacun des départements de sciences de l’Antiquité concerné organise un séminaire postgrade qui prépare les doctorants à la lecture des textes poétiques choisis comme corpus soumis à l’échange du printemps suivant [4] . Au cours des ans, les colloques « Coralie » en poétique grecque ont donc présenté le profil suivant :
12-14 octobre 1989 – Université de Lille 3 : « Hésiode : philologie, anthropologie, philosophie »
18-20 avril 1991 – Cornell University : « Repetitions in the Iliad »
25-26 avril 1992 – Harvard University : « Homeric allusions in Greek tragedy »
15-17 mai 1993 – Université de Lille 3 : « Les formes de l’individualité dans la poésie grecque archaïque »
9-11 mai 1994 – Cornell University : « Aspects of the Odyssey »
17-19 mai 1995 – Université de Lausanne : « Les mythes grecs en question : les récits d’Hélène »
19-21 mai 1996 – Harvard University : « Choreia : poetry, dance, performance »
6-8 juin 1997 – Princeton University : « Greek Hymns »
28-30 mai 1998 – Université de Lille 3 : « Sur la poétique de l’occasion : Bacchylide et Pindare »
17-19 mai 1999 – Cornell University : « The Language of Aeschylus »
24-26 mai 2000 – Université de Lausanne : « La figure d’Orphée et les poèmes orphiques »
14-16 juin 2001 – Harvard University (Center for Hellenic Studies, Washington) : « The Hellenistic reception of archaic poetry : Callimachus and Theocritus »
6-9 juin 2002 – Princeton University : « Euripidean melos »
14-16 juin 2003 – Université de Lille 3 : « La tragédie d’Aristophane »
3-6 juin 2004 – Cornell University : « Archaic greek elegiac poetry »
Ce n’est donc pas sans quelque étonnement que les participants à la rencontre de 2003 ont reçu la proposition de s’intéresser à l’aspect tragique de la poétique d’Aristophane. Il s’agissait tout simplement d’inverser les termes d’une question littéraire devenue traditionnelle : non pas l’image qu’Aristophane nous donne dans ses comédies de la tragédie attique et en particulier du conflit supposé entre Eschyle et Euripide, mais au contraire les aspects finalement euripidéens des comédies d’Aristophane lui-même, dans un contexte politique et intellectuel identique ; comme si en définitive, en critiquant les procédures poétiques d’Euripide, Aristophane ne faisait que défendre pour la comédie des pratiques analogues, dans la transgression des règles de genre. Parodie d’Euripide, paratragédie, mais pour enrichir une poétique, une esthétique qui sont loin d’être aussi conservatrices qu’on a voulu l’affirmer. De là l’intitulé de la quatorzième rencontre « CorHaLi » : « La tragédie d’Aristophane » ; un titre lancé comme un défi qui fut en définitive relevé de manière assez pertinente pour apporter sur la poétique du grand comédien de la fin du Ve siècle des éclairages aussi paradoxaux qu’originaux. Ceci en particulier du côté lausannois…
Au-delà de la clôture d’un cycle avec le transfert du soussigné de l’UNIL à l’É.H.É.S.S., ce sont les étonnantes et réjouissantes convergences entre les différentes propositions faites du côté lausannois qui sont à l’origine du présent fascicule. À commencer par un aspect régulièrement négligé de la poétique grecque : celui de la dimension constitutive de toute « performance » poétique en Grèce classique que représente la mesure du flux vocal dans ses régularités. Ce n’est pas un hasard si la question est thématisée dans plusieurs comédies d’Aristophane, et notamment dans le fameux agôn poétique qu’arbitre Dionysos lui-même dans les Grenouilles, entre Eschyle et Euripide. Or il s’avère que dans cette scène fameuse le rythme iambique de base de la comédie et de la tragédie fait l’objet d’une réflexion et d’une application qui aboutit à la défense par l’intrigue comique d’une métrique nouvelle qui est aussi celle d’Euripide (Martin Steinrück). Mais la fameuse clausule métrique qui fait régulièrement perdre à Euripide « son lécythe » n’est pas le seul instrument d’un débat parodique sur la forme nouvelle du trimètre iambique ; en usage récurrent, l’expression « il a perdu sa fiole » devient formulaire et conduit à la verbalisation de l’objet concerné. De même que dans la tragédie, l’objet devient une arme verbale qui frappe pour finir par défaire l’adversaire dans un duel rhétorique métaphorisé (Frank Müller). Le processus inverse de matérialisation et d’objectivation verbales de concepts abstraits tels l’éther, le temps ou la réflexion est largement utilisé dans la même comédie pour déjouer de manière comique les nombreuses métaphores dont Euripide ponctuent ses tragédies ; en prenant les métaphores au sens premier, cette banalisation de la langue poétique d’Euripide s’opère au profit de la profondeur attribuée à la pensée morale d’Eschyle (Maria Vamvouri-Ruffy). Du langage dramatique dans sa mesure poétique et ses capacités métaphoriques, il convient de passer à ceux qui en sont les usagers. De ce point de vue, l’Euripide que nous présentent les Acharniens et les Femmes aux Thesmophories se distingue par une créativité et par une habileté verbales qui finissent par le situer aux côtés d’Aristophane lui-même, en tant que poète comique recourant à toutes les ruses rhétoriques des sophistes (Pierre Voelke). Ce qui est en question ici c’est finalement la création poétique elle-même, la création comique par l’intermédiaire de la création tragique. De là, à nouveau dans les Grenouilles, une série de jeux de mots sur la polysémie du terme même qui désigne en Grèce classique l’invention et la fabrication poétiques : poiein ; avec, pour la tragédie attique, une fonction de formation du public et des citoyens qu’Aristophane ne manque pas de s’attribuer avant de la prendre en dérision (David Bouvier). Quant à l’indispensable regard comparatif susceptible de faire apparaître spécificités et différences, il est porté ici sur l’Amphitryon de Plaute qui recourt, par rapport aux Acharniens, à des moyens de travestissement et à une parodie des constituants de la tragédie assez divergents pour s’interroger sur la nature du tragi-comique. Dans les deux cas, c’est l’habileté interprétative du spectateur (et du lecteur moderne) qui est sollicitée (Olivier Thévenaz). De cette série de réflexions sur les usages linguistiques d’un auteur comique plus proche qu’il ne l’affiche du poète tragique qu’il tourne en dérision, la « poiétique » d’Aristophane devrait se trouver singulièrement approfondie.
À vrai dire, la règle coralienne veut que les rencontres ne débouchent pas sur la publication d’actes ; ceci autant pour alléger l’organisation des colloques d’une obligation dont le résultat académique n’est souvent pas à la mesure des charges administratives et financières impliquées que pour laisser entière liberté aux différents participants de présenter les résultats provisoires et ouverts de recherches en cours [5] . Toute latitude est ensuite laissée aux participants de publier une éventuelle version définitive de leur intervention dans une revue de leur choix. Le présent recueil est issu de ce principe et de cette démarche.
Claude Calame
UNIL, Lausanne et É.H.É.S.S., Paris

Footnotes

[ back ] 1. Voir en les monographies récentes d’Angus M. Bowie, Aristophanes. Myth, Ritual and Comedy, Cambridge, University Press, 1993, et d’Ismene Lada-Richards, Initiating Dionysus. Ritual and theatre nin Aristophanes’ Frogs, Oxford, Clarendon Press, 1999, tout en tenant compte de l’ouvrage fortement influencé par la recherche anglo-saxonne sur la « performance », d’Anton Bierl, Der Chor in der alten Komödie. Ritual und Performativität, München/Leipzig, K. G. Saur, 2001 ; voir encore Michael Silk, Aristophanes and the Definition of Comedy, Oxford, Clarendon Press, 2000, et Niall W. Slater, Spectator Politics. Metatheatre and Performance in Aristophanes, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002.
[ back ] 2. Voir Stephen Colvin, Dialect in Aristophanes. The Politics of Language in Ancient Greek Literature, Oxford, Clarendon Press, 1998, et Andreas Willi (éd.), The language of Greek Comedy, Oxford, Clarendon Press, 2001, sans oublier, en dehors du domaine anglo-saxon, le travail novateur de Jean-Claude Carrière, Le carnaval et la politique. Une introduction à la comédie grecque, Besançon/Paris, Université/Les Belles Lettres, 1979 (dans une énumération forcément partielle). Étudiant à l’Université de Bâle, Andreas Willi a été l’hôte en littérature grecque de l’Université de Lausanne par le biais des échanges Erasmus internes à l’Helvétie, de même que Frank Müller (dont l’étude figure dans le présent volume) a été dans le même cadre l’hôte de l’Université de Bâle. Ajoutons que ce n’est pas un hasard si la publication du travail sur Aristophane, les femmes et la cité (Cahiers de Fontenay 17), Paris, É.N.S., 1979, est restée confidentielle.
[ back ] 3. « Coralie » ou « CorHaLi », un acronyme renvoyant au trois Universités de Cornell, Harvard et Lille 3, fondatrices d’un cercle de recherche et d’études doctorales auquel ont été d’emblée associées les Universités de Lausanne et de Princeton et qui intègre désormais l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris.
[ back ] 4. Quant au séminaire doctoral de préparation, l’exception est malheureusement présentée par la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne qui a toujours tergiversé dans la mise sur pied de séminaires postgrades organiques propres et qui a attendu de se voir pratiquement imposer par le Rectorat une École doctorale interdisciplinaire, avec l’infrastructure et les moyens financiers qu’une telle opération requiert pour éviter les invraisemblables bricolages proposés jusqu’ici par la Conférence Universitaire de Suisse Occidentale.
[ back ] 5. L’exception à la règle est offerte par le colloque fondateur du groupe ; les actes en ont été publiés sept années plus tard ( ! ) par Fabienne Blaise, Pierre Judet de La Combe et Philippe Rousseau sous le titre Le métier du mythe. Lecture d’H ésiode, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1996. Du côté lausannois, quelques études présentées soit à l’occasion de la rencontre consacrée à la figure d’Hélène, soit aux poèmes orphiques ont été publiées dans la revue Kernos, 9, 1996 et 14, 2001 respectivement ; ceci en raison d’échanges hospitaliers et d’une collaboration fructueuse avec le Centre international d’étude de la religion grecque antique (C.I.É.R.G.A.) à l’Université de Liège dont Kernos est la remarquable revue annuelle.