Vers armés et « perte de fiole » : transactions tragi-comiques de mots et d’objets dans les Grenouilles d’Aristophane
1. Introduction
Je venais ici t’apporter (φέρων) une trêve (σπονδὰς) en hâte ; mais eux ont flairé la chose : les vieillards, vrais Acharniens, de vieux racornis, en cœur de chêne, des durs à cuire, des Marathonomaques, durs comme de l’érable. Puis ils se sont mis à crier tous : « Ah ! canaille, tu es porteur d’une trêve (σπονδὰς φέρεις), quand nos vignes sont coupées ? » Et moi de fuir ; et eux de me poursuivre en poussant des cris.
DICÉOPOLIS :
Laisse-les donc crier. Eh bien, tu m’apportes la trêve (τὰς σπονδὰς φέρεις) ?
AMPHITHÉOS :
Mais certainement : trois échantillons à goûter, que voici. Celle-ci est de cinq ans. Prends et goûte (γεῦσαι λαβών)… [1]
Le substantif abstrait σπονδαί (« trêve ») dérive du verbe σπένδω, « verser, faire une libation » ; au singulier, σπονδή signifie « libation », acte rituel par lequel on scelle une trêve, une alliance. Aristophane crée, sur la base de cet état de langue, un nouveau signifié au mot σπονδαί, qui matérialise de manière comique et absurde une idée abstraite. Dans ce passage des Acharniens, σπονδαί signifie bien la trêve, mais à travers un vase à libation, et le vin qu’il contient, vin que l’on goûte et boit pour activer la trêve. Par l’intermédiaire de la métonymie concrétisée sur scène, le spectateur est naturellement à même de décoder tout seul le mot-objet que l’acteur comique manipule. Si, dans le contexte, le mot σπονδαί intervient de manière cohérente dans son acception abstraite, la création d’un objet désigné par un mot déjà existant permet à Aristophane d’introduire un registre sémantique supplémentaire (celui de la boisson) et d’en exploiter le ressort comique. L’objet vient alors cristalliser sur scène plusieurs dimensions distinctes, dont la superposition provoque un effet comique, par la création momentanée d’un univers absurde et irréaliste, un univers où l’on signifie la trêve par l’objet rituel qui la rend possible [2] .
2. Les mots armés comme métaphores guerrières de l’ agôn
2.1. Le portrait aristophanien d’Eschyle et d’Euripide
2.2. Les vers comme armes tragiques de l’agôn comique et le poids comique des mots tragiques
2.3. L’effet physique des vers tragiques sur les protagonistes comiques
3.1. Premier assaut (1206-09) [32]
“Αἴγυπτος, ὡς ὁ πλεῖστος ἔσπαρται λόγος,
ξὺν παισὶ πεντήκοντα ναυτίλῳ πλάτῃ
Ἄργος κατασχών…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Τουτὶ τί ἦν τὸ ληκύθιον ; οὐ κλαύσεται ;
« Egyptos, selon le récit le plus répandu, avec cinquante fils, abordant au rivage d’Argos… »
ESCHYLE :
.…perdit une fiole.
DIONYSOS :
Qu’est-ce que cette fiole ? Gare à elle ! [33]
Au niveau de la cohérence sémantique, le contraste entre l’ampleur de l’action décrite dans les vers tragiques (l’arrivée d’un grand nombre de personnages dans un contexte guerrier, l’importance de la figure d’Egyptos) et l’action isolée et anodine de la perte de la fiole constitue au premier abord le moteur de l’effet comique. Ici, tout le contexte des récits autour de la ville d’Argos suggéré par l’incipit que cite Euripide est interrompu abruptement par la perte de la fiole. Du point de vue grammatical, cette impression de surprise est renforcée par le fait que le verbe ἀπώλεσεν vient couronner une phrase encore incomplète : c’est le verbe principal que l’on attend depuis le début du premier vers.
3.2. Deuxième assaut (1210-14) [34]
Λέγ᾿ ἕτερον αὐτῷ πρόλογον, ἵνα καὶ γνῶ πάλιν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
“Διόνυσος, ὃς θύρσοισι καὶ νεβρῶν δοραῖς
καθαπτὸς ἐν πεύκῃσι Παρνασσὸν κάτα
πηδᾷ χορεύων…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Οἴμοι πεπλήγμεθ᾿ αὖθις ὑπὸ τῆς ληκύθου.
Dis-lui un autre prologue, pour que je puisse me rendre compte encore une fois.
EURIPIDE :
« Dionysos, qui, le thyrse à la main, enveloppé de peaux de faon, parmi les feux des torches, bondit sur le Parnasse à la tête d’un chœur… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Malheur ! Nous voilà à nouveau frappés par le lécythe.
C’est la figure de Dionysos, personnage principal de l’intrigue comique, qui est sollicitée ici. Et la perte de la fiole est insérée dans une situation bachique où les objets sont loin d’être absents. Le geste y apparaît peut-être comme moins incongru, mais demeure comique, puisqu’un petit vase ne fait pas à proprement parler partie de la panoplie du parfait bacchant. Le comique naît ici non seulement du décalage entre les deux contextes, mais aussi de la superposition de ces contextes appliquée à la figure même de Dionysos. En effet, si c’est bien le Dionysos tragique évoqué par Euripide qui « perd une fiole », le spectateur a vite fait d’imaginer le Dionysos comique des Grenouilles dans cette situation ridicule. La superposition entre les contextes tragique et comique est donc fort subtile, car c’est un transfuge qui l’incarne. De là l’impression d’une absence de clarté sur la question de savoir si c’est le Dionysos tragique qui se retrouve dans un contexte comique ou l’inverse [35] .
3.3. Troisième assaut (1215-24) [37]
Ἀλλ᾿ οὐδὲν ἔσται πρᾶγμα· πρὸς γὰρ τουτονὶ
τὸν πρόλογον οὐχ ἕξει προσάψαι λήκυθον.
“Οὐκ ἔστιν ὅστις πάντ᾿ ἀνὴρ εὐδαιμονεῖ ·
ἢ γὰρ πεφυκὼς ἐσθλὸς οὐκ ἔχει βίον,
ἢ δυσγενὴς ὤν…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Εὐριπίδη,
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Τί ἐστιν ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὑψέσθαι μοι δοκεῖ.
Τὸ ληκύθιον γὰρ τοῦτο πνευσεῖται πολύ.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Οὐδ᾿ ἂν μὰ τὴ̀ν Δήμητρα φροντίσαιμί γε.
Νυνὶ γὰρ αὐτοῦ τοῦτο γ᾿ ἐκκεκόψεται.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἴθι δὴ λέγ᾿ ἕτερον κἀπέχου τῆς ληκύθου.
Mais ce n’est rien ; car au prologue que voici il ne pourra pas adapter de fiole : « Il n’y a pas d’homme heureux en toute chose. En effet, l’un, de nature excellente, n’aura pas de quoi vivre, l’autre, malchanceux de naissance,… »
ESCHYLE :
.…perdit une fiole.
DIONYSOS :
Euripide !
EURIPIDE :
Qu’y a-t-il ?
DIONYSOS :
Il me semble qu’il faut carguer les voiles. Car cette fiole va souffler bien fort.
EURIPIDE :
Il n’en est pas question, par Déméter, je ne saurais m’en inquiéter. Car c’est maintenant qu’il va lui sauter des mains.
DIONYSOS :
Alors vas-y, dis-en un autre, et prends garde à la fiole !
Le contraste entre l’action tragique mobilisée et la perte du lécythe est ici saisissant. En effet, au niveau sémantique, on ne se trouve pas dans le contexte d’une action narrative mettant en scène un personnage héroïque ou divin ; il s’agit d’une sentence générale. D’autre part, les vers tragiques sont au présent atemporel, et la perte de la fiole, à l’aoriste, intervient dans la progression narrative d’une action. Par conséquent, le contraste dépasse la simple incongruïté des deux contextes (tragique et comique) dans le cadre d’une action. On ne peut même pas vraiment se représenter le sujet grammatical des vers tragiques dans la situation concrète de « perdre une fiole ». D’ailleurs, c’est le seul prologue cité par Euripide où un verbe principal apparaît avant l’interruption par Eschyle.
3.4. Quatrième et cinquième assauts (1225-36) [38]
“Σιδώνιον πότ᾿ ἄστυ Κάδμος ἐκλιπὼν
Ἀγήνορος παῖς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὦ δαιμόνι᾿ ἀνδρῶν, ἀποπρίω τὴν λήκυθον,
ἵνα μὴ διακναίσῃ τοὺς προλόγους ἡμῶν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Τὸ τί ;
Ἐγὼ πρίωμαι τῷδ᾿ ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἐὰν πείθῃ γ᾿ ἐμοί.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Οὐ δῆτ᾿, ἐπεὶ πολλοὺς προλόγους ἕξω λέγειν
ἵν᾿ οὗτος οὐχ ἕξει προσάψαι λήκυθον.
“Πέλοψ ὁ Ταντάλειος εἰς Πῖσαν μολῶν
θοαῖσι ἵπποις…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὁρᾷς, προσῆψεν αὖ τὴν λήκυθον.
ἀλλ᾿, ὦγαθ᾿, ἔτι καὶ νῦν ἀπόδος πάσῃ τέχνῃ·
λήψει γὰρ ὀβολοῦ πάνυ καλὴν τε κἀγαθήν.
« Quittant autrefois la ville de Sidon, Cadmos, fils d’Agénor… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Diantre d’homme, achète la fiole, pour qu’elle ne déchire plus nos prologues.
EURIPIDE :
Quoi ? Moi ? La lui acheter ?
DIONYSOS :
Si tu m’en crois.
EURIPIDE :
Certainement pas, car je pourrai citer de nombreux prologues, où il ne pourra pas attacher de fiole : « Pélops, fils de Tantale, allant à Pise avec ses chevaux rapides… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Tu vois, il a encore une fois attaché la fiole. Voyons, mon cher, paie encore maintenant, par tous les moyens. Pour une obole, tu en auras une excellente en tout point.
L’attention se porte ici plutôt sur la réaction de Dionysos et d’Euripide face à la riposte imperturbable d’Eschyle. Les deux prologues ressemblent au premier. Le contraste est déjà connu, celui d’une action tragique d’envergure désamorcée par la perte d’une fiole. Il s’agit maintenant de retourner la situation. Après la métaphore marine et météorologique, Dionysos introduit une métaphore tentant de déjouer l’aspect proprement agonistique et militaire de l’échange, en dédramatisant ainsi l’action. Dans ce cas, on exploite une autre dimension de l’objet « lécythe » : il ne s’agit plus d’un mot appréhendé comme arme, un objet détourné de son usage premier dans un but militaire métaphorique, mais celui-ci retrouve sa qualité de simple objet quotidien. Cette situation concrète est donc exploitée dans le but de créer un double décalage entre l’objet lécythe et la situation agonistique : on part d’une situation absurde à la base (un objet anodin qui vient s’insérer dans un contexte tragique). Puis, une fois la situation agonistique mise en place, à partir du moment où le spectateur s’est habitué à avoir sous les yeux ― ou plutôt entendre ― un objet qui n’est pas une arme intervenant dans une situation militaire, le retour dans le cadre de l’action comique à la dimension anodine de l’objet crée un effet de redoublement dans l’absurde, notamment par la mention tout à fait concrète et précise de l’obole.
3.5. Sixième assaut (1237-42) [39]
Μὰ τὸν Δί᾿ οὔπω γ᾿· ἔτι γὰρ εἰ̓σι μοι συχνοί.
“Οἰνεύς ποτ᾿ ἐκ γῆς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Ἔασον εἰπεῖν πρῶθ᾿ ὅλον με τὸν στίχον.
“Οἰνεύς ποτ᾿ ἐκ γῆς πολύμετρον λαβὼν στάχυν
θύων ἀπαρχάς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Μεταξὺ θύων ; Καὶ τίς αὔθ᾿ ὑφείλετο ;
Par Zeus, pas encore. Car j’ai encore d’innombrables prologues.
« Un jour, Oenée, sur ses terres… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
EURIPIDE :
Laisse-moi d’abord dire le vers en entier.
« Oenée un jour aux champs, après avoir fait une abondante moisson, sacrifiant en prémices… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
En plein sacrifice ? Et qui la lui subtilisa ?
La réaction au sixième assaut est toute différente des précédentes, dans la mesure où nous n’avons plus ici affaire à une réaction comique au niveau superficiel de la situation agonistique, mais, et c’est la seule fois, précisément au niveau de l’inadéquation sémantique entre les vers tragiques et comiques. Dionysos se place sur le plan de la situation dramatique mobilisée par Euripide, pour expliciter le décalage introduit par la perte de lécythe. Ceci constitue un pas supplémentaire dans l’appréhension comique de l’objet « lécythe ». Si lors des deux derniers assauts on envisageait le lécythe comme tel, c’est-à-dire comme objet anodin, au niveau de l’agôn proprement dit, la réaction de Dionysos fait ici de même au niveau de la fiction tragique par le biais de la subversion. De manière à la fois conséquente et paradoxale, l’action opérée par le lécythe sur les vers tragiques n’est plus envisagée comme un lancer, un mouvement offensif, mais comme une perte, à l’intérieur même de la fiction mobilisée par le prologue. Dionysos se place au niveau de la cohérence fictionnelle et envisage explicitement que la situation tragique se transforme en situation comique. Son exclamation sonne tout à la fois comme la prise au sérieux et la mise en évidence de la confusion des contextes tragique et comique. Ainsi l’absurdité de la situation, mais aussi la subversion comique des vers tragiques, n’est plus laissée à la seule appréciation du spectateur. Elle est maintenant explicitée sur scène. Quant au contraste entre l’action tragique et la perte de la fiole, si l’on envisage la première interruption par Eschyle, on atteint le paroxysme de l’absurde, puisque la cohérence de l’action est nulle dès le départ. Lors de la deuxième interruption, la perte de la fiole intervient de manière tout à fait incongrue lors d’un geste sacrificiel.
3.6. Septième et dernier assaut (1243-47) [40]
Ἔασον, ὦ τᾶν· πρὸς τοδὶ γὰρ εἰπάτω.
“Ζεύς, ὡς λέλεκται τῆς ἀληθείας ὕπο”
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἀπολεῖς· ἐρεῖ γὰρ “ληκύθιον ἀπώλεσεν.”
Τὸ ληκύθιον γὰρ τοῦτ᾿ ἐπὶ τοῖς προλόγοισί σου
ὥσπερ τὰ σῦκ᾿ ἐπὶ τοῖσιν ὀφθαλμοῖς ἔφυ.
Laisse tomber, mon ami. Qu’il essaie donc avec celui-ci : « Zeus, ainsi qu’il est dit par la vérité même… »
DIONYSOS :
Tu veux ma mort ! Il va dire : « perdit une fiole ». Car cette fiole adhère à tes prologues comme le fic aux yeux.
Cet ultime assaut est interrompu par Dionysos lui-même. Le dieu ne laisse même pas le temps à Euripide d’entamer le deuxième vers où pourrait venir s’enchâsser « ληκύθιον ἀπώλεσεν » [41] . Dionysos insiste sur l’impossibilité de se sortir de cette situation en utilisant une dernière métaphore qui exprimerait l’adhérence inextricable entre les prologues d’Euripide et la petite phrase d’Eschyle. On sous-entend d’une part que le lécythe s’intègre ne manière organique (ἔφυ) aux prologues du premier, de l’autre la métaphore est suffisamment triviale pour ridiculiser le procédé d’Eschyle.
3. La scène du « ληκύθιον ἀπώλεσεν » ou la verbalisation comique d’un objet
Eh bien, par Zeus, je n’ai pas l’intention d’écorcher (κνίσω) un à un (κατ᾿ ἔπος) chacun de tes mots (τὸ ῥῆμ᾿ ἕκαστον) ; mais, avec l’aide des dieux, c’est au moyen d’une petite fiole (ἀπὸ ληκυθίου) que je détruirai (διαφθερῶ) tes prologues.
EURIPIDE :
Avec une petite fiole (ἀπὸ ληκυθίου) ? Toi ? Mes prologues ?
ESCHYLE :
Avec une seule (ἑνὸς μόνου). Car tu composes de telle manière que l’on adapte (ἐναρμόζειν) tout, une petite toison (κῳδάριον), une petite fiole (ληκύθιον), un petit sac (θυλάκιον), à tes iambes. Je m’en vais de ce pas en faire la démonstration.
EURIPIDE :
Allons donc ! Toi ? La démonstration ?
ESCHYLE :
Certes !
DIONYSOS :
Eh bien, il faut réciter maintenant.
Dans cette partie introductive (1197-1205), où Eschyle annonce comment il entend riposter aux prologues d’Euripide, le vieux tragédien ne se contente pas littéralement de « gratter », de « racler » (κνίσω) les vers de son adversaire, mais son intention est de « détruire », de « ruiner » (διαφθερῶ) les prologues qu’Euripide lui lance. Le vocabulaire est toujours très concret et métaphorique. En outre, l’action destructrice s’opère paradoxalement par l’intermédiaire de l’« adaptation » (ἐναρμόζειν) aux vers d’un objet incongru. Ainsi, on n’adapte pas un mot, mais directement un objet à des vers. L’opération est différente du phénomène observé précédemment. D’une part en effet le mot en soi n’a rien d’armé. Il s’agit d’un objet anodin, de la vie courante. D’autre part — et surtout — sa qualité de mot n’est pas thématisée. Au contraire, c’est sa qualité d’objet qui est mise en avant. Pourtant, dans le contexte de l’agôn, nous avons bien affaire ici à un mot armé, et qui plus est en action. C’est bien à coup de « perdit une fiole » qu’Éschyle désamorce la production verbale d’Euripide [29] .
3.1. Premier assaut (1206-09) [32]
“Αἴγυπτος, ὡς ὁ πλεῖστος ἔσπαρται λόγος,
ξὺν παισὶ πεντήκοντα ναυτίλῳ πλάτῃ
Ἄργος κατασχών…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Τουτὶ τί ἦν τὸ ληκύθιον ; οὐ κλαύσεται ;
« Egyptos, selon le récit le plus répandu, avec cinquante fils, abordant au rivage d’Argos… »
ESCHYLE :
.…perdit une fiole.
DIONYSOS :
Qu’est-ce que cette fiole ? Gare à elle ! [33]
Au niveau de la cohérence sémantique, le contraste entre l’ampleur de l’action décrite dans les vers tragiques (l’arrivée d’un grand nombre de personnages dans un contexte guerrier, l’importance de la figure d’Egyptos) et l’action isolée et anodine de la perte de la fiole constitue au premier abord le moteur de l’effet comique. Ici, tout le contexte des récits autour de la ville d’Argos suggéré par l’incipit que cite Euripide est interrompu abruptement par la perte de la fiole. Du point de vue grammatical, cette impression de surprise est renforcée par le fait que le verbe ἀπώλεσεν vient couronner une phrase encore incomplète : c’est le verbe principal que l’on attend depuis le début du premier vers.
3.2. Deuxième assaut (1210-14) [34]
Λέγ᾿ ἕτερον αὐτῷ πρόλογον, ἵνα καὶ γνῶ πάλιν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
“Διόνυσος, ὃς θύρσοισι καὶ νεβρῶν δοραῖς
καθαπτὸς ἐν πεύκῃσι Παρνασσὸν κάτα
πηδᾷ χορεύων…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Οἴμοι πεπλήγμεθ᾿ αὖθις ὑπὸ τῆς ληκύθου.
Dis-lui un autre prologue, pour que je puisse me rendre compte encore une fois.
EURIPIDE :
« Dionysos, qui, le thyrse à la main, enveloppé de peaux de faon, parmi les feux des torches, bondit sur le Parnasse à la tête d’un chœur… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Malheur ! Nous voilà à nouveau frappés par le lécythe.
C’est la figure de Dionysos, personnage principal de l’intrigue comique, qui est sollicitée ici. Et la perte de la fiole est insérée dans une situation bachique où les objets sont loin d’être absents. Le geste y apparaît peut-être comme moins incongru, mais demeure comique, puisqu’un petit vase ne fait pas à proprement parler partie de la panoplie du parfait bacchant. Le comique naît ici non seulement du décalage entre les deux contextes, mais aussi de la superposition de ces contextes appliquée à la figure même de Dionysos. En effet, si c’est bien le Dionysos tragique évoqué par Euripide qui « perd une fiole », le spectateur a vite fait d’imaginer le Dionysos comique des Grenouilles dans cette situation ridicule. La superposition entre les contextes tragique et comique est donc fort subtile, car c’est un transfuge qui l’incarne. De là l’impression d’une absence de clarté sur la question de savoir si c’est le Dionysos tragique qui se retrouve dans un contexte comique ou l’inverse [35] .
3.3. Troisième assaut (1215-24) [37]
Ἀλλ᾿ οὐδὲν ἔσται πρᾶγμα· πρὸς γὰρ τουτονὶ
τὸν πρόλογον οὐχ ἕξει προσάψαι λήκυθον.
“Οὐκ ἔστιν ὅστις πάντ᾿ ἀνὴρ εὐδαιμονεῖ ·
ἢ γὰρ πεφυκὼς ἐσθλὸς οὐκ ἔχει βίον,
ἢ δυσγενὴς ὤν…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Εὐριπίδη,
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Τί ἐστιν ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὑψέσθαι μοι δοκεῖ.
Τὸ ληκύθιον γὰρ τοῦτο πνευσεῖται πολύ.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Οὐδ᾿ ἂν μὰ τὴ̀ν Δήμητρα φροντίσαιμί γε.
Νυνὶ γὰρ αὐτοῦ τοῦτο γ᾿ ἐκκεκόψεται.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἴθι δὴ λέγ᾿ ἕτερον κἀπέχου τῆς ληκύθου.
Mais ce n’est rien ; car au prologue que voici il ne pourra pas adapter de fiole : « Il n’y a pas d’homme heureux en toute chose. En effet, l’un, de nature excellente, n’aura pas de quoi vivre, l’autre, malchanceux de naissance,… »
ESCHYLE :
.…perdit une fiole.
DIONYSOS :
Euripide !
EURIPIDE :
Qu’y a-t-il ?
DIONYSOS :
Il me semble qu’il faut carguer les voiles. Car cette fiole va souffler bien fort.
EURIPIDE :
Il n’en est pas question, par Déméter, je ne saurais m’en inquiéter. Car c’est maintenant qu’il va lui sauter des mains.
DIONYSOS :
Alors vas-y, dis-en un autre, et prends garde à la fiole !
Le contraste entre l’action tragique mobilisée et la perte du lécythe est ici saisissant. En effet, au niveau sémantique, on ne se trouve pas dans le contexte d’une action narrative mettant en scène un personnage héroïque ou divin ; il s’agit d’une sentence générale. D’autre part, les vers tragiques sont au présent atemporel, et la perte de la fiole, à l’aoriste, intervient dans la progression narrative d’une action. Par conséquent, le contraste dépasse la simple incongruïté des deux contextes (tragique et comique) dans le cadre d’une action. On ne peut même pas vraiment se représenter le sujet grammatical des vers tragiques dans la situation concrète de « perdre une fiole ». D’ailleurs, c’est le seul prologue cité par Euripide où un verbe principal apparaît avant l’interruption par Eschyle.
3.4. Quatrième et cinquième assauts (1225-36) [38]
“Σιδώνιον πότ᾿ ἄστυ Κάδμος ἐκλιπὼν
Ἀγήνορος παῖς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὦ δαιμόνι᾿ ἀνδρῶν, ἀποπρίω τὴν λήκυθον,
ἵνα μὴ διακναίσῃ τοὺς προλόγους ἡμῶν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Τὸ τί ;
Ἐγὼ πρίωμαι τῷδ᾿ ;
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἐὰν πείθῃ γ᾿ ἐμοί.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Οὐ δῆτ᾿, ἐπεὶ πολλοὺς προλόγους ἕξω λέγειν
ἵν᾿ οὗτος οὐχ ἕξει προσάψαι λήκυθον.
“Πέλοψ ὁ Ταντάλειος εἰς Πῖσαν μολῶν
θοαῖσι ἵπποις…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ὁρᾷς, προσῆψεν αὖ τὴν λήκυθον.
ἀλλ᾿, ὦγαθ᾿, ἔτι καὶ νῦν ἀπόδος πάσῃ τέχνῃ·
λήψει γὰρ ὀβολοῦ πάνυ καλὴν τε κἀγαθήν.
« Quittant autrefois la ville de Sidon, Cadmos, fils d’Agénor… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Diantre d’homme, achète la fiole, pour qu’elle ne déchire plus nos prologues.
EURIPIDE :
Quoi ? Moi ? La lui acheter ?
DIONYSOS :
Si tu m’en crois.
EURIPIDE :
Certainement pas, car je pourrai citer de nombreux prologues, où il ne pourra pas attacher de fiole : « Pélops, fils de Tantale, allant à Pise avec ses chevaux rapides… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
Tu vois, il a encore une fois attaché la fiole. Voyons, mon cher, paie encore maintenant, par tous les moyens. Pour une obole, tu en auras une excellente en tout point.
L’attention se porte ici plutôt sur la réaction de Dionysos et d’Euripide face à la riposte imperturbable d’Eschyle. Les deux prologues ressemblent au premier. Le contraste est déjà connu, celui d’une action tragique d’envergure désamorcée par la perte d’une fiole. Il s’agit maintenant de retourner la situation. Après la métaphore marine et météorologique, Dionysos introduit une métaphore tentant de déjouer l’aspect proprement agonistique et militaire de l’échange, en dédramatisant ainsi l’action. Dans ce cas, on exploite une autre dimension de l’objet « lécythe » : il ne s’agit plus d’un mot appréhendé comme arme, un objet détourné de son usage premier dans un but militaire métaphorique, mais celui-ci retrouve sa qualité de simple objet quotidien. Cette situation concrète est donc exploitée dans le but de créer un double décalage entre l’objet lécythe et la situation agonistique : on part d’une situation absurde à la base (un objet anodin qui vient s’insérer dans un contexte tragique). Puis, une fois la situation agonistique mise en place, à partir du moment où le spectateur s’est habitué à avoir sous les yeux ― ou plutôt entendre ― un objet qui n’est pas une arme intervenant dans une situation militaire, le retour dans le cadre de l’action comique à la dimension anodine de l’objet crée un effet de redoublement dans l’absurde, notamment par la mention tout à fait concrète et précise de l’obole.
3.5. Sixième assaut (1237-42) [39]
Μὰ τὸν Δί᾿ οὔπω γ᾿· ἔτι γὰρ εἰ̓σι μοι συχνοί.
“Οἰνεύς ποτ᾿ ἐκ γῆς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΕΥΡΙΠΙΔΗΣ :
Ἔασον εἰπεῖν πρῶθ᾿ ὅλον με τὸν στίχον.
“Οἰνεύς ποτ᾿ ἐκ γῆς πολύμετρον λαβὼν στάχυν
θύων ἀπαρχάς…”
ΑΙΣΧΥΛΟΣ :
….ληκύθιον ἀπώλεσεν.
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Μεταξὺ θύων ; Καὶ τίς αὔθ᾿ ὑφείλετο ;
Par Zeus, pas encore. Car j’ai encore d’innombrables prologues.
« Un jour, Oenée, sur ses terres… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
EURIPIDE :
Laisse-moi d’abord dire le vers en entier.
« Oenée un jour aux champs, après avoir fait une abondante moisson, sacrifiant en prémices… »
ESCHYLE :
….perdit une fiole.
DIONYSOS :
En plein sacrifice ? Et qui la lui subtilisa ?
La réaction au sixième assaut est toute différente des précédentes, dans la mesure où nous n’avons plus ici affaire à une réaction comique au niveau superficiel de la situation agonistique, mais, et c’est la seule fois, précisément au niveau de l’inadéquation sémantique entre les vers tragiques et comiques. Dionysos se place sur le plan de la situation dramatique mobilisée par Euripide, pour expliciter le décalage introduit par la perte de lécythe. Ceci constitue un pas supplémentaire dans l’appréhension comique de l’objet « lécythe ». Si lors des deux derniers assauts on envisageait le lécythe comme tel, c’est-à-dire comme objet anodin, au niveau de l’agôn proprement dit, la réaction de Dionysos fait ici de même au niveau de la fiction tragique par le biais de la subversion. De manière à la fois conséquente et paradoxale, l’action opérée par le lécythe sur les vers tragiques n’est plus envisagée comme un lancer, un mouvement offensif, mais comme une perte, à l’intérieur même de la fiction mobilisée par le prologue. Dionysos se place au niveau de la cohérence fictionnelle et envisage explicitement que la situation tragique se transforme en situation comique. Son exclamation sonne tout à la fois comme la prise au sérieux et la mise en évidence de la confusion des contextes tragique et comique. Ainsi l’absurdité de la situation, mais aussi la subversion comique des vers tragiques, n’est plus laissée à la seule appréciation du spectateur. Elle est maintenant explicitée sur scène. Quant au contraste entre l’action tragique et la perte de la fiole, si l’on envisage la première interruption par Eschyle, on atteint le paroxysme de l’absurde, puisque la cohérence de l’action est nulle dès le départ. Lors de la deuxième interruption, la perte de la fiole intervient de manière tout à fait incongrue lors d’un geste sacrificiel.
3.6. Septième et dernier assaut (1243-47) [40]
Ἔασον, ὦ τᾶν· πρὸς τοδὶ γὰρ εἰπάτω.
“Ζεύς, ὡς λέλεκται τῆς ἀληθείας ὕπο”
ΔΙΟΝΥΣΟΣ :
Ἀπολεῖς· ἐρεῖ γὰρ “ληκύθιον ἀπώλεσεν.”
Τὸ ληκύθιον γὰρ τοῦτ᾿ ἐπὶ τοῖς προλόγοισί σου
ὥσπερ τὰ σῦκ᾿ ἐπὶ τοῖσιν ὀφθαλμοῖς ἔφυ.
Laisse tomber, mon ami. Qu’il essaie donc avec celui-ci : « Zeus, ainsi qu’il est dit par la vérité même… »
DIONYSOS :
Tu veux ma mort ! Il va dire : « perdit une fiole ». Car cette fiole adhère à tes prologues comme le fic aux yeux.
Cet ultime assaut est interrompu par Dionysos lui-même. Le dieu ne laisse même pas le temps à Euripide d’entamer le deuxième vers où pourrait venir s’enchâsser « ληκύθιον ἀπώλεσεν » [41] . Dionysos insiste sur l’impossibilité de se sortir de cette situation en utilisant une dernière métaphore qui exprimerait l’adhérence inextricable entre les prologues d’Euripide et la petite phrase d’Eschyle. On sous-entend d’une part que le lécythe s’intègre ne manière organique (ἔφυ) aux prologues du premier, de l’autre la métaphore est suffisamment triviale pour ridiculiser le procédé d’Eschyle.
4. Conclusion : la figure du poète tragique dans le prisme des effets comiques
Université de Lausanne
Ouvrages cités
Annexe : Aristophane, Grenouilles 814-29
ἡνίκ᾿ ἂν ὀξύλαλόν περ ἴδῃ θήγοντος ὀδόντα
ἀντιτέχνου· τότε δὴ μανίας ὑπὸ δεινῆς
ὄμματα στροβήσεται.
σχινδάλαμοι τε παραξονίων [46] σμιλεύματα τ᾿ ἐργῶν
φωτὸς ἀμυνομένου φρενοτέκτονος ἀνδρὸς
ῥήμαθ᾿ ἱπποβάμονα.
δεινὸν ἐπισκύνιον ξυνάγων, βρυχώμενος ἥσει
ῥήματα γομφοπαγῆ, πινακηδὸν ἀποσπῶν
γηγενεῖ φυσήματι
γλῶσσ᾿, ἀνελισσομένη φθονεροὺς κινοῦσα χαλινοὺς,
ῥήματα δαιονένη καταλεπτολογήσει
πλευμόνων πολὺν πόνον.
lorsqu’il verra son rival aiguisant ses dents volubiles ;
alors pris d’une violente fureur
il fera rouler ses yeux !
des éclats de clavettes et des entailles d’ouvrages
quand le mortel se défendra contre les mots galopant
de l’architecte de l’esprit.
et fronçant un terrible sourcil, en rugissant il lancera
des mots chevillés, en les extirpant comme des planches de bois
dans un grondement de géant.
une langue aiguisée, se déroulant, brandissant le mords de l’envie,
disséquant les mots, pulvérisera par ses raffinements
ce qui aux poumons coûta un si grand effort.