« Rendre l’homme meilleur ! » Ou quand la comédie interroge la tragédie sur sa finalité : à propos des Grenouilles d’Aristophane [1]
1. Pourquoi faut-il admirer un poète ?
L’inquiétude des Athéniens de 405 est un fait indéniable. Mais on aurait tort, du coup, de faire basculer tout le drame du côté de la sentence sérieuse. Tort aussi d’oublier l’ironie sur certains lieux communs. Aristophane est et reste un professionnel de l’effet comique. Que faut-il vraiment penser d’un vieux poète, ressuscité après un demi siècle, pour sauver une cité qui n’est plus vraiment la sienne ? La poésie avait-elle encore la force de prétendre à une fonction politique qu’elle n’avait d’ailleurs, jusque-là, jamais revendiquée aussi explicitement ? Ou la comédie jouait-elle, dans l’amertume, à sourire d’une prétention désormais définitivement vaine ? Malgré les heures sombres d’Athènes, j’opterais ici pour la leçon d’un Aristophane plus que jamais ironique. Bien avant Platon, c’est lui qui a commencé le procès des prétentions éducatrices de la poésie grecque, du moins de la poésie épique et tragique tandis que la comédie se garderait le droit d’un dernier mot.
2. Retrouver quelques effets comiques
La mort ? Mais que penser d’une peine capitale dans le monde des morts ? [13] Les commentateurs antiques avaient déjà observé le non-sens d’une sentence capitale prononcée dans l’Hadès. N’oublions pas non plus que, dans les Grenouilles, tout se joue à l’envers : « Qui sait si vivre, c’est autre chose qu’être mort ? » [14] Au jeu des inversions comiques, on peut alors se demander si la plus forte des peines n’est pas de devoir retourner dans l’Athènes réelle menacée de perdre la guerre ? N’oublions pas non plus comment l’intrigue des Grenouilles substitue au concours pour un titre royal dans l’Hadès une joute qui verra le vainqueur retourner chez les vivants [15] .
3. Le poète façonneur d’hommes
4. Faiseur de sauvages contre faiseur de boiteux
Je le [Eschyle] connais le bonhomme, il y a longtemps que je l’ai passé à jour, ce faiseur de sauvages (ἀγριοποιόν), au verbe présomptueux, avec sa fougue sans frein, sans retenue, sans barrières, bavard que rien ne déconcerte, fagoteur de mots pompeux.
ESCHYLE :
Vraiment, ô fils de la déesse … agreste,
c’est toi qui me traites ainsi, collectionneur de fadaises, faiseur de mendiants (πτωχοποιέ), raccommodeur de loques. Mais tu ne te réjouiras pas de parler de la sorte.
DIONYSOS :
Cesse Eschyle.
« Ne va pas, t’emportant t’échauffer de colère ».
ESCHYLE :
Non certes, pas avant que j’aie montré clairement ce qu’il vaut, ce faiseur de boiteux (χωλοποιόν), pour être si insolent. [23]
L’arrivée des deux poètes tragiques est fracassante. « Faiseur de sauvages, faiseur de mendiants, faiseur de boiteux » ! Trois adjectifs composés en –poios, le premier dans la bouche d’Euripide, les deux autres dans celle d’Eschyle. Τrois néologismes sur le modèle des nombreux adjectifs composés en –poios. Aristophane se fait ici faiseur de mots pour mettre en scène le face à face des poètes tragiques. Ces trois insultes, nouvelles dans le corpus de la littérature grecque qui nous est conservée ont ceci de remarquable qu’elles renvoient à la fonction poiétique : en ce sens, ce sont des insultes particulièrement pertinentes pour injurier un poète. Quelques répliques plus loin, Dionysos peut toujours remarquer qu’« il ne convient pas à des hommes poètes (ἄνδρας ποητάς) de s’insulter comme des vendeuses de pain » [24] , il ne nous échappera pas qu’au passage les deux poètes ont été les premiers à postuler le pouvoir créateur d’une poésie fabriquant des hommes. Il ne nous échappera pas non plus que Dionysos introduit, en même temps, la formule d’« hommes poètes » (ἄνδρας ποητάς), qu’Eschyle lui reprend bientôt. À Athènes, c’est aux citoyens que les orateurs rappellent sans cesse leur qualité d’andres, d’« hommes » définis par leur virilité et leur courage : deux notions indissociables, constitutives de l’anêr. C’est aux citoyens qu’il convient de se reproduire et de ne rien oublier de leur andreia (« courage »). Répété à deux reprises dans les Grenouilles, le syntagme d’« homme poète » suggère que la virilité serait plus précisément encore l’affaire du poète, lui qui doit « faire » (ποιεῖν), au sens d’« engendrer » cette fois, des hommes meilleurs.
5. La poiêsis entre nature et culture
Sais-tu mon fils quel plaisir, je te demande avant tout ?
PAN :
Commande mon père et je verrai.
HERMÈS :
Viens vers moi, montre-moi ta tendresse, mais ce nom de père prends garde à ne pas le prononcer devant d’autres ! [39]
Si l’on regarde, en effet, du côté du droit athénien, la paidopoiêsis désigne une reconnaissance de paternité. Comme l’a rappelé et démontré Jean Rudhardt, dans l’Athènes classique, la naissance d’un enfant libre ne suffit pas en elle-même à lui conférer des droits [40] . Pour que l’enfant soit pleinement établi dans son identité sociale, il importe que la genesis soit complétée par une poiêsis. Remarquons que ce dernier terme est aussi employé pour désigner l’acte d’adoption. Pour comprendre cet emploi, il suffit de rappeler que la procédure d’adoption vise dans ses grandes lignes à reproduire la procédure par laquelle un père reconnaît ses enfants et leur attribue leur statut légal : faisant d’eux ses enfants [41] .
6. Légitimité de la poiêsis
Université de Lausanne