À propos de l’image du chien “carnassier” en Grèce et de la théorie de l’animal “impur”


Stella Georgoudi
École Pratique des Hautes Études, Paris
Au début du chant XXII de l’Iliade, lorsque le terrible Achille, plein de fureur, impitoyable, se plante devant les portes de Troie, en menaçant la cité et ses habitants, Priam supplie son fils Hector de rentrer dans la ville et de ne pas s’obstiner à se battre avec ce rapide et violent guerrier. Dans sa longue supplication, le vieux Priam prédit le destin cruel qui va le frapper « après avoir vu mille maux : ses fils agonisants, ses filles traînées en servage, ses chambres ravagées, ses petits fils précipités à terre dans l’atroce carnage, ses brus enlevées entre les bras maudits des Achéens. » Quel est ce destin cruel qui menace Priam « au seuil même de la vieillesse » ?

«Les chiens, dit-il, vont me tirer devant la première de mes portes, dès que le bronze aigu d’une épée ou d’un trait aura pris la vie à mes membres — ces chiens que je nourrissais à ma table, dans mon palais, pour être gardiens des portes, et qui, après avoir bu mon sang, le cœur transporté de rage, s’étendront dans mon vestibule.» (22.66-71)

Pour Priam, il n’y a rien de plus pitoyable pour les humains que de voir des chiens déshonorer (aischunôsi) le cadavre d’un vieillard (75-76).

Priam qualifie ces chiens d’ômêstai (67), « mangeurs de chair crue, » ce qui ne renvoie pas forcement et toujours à la chair humaine, comme on le dit souvent (67). L’emploi de cette épithète, plutôt rare, rend encore plus effrayant le sort funeste que Priam imagine pour lui-même. Tout au long de l’Iliade et, dans une moindre mesure, dans l’Odyssée, les chiens sont représentés comme capables de manger ou de dévorer les cadavres, de les traîner devant la cité, de les traiter comme des jouets (melpêthra) [1] de se rassasier de graisse et de chairs. Parfois même, des oiseaux, des vautours ou encore des vers viennent rejoindre les chiens dans ce festin macabre. [2]
L’image du chien carnassier, du chien charognard, est donc bien présente dès les poèmes homériques, image qu’on retrouve après, chez certains auteurs, comme, par exemple, Sophocle, dans l’Antigone, où, comme le dit Hémon, Antigone « n’a pas voulu qu’un frère tombé au combat disparût sans sépulture, proie des chiens ômêstai ou des oiseaux » (696-698). Cependant, à regarder cette image de près, on se rend compte de trois faits significatifs.
En premier lieu, comme l’a bien remarqué aussi Carla Mainoldi, on n’assiste pas, chez Homère, « à d’effectives lacérations…[ou] à de véritables dépècements de cadavres » par les chiens (105). [3] L’outrage au cadavre qu’infligeraient les chiens est décrit comme une terrible menace qu’on lance contre l’ennemi ou comme la pire fin qu’on redoute pour soi-même. C’est tout particulièrement vrai pour de grands héros, tels Sarpédon, Patrocle ou Hector, dont le cadavre ne reste intact que grâce à l’intervention divine. Mais, à travers ces menaces et ces craintes, on exprime surtout l’angoisse, la peur de rester sans sépulture, de devenir un mort anonyme, une peur qui traverse toutes les périodes de la culture grecque.
En deuxième lieu, il faudrait distinguer entre les chiens qui font partie de la maison, qui sont les compagnons des hommes, et les chiens errants qui peuvent se jeter sur des cadavres abandonnés. Or, devenir, après la mort, la proie de ses propres chiens constitue pour l’homme une vision de cauchemar, comme il ressort des paroles angoissées de Priam. Et ce n’est pas un hasard si les prétendants, dans l’Odyssée (21.361 sq.), lancent contre le porcher Eumée une terrible menace : abandonné de tous, il sera mangé par les chiens qu’il avait lui-même nourris (etrephes). Il faut cependant noter un détail significatif. Si les chiens de la maison apparaissent parfois comme capables d’assaillir le corps de leur propre maître, c’est que leur esprit a été dérangé par un facteur extérieur. Les chiens de Priam, par exemple, se trouvant pris au piège du tumulte guerrier, de la destruction de l’oikos royal, seraient transportés de rage (alussontes) devant le corps inerte de leur maître (Iliade, 22.70). De ce point de vue, l’histoire d’Actéon et de ses chiens reste exemplaire. Ces compagnons fidèles du jeune chasseur l’attaquent à coups de dents et le déchirent avec une violence manifeste, comme on le voit par ailleurs sur toute une série d’images. S’agit-il—comme l’on dit parfois—de « prédateurs cruels » [4] qui éventrent et mettent à mort leur maître ? En fait, les textes anciens disent autre chose, lorsqu’ils veulent trouver une explication de cette tradition. Selon certaines versions de ce récit, c’est une divinité, en l’occurrence Artémis, qui lance les chiens contre leur maître pour le punir d’une offense grave, après l’avoir métamorphosé en cerf. Or, affolés par la déesse, aveuglés par la Lyssa, la rage, les chiens se jettent sur Actéon sans le reconnaître. La preuve en est qu’ils le cherchent par la suite dans toute la forêt, en gémissant et en hurlant, mais en vain : sans le savoir et sans le vouloir, ils ont causé la perte de leur maître. [5]
Enfin, en troisième lieu, on pourrait dire que ce comportement de charognard, cet appétit “carnassier”, n’est pas seulement l’apanage des chiens ou d’autres prédateurs du règne animal. Car on peut le rencontrer, bien que sur un plan différent, autant chez les mortels que chez les dieux. Hécube, par exemple, accablée de malheur, crie sa haine contre Achille : elle voudrait bien, comme elle le dit, dévorer cru le foie de cet héros brutal, « en y mordant à belles dents » (Iliade, 24.210-213). Elle le qualifie même d’homme ômêstês, « mangeur de chair crue, » semblable donc aux chiens ômêstai. Ce qu’Achille, lui même, montre clairement lorsqu’il dit que sa colère et son cœur l’induisent à couper le corps de son ennemi Hector pour manger crues ses chairs (ôm’ apotemnomenon krea edmenai : Iliade, 22.345-348). Enfin, les dieux n’échappent pas à cette envie de chairs crues : Zeus accuse violemment sa femme Héra, ennemie des Troyens, de vouloir détruire la belle cité d’Ilion, franchir les portes et les hauts murs de la ville pour « dévorer cru » (ômon bebrôthois) Priam, mais également les fils de Priam et tous les Troyens (Iliade, 4.30-36). Certes, on ne saurait prendre ces expressions au premier degré mais il serait intéressant de noter ce thème récurrent de l‘ômos, du “cru,” qu’il s’agisse des chairs d’un cadavre abandonné, attaqué par des chiens et autres carnassiers, ou des chairs d’un ennemi qu’on désire dévorer pour lui infliger un ultime déshonneur.
*  *  *  *  *  *
Venons maintenant à l’épineuse question de la prétendue “impureté” du chien sur laquelle je voudrais avancer quelques réflexions qui sont loin de clore le débat. L’image de cet animal susceptible de manger (edô), de dévorer (katedô) les cadavres, de se rassasier (korennumi) de graisse et de chairs, de tirer (helkô) ou de déchirer les corps des morts (kunosparakton sôma), cette image—surtout homérique—de chiens « mangeurs de chair crue » (ômêstai) a beaucoup marqué l’esprit des modernes. Puisque le chien peut côtoyer de cette façon la mort, il ne saurait être qu’un animal “impur,” on dirait en grec un être non propre, non pur (akathartos), comme “souillé” (miaros). Carla Mainoldi affirme de façon on ne peut plus claire: « Si le chien est étroitement lié au domaine de la mort, aussi bien en tant que personnage mythique [allusion au Cerbère] que comme animal charognard, sa compromission avec le monde des enfers et, en particulier, avec le cadavre, lui vaut une réputation d’animal impur » (51).
Pour étayer cette théorie, on renvoie, de façon récurrente à un texte de Plutarque à savoir la question 111 des Questions romaines formulée ainsi : Pourquoi ordonnaient-ils au prêtre [de Jupiter] de se tenir éloigné  des chiens et des chèvres, de ne pas les toucher ni les nommer? Après avoir donné diverses explications de cette interdiction, Plutarque dit : « Les anciens (hoi palaioi) ne croyaient pas pour autant que l’animal allait jusqu’à être complètement pur (kathareuein… pantapasin) ; car on ne le consacre (kathierôtai) à aucun des dieux Olympiens » (290.A-D).
Tout d’abord, il faut noter que, comme l’a montré l’enquête de John Scheid, ce livre de Plutarque, intitulé Questions ou Étiologies romaines, selon les traducteurs, n’est pas un texte qui propose des explications bien assurées. Suivant une technique d’origine péripatéticienne, ce livre donne à une question, en l’occurrence, une question concernant une coutume romaine, des réponses et des interprétations multiples et divergentes, voire même contradictoires. [6] Quoi qu’il en soit, ce passage des Questions romaines constitue le seul texte qui associe, plus ou moins, le chien à une notion de (quasi)-impureté, une opinion que Plutarque attribue d’ailleurs aux « anciens, » comme s’il s’agissait d’une idée non partagée par tous.
Mais avant d’aller plus loin, faisons deux brèves remarques : 1) au niveau du vocabulaire, le chien, le kuôn, n’est pas qualifié, dans les textes, d’“impur” (akathartos), de “souillé” (miaros) ; 2) chez Homère, mais aussi chez des auteurs post-homériques, qu’il s’agisse d’Hérodote, de Thucydide, ou des trois Tragiques, la relation avec les cadavres ne caractérise pas seulement les chiens mais souvent aussi, comme on l’a vu, les oiseaux, appelés en grec oiônoi ou ornea. Ou encore, les corps des morts peuvent devenir proie des bêtes sauvages (thêres), des vautours (gupes), ou des vers (eulai) qui, nés dans les blessures ouvertes, outragent le cadavre en corrompant toute sa chair (Iliade, 19.26-27, voir supra avec la note 2). Mais aucun de ces animaux n’est qualifié, en l’occurrence, d’“impur.” S’il en est ainsi, comment s’explique l’insistance des modernes sur la prétendue “impureté” du chien ?
Outre l’explication recherchée dans l’association du chien avec le domaine de la mort, deux autres arguments surtout sont avancés par les modernes pour soutenir la théorie de l’impureté. Le premier, s’appuyant en fait sur peu de sources, évoque l’interdit qui empêchait les chiens d’entrer dans certains sanctuaires. Tout d’abord, on a souvent affaire ici à un raisonnement circulaire. Selon, par exemple, Mainoldi : « Du fait de cette impureté, l’accès à certains lieux sacrés, comme l’île de Délos ou l’acropole d’Athènes, était interdit au chien » [7] —impureté postulée ainsi comme une évidence. D’autres, moins prudents que Mainoldi, vont encore plus loin, en soutenant que les chiens ne pouvaient pas pénétrer dans « de nombreux sanctuaires , » [8] ou encore que : « D’une manière générale, à Rome et en Grèce, les chiens étaient interdits à l’intérieur des sanctuaires. » [9] En généralisant ainsi, on évoque, en tant que causes de cette interdiction, non seulement la soi-disant “impureté” de l’animal, mais aussi son caractère “chthonien,” autre qualificatif attribué souvent au chien par des modernes comme une chose évidente.
Mais de quoi s’agit-il en réalité ? Ces très “nombreux sanctuaires,” qui, “d’une manière générale,” ne supporteraient pas les chiens, aussi bien à Rome qu’en Grèce, se résument en fait en trois lieux sacrés mentionnés par les sources : à savoir l’Acropole d’Athènes, l’île de Délos en Grèce et le temple d’Hercule à Rome, sur le Marché aux Bœufs, où les mouches ne pénétraient pas non plus. [10] Les hellénistes citent aussi souvent un autre sanctuaire, celui de Déméter Mysia, au sud-ouest de Pellênê, ville d’Achaïe, dans le Péloponnèse. [11] Mais il s’agit d’une citation trompeuse. Car ce n’est  pas aux chiens en général qu’on interdit l’accès mais seulement aux chiens mâles. En effet, dans ce sanctuaire on célèbre une fête en l’honneur de Déméter pendant sept jours. Or, le troisième jour de la fête, les hommes se retirent du sanctuaire en laissant les femmes accomplir seules, au cours de la nuit, tous les rites prescrits par la coutume. Ainsi, les hommes sont écartés mais pas seulement les hommes car on écarte aussi les chiens mâles et lorsque, le jour suivant, les hommes reviennent au sanctuaire pour fêter la déesse avec les femmes, les chiens mâles ont sans doute le droit d’entrer sans problème dans le hieron de celle-ci. Il ne s’agit donc pas, en l’occurrence, d’une exclusion générale de la race canine mais seulement d’un éloignement temporaire de ses représentants mâles, dans un contexte cultuel dominé par ce jeu entre le féminin et le masculin.
Mais que disent les auteurs anciens à propos de ces interdictions qui semblent plutôt limitées ? Est-ce qu’ils les expliquent en évoquant l'”impureté” du chien ou son caractère “chthonien” ? Dans les cas rares où ils veulent bien chercher une cause à cette exclusion, ils l’attribuent à d’autres raisons. Par rapport à Hercule à Rome, Plutarque, par exemple, plus enclin que d’autres à interpréter les faits, attribue l’incompatibilité cultuelle entre le chien et l’Héraclès romain au fait que : « de tous les animaux, c’est au chien qu’il fit le plus la guerre. » [12] Héraclès ne saurait donc accepter cet animal-ennemi dans l’enceinte de ses sanctuaires. Quant à l’Acropole d’Athènes et l’île de Délos, certains pensent—dit le même Plutarque—que les chiens sont exclus de ces lieux à cause de leur lascivité, à cause de leurs copulations en public, comme si, ironise Plutarque, « les bœufs, les porcs et les chevaux s’accouplaient dans des chambres et non pas publiquement et sans retenue. » Mais ces gens-là, ajoute Plutarque, ignorent la « vrai cause » (alêthinê aitia) de cette interdiction. Si l’on exclut le chien des lieux inviolables et saints, c’est parce qu’il est machimos: il est un animal combatif, belliqueux, susceptible d’effrayer et de repousser les suppliants qui cherchent dans les sanctuaires un refuge sûr. [13]
Qui plus est, face à ces interdictions limitées, d’autres témoignages, beaucoup plus nombreux, présentent, en revanche, les chiens comme des gardiens fidèles de plusieurs sanctuaires, en Italie ou en Grèce, où ils font office de ministres et de servants de la divinité honorée. [14] Qualifiés parfois de « sacrés, » ces chiens sont même capables de discernement. Car s’ils se montrent bienveillants et aimables envers des visiteurs respectables qui se conforment aux règles cultuelles, ils peuvent chasser du sanctuaire, voire attaquer avec férocité et même mettre en pièces les impies, les sacrilèges, les voleurs, les pillards. [15] Mais il y a plus. Ces chiens gardiens, au service des dieux, non seulement sont susceptibles de distinguer entre les bons et les mauvais mais, s’il l’on en croit Élien (11.3), ils peuvent, le cas échéant, reconnaître un enagês : quelqu’un qui a les mains souillées. Ils sentent donc l’“impureté” de l’autre, ce qui éclaire mieux la remarque ci-dessus de Plutarque à propos des suppliants chassés par les chiens. Car les suppliants sont souvent des enageis, qui ont commis un sacrilège, voire un meurtre.
Cette capacité de “sentir” la souillure ne saurait donc qualifier un être qui serait, par sa nature, “impur.” Mais la présence vigilante des chiens dans les lieux sacrés ne constitue pas le seul argument contre la théorie générale du chien “impur.” Comme le dira Xénophon, expert en la matière, « c’est à des dieux, Apollon et Artémis, que l’on doit l’invention du gibier et des chiens. » [16] Présentés ainsi comme un heurêma theôn, une découverte divine, les chiens vont au-delà de leur fonction de gardiennage. Mentionnés à côté de dieux et de héros, ils sont parfois honorés par des offrandes, comme dans le sanctuaire d’Asclépios au Pirée, [17] ou bien ils jouent un rôle actif dans la thérapeutique de l’Asclépiéion d’Épidaure, où les chiens du dieu, comme d’ailleurs ses serpents, obtiennent la guérison de certaines personnes en venant lécher leurs parties malades. Comme le dit même, de façon expressive, une inscription d’Épidaure, un des chiens d’Asclépios « fit guérir avec sa langue (tai glôssai etherapeuse) » un enfant qui souffrait d’une tumeur au cou. [18] Fidèle serviteur des dieux, associé à des divinités les plus honorables, parmi lesquelles se trouve le premier de tous, à savoir Zeus, le chien offre ainsi une image pleinement positive. Une image qui va à l’encontre de celle imposée par certains modernes, qui reconstruisent une figure “cohérente”—comme ils disent—de l’animal fondée sur l’“impur” et sur la mort, considérés, de surcroît, comme des “éléments constitutifs fondamentaux”  de la race canine. [19]
Mais terminons cet aperçu succinct en mentionnant brièvement le second argument avancé par certains chercheurs pour soutenir la thèse de l’“impureté constitutive” du chien. On sait, d’après diverses sources, que cet animal était employé par des Grecs dans les rites de purification. Pour me limiter seulement à deux exemples, je citerais d’abord la grande cérémonie de la lustration printanière de l’armée macédonienne, qui consiste à faire passer les troupes armées entre les deux moitiés du corps d’un chien coupé au milieu. [20] Un rite semblable se déroule en Béotie « publiquement » (dêmosiai), mais nous ne savons pas qui est, en l’occurrence, le sujet de la purification. [21] Ces cas, très difficiles à interpréter et à comparer avec des parallèles anatoliens, posent, entre autres, le problème de la dichotomie dans la pensée grecque, de la division ou la disjonction des éléments, de la dialectique entre un avant et un après, entre le tout et les parties, entre la séparation de l’animal purificatoire et la réagrégation du corps militaire ou social—problème qui mérite un réexamen à part. Le second exemple concerne le fameux periskulakismos : un rituel qui consistait à frotter tout autour (perimattô), au moyen du corps de petits chiens (skulakes), des personnes qui avaient besoin d’être purifies. [22] Comme, à Épidaure, c’est la salive du chien qui guérit les parties malades du patient, dans le cas du rite de periskulakismos, ce serait le contact avec le corps d’un jeune chien, sans doute préalablement tué, qui enlèverait la souillure.
Mais comment interpréter l’emploi du chien, et surtout des jeunes chiens, dans les rites de purification? [23] Quoi qu’il en soit, et pour rester dans le domaine du chien, la majorité des hellénistes expliquent le rôle purificatoire du chien par son présumé statut de bête impure. Je cite de nouveau Mainoldi qui affirme de façon claire : « Dans ces relations entre sacré et impur se situent les sacrifices purificatoires où le chien intervient comme agent de purification justement en raison de son impureté. » [24] Mais c’est dans le livre classique de Jean Rudhardt qu’on trouve la thèse la plus achevée. [25] En parlant du sang d’un pourceau qui a purifié Oreste de sa souillure, après le meurtre de sa mère Clytemnestre, Rudhardt écrit (166):

Il s’agit vraiment d’un lavage par le sang. Le mécanisme de l’opération est magique : le semblable attire le semblable ; le sang purificateur absorbe en lui les miasmes du sang répandu et libère ainsi de la souillure l’homme sur lequel il coule… Dans une telle opération, la substance cathartique agit d’une manière paradoxale en raison de son impureté ; cela explique le choix des victimes : les chiens sont tenus pour impurs dans plusieurs cultes» (c’est moi qui souligne).

En d’autres termes, les animaux de purification doivent être impurs pour attirer, comme une force magnétique, l’impureté de l’autre.

Mais ici s’impose une remarque significative. Car, en fait, il n’existe pas en Grèce une « catégorie d’animaux impurs, » comme le note aussi, à juste titre, Robert Parker, dans sa synthèse précieuse sur le Miasma. [26] En effet, chez un spécialiste du monde animal tel qu’Aristote, par exemple, on ne trouve pas de réflexions sur la pureté ou l’impureté des animaux. Aristote parle en terme d’honneur, de timê, de valeur, en distinguant entre les animaux « dignes d’honneur » (timia) et ceux qui valent moins que d’autres, les moins nobles, pourrait-on dire : les atimotera. [27] Néanmoins, dit-il, ces animaux aussi (les atimotera) sont dignes d’examen et il ne faut pas les voir d’un œil défiant (mê dusôpoumenon), car, dans toutes les œuvres de la nature réside quelque merveille (ti thaumaston) et chaque animal réalise sa part de nature et de beauté (tinos phusikou kai kalou). [28] Cependant, pour certains modernes, le chien reste un animal “répugnant,” associé à la notion du “dégoutant,” [29] il est parfois présenté comme le plus “despised” des animaux, car il serait susceptible de recevoir l’impureté de la personne souillée. [30] Mais encore une fois, on ne trouve, dans nos sources, aucun adjectif qualifiant le chien d’animal méprisé, déprécié, dévalorisé. [31]
Pour sortir de cette impasse, on pourrait relever un autre fait qui mérite un examen plus attentif. On remarquerait que, dans la majorité écrasante des rites purificatoires, les animaux utilisés sont des animaux très jeunes. Il est question de porcelets (choiroi, choiriskoi), de petits chiens (skulakes, skulakia), de chevreaux (chimaroi), d’agneaux (arnes). Les textes insistent même souvent sur cette jeunesse des victimes de purification. Dans les Euménides d’Eschyle, l’animal qui purifie Oreste est une bête qui « tête depuis peu » (neothulon boton)(448-50). Dans l’Iphigénie en Tauride d’Euripide, la prêtresse d’Artémis va utiliser dans le même but des « agneaux nouveaux-nés » (neognous arnas) (1223 sq.). Circée purifie Jason et Médée avec le sang d’un porcelet (suos tekos) dont la mère a les mamelles encore gonflées après la mise bas. [32]
Comment, dès lors, expliquer cette prédilection pour les jeunes victimes ? Certains, parlant surtout du porcelet, l’ont interprétée en termes plutôt économiques, en arguant qu’un tout petit animal constitue une offrande bon marché, qu’on peut se procurer facilement. [33] Je ne saurais nier cet argument mais il ne me semble pas très satisfaisant. Sans prétendre résoudre le problème, j’aimerais attirer l’attention sur certains aspects de la pratique sacrificielle et purificatoire des Romains, qui pourraient s’avérer utiles d’un point de vue comparatif. En effet, un texte de Pline atteste cette prédilection avec davantage de précision : « [Les Anciens]—dit Pline—regardaient les petits chiens qui étaient encore à la mamelle comme un aliment si pur (catulos lactantes adeo puros existimabant ad cibum), qu’ils s’en servaient même comme victimes pour apaiser les divinités. » [34] Et l’intendant de Caton, lorsqu’il voudra purifier les terres et procéder à la lustration des champs (agrum lustrare), choisira trois animaux de lait (lactentibus) : un porcelet, un agneau, un veau (porcus, agnus, vitulus), qu’il immolera en adressant des prières à Janus, Jupiter, et Mars pater. [35]
Je sais qu’on ne saurait réduire un rite à un seul sens. Un rituel répond à une diversité de fins et peut avoir plus d’une signification. Mais dans l’analyse des différents rites purificatoires, je me demande si l’on ne devrait prendre en compte, non pas la prétendue impureté des victimes choisies, comme le veut la théorie courante, mais au contraire leur pureté, leur chasteté, leur hagneia. Les petits des animaux, dont font partie les chiots, seraient peut-être considérés, à cause justement de leur nature pure, comme les agents purificatoires les plus adéquats pour absorber et effacer les impuretés. S’il en est ainsi, leur sang pur aurait agi comme l’eau lustrale, cette pure substance, dont le pouvoir cathartique était bien connu. [36]
Je suis évidemment consciente de l’image fort ambivalente du chien, un animal qui oscille entre, d’un côté, le fidèle compagnon d’hommes, de héros, de dieux, et de l’autre, le charognard qui côtoie les cadavres. [37] Mais l’ambivalence est une notion bien présente dans la culture grecque. Et, pour finir sur une comparaison, je dirais que le comportement ambivalent qui caractérise les chiens n’est pas très différent de celui que les Grecs eux-mêmes attribuaient à leurs divinités : des divinités qui pouvaient se montrer entièrement bienveillantes et généreuses envers les humains mais qui étaient aussi prêtes à leur envoyer, le cas échéant, les maux les plus terribles.

Footnotes

[ back ] 1. Iliade. 13.233 ; 17.255 ; 18.179.
[ back ] 2. Chiens et oiseaux : Iliade. 8.379-380 ; 13.831-832 ; 17.240-243 ; Odyssée. 3.258-259 ; 14.133-134 (où l’on ajoute les poissons, ichthues, qualifiés aussi d’ômêstai : Iliade, 24.82). Chiens et vautours (gupes) : Iliade. 18.270-271 ; 22.41-43. Chiens et vers (eulai) : Iliade. 22.507-510.
[ back ] 3. Dans son livre bien documenté, Mainoldi, Carla. 1984. L’image du loup et du chien dans la Grèce ancienne: d’Homère à Platon. Paris.
[ back ] 4. Buxton, Richard. 1994. Imaginary Greece: The contexts of mythology. Cambridge. « vicious predators, » p. 201
[ back ] 5. Cf. Stésichore, fr. 236 Campbell (ap. Pausanias 9.2.3) ; Pausanias 9.2.4 ; Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, 3.4.4.
[ back ] 6. Scheid, John. 2005-2006. « Les questions romaines de Plutarque : une promenade imaginaire dans la vieille Rome. » Annuaire du Collège de France 105:654-669.
[ back ] 7. Mainoldi, p. 51 (c’est moi qui souligne).
[ back ] 8. Luce, Jean-Marc. 2008. « Quelques jalons pour une histoire du chien en Grèce antique. » PALLAS 76:261-293. p. 280, c’est moi qui souligne.
[ back ] 9. Boulogne, Jacques (ed). 2002. Plutarque. Étiologies romaines. In Œuvres morales, Tome IV. Paris. Les Belles Lettres, pp. 379, n. 438 (c’est encore moi qui souligne).
[ back ] 10. Pline. Histoire naturelle. 10.70.
[ back ] 11. Pausanias. 7.27.9-10.
[ back ] 12. Plutarque. Questions romaines. 90. Moralia 285 E-F.
[ back ] 13. Plutarque. Questions romaines. 111. Moralia 290 B-D.
[ back ] 14. Mainoldi. pp. 68 sq.
[ back ] 15. Élien. Nature des animaux. 11.3 (temple d’Héphaistos), 11.5 (temple d’Athéna Ilias), 11.20 (temple d’Adranos), etc.
[ back ] 16. Xénophon. Cynégétique.1.1.
[ back ] 17. Sokolowski, Franciszek. 1969. Lois sacrées des cités grecques. École française d’Athènes. Travaux et mémoires 18. Paris. n° 21, l. 9-10 (IVe siècle avant notre ère).
[ back ] 18. IG IV2 2, n° 127. Mainoldi 1984. p. 58.
[ back ] 19. Cf., entre autres, Mainoldi 1984. p. 51.
[ back ] 20. Textes rassemblés par Mainoldi 1984. p. 53.
[ back ] 21. Plutarque. Questions romaines. 111. Moralia. 290 D.
[ back ] 22. Cf. Théophraste. Caractères. 16.13 ; Plutarque. Questions romaines. 68. Moralia 280 C ; Romulus 21.10.
[ back ] 23. J’ajoute ici, entre parenthèses, qu’on ne saurait donner finalement une réponse adéquate à cette question sans prendre en compte l’ensemble des animaux qui interviennent dans ces rites, qu’il s’agisse surtout du porcelet, mais aussi du chevreau, de l’agneau, du coq etc.
[ back ] 24. Mainoldi1984 p. 52 (c’est moi qui souligne). Sur la notion du « sacrifice purificatoire, » qu’on emploie parfois de façon inadéquate, cf. Stella Georgoudi. À paraître. « Sacrifice and Purification in the Greek World.» In Animal Sacrifice in the Ancient World, ed. Sarah Hitch Nixon & Jan Rutherford. Cambridge.
[ back ] 25. Rudhardt, Jean. 1958 (réimpression 1992). Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs de culte dans la Grèce classique. Paris. [ back ]
[ back ] 26. Parker, Robert. 1983. Miasma: Pollution and Purification in Early Greek Religion. Oxford. p. 357.
[ back ] 27. Cf . Aristote. Poétique. 1448 b 9-12 ; De l’âme. 1.2, 404 b 1-5 (en se référant aussi à Anaxagore).
[ back ] 28. Aristote. Les parties des animaux 5.645 a 15-23.
[ back ] 29. Luce 2008. p. 286.
[ back ] 30. Parker 1983. p. 230.
[ back ] 31. Comme l’a bien noté Cristiana Franco. 2003. Senza ritegno. Il cane e la donna nell’immaginario della Grecia antiqua. Bologna. pp. 19.
[ back ] 32. Apollonios de Rhodes. Argonautiques. 4.704-707.
[ back ] 33. Cf. Parker 1983 p. 372 ; Clinton, Kevin. 2005. « Pigs in Greek Rituals. » In Greek Sacrificial Ritual: Olympian and Chthonian, ed. R. Hägg & B. Alroth167-179. Stockholm. pp. 172-173.
[ back ] 34. Pline. Histoire naturelle. 29.14 (58).
[ back ] 35. Caton. De agri cultura. CXLI.
[ back ] 36. Sur la nature pure des jeunes animaux, selon Varron et Pline, ainsi pour un développement plus élargi et détaillé de ces aspects, cf. Georgoudi. Article à paraître.
[ back ] 37. Sur le statut ambivalent (et non pas “ambigu”, comme on dit souvent) du chien, cf. S. Lilja. 1976. Dogs in Ancient Greek Poetry. Commentationes Humanarum Litterarum 56. Helsinki. pp. 126-129. Et, plus récemment, Athanassia Zografou. 2010. Chemins d’Hécate: Portes, routes, carrefours et autres figures de l’entre-deux. KERNOS Supplément 24. Liège. pp. 249-254.