Les formules et la métrique d’Homère

II. La modification des formules

Pour savoir comment l’aède fut amené par la technique des formules à commettre des irrégularités métriques, il faut comprendre le rôle joué par l’analogie dans la formation et dans l’emploi de la diction aédique. Nous ne ferons ici que résumer les pages que nous avons écrites à ce sujet dans L’épithète traditionnelle dans Homère (pp. 85–92).

Le seul fait de constater entre deux expressions une ressemblance trop exacte pour pouvoir résulter du hasard, c’est reconnaître l’œuvre de l’analogie; car il faut soit que l’une des expressions imite l’autre, soit que toutes les deux imitent un même modèle, directement ou indirectement. Dans ces deux faits de l’imitation et de la ressemblance réside l’explication du développement et de la survivance de la diction des aèdes. D’abord, pour en revenir aux origines, un aède trouva, pour exprimer une certaine idée, une expression à la fois noble et adaptée à la composition des hexamètres. Conservée par ces deux qualités il arriva un jour que le même ou un autre aède, désirant exprimer une idée plus ou moins semblable à celle de l’expression en question, y parvint en la modifiant. Ainsi, avec le temps, furent constituées des séries de formules allant des types [1] les plus simples aux types les plus complexes. C’étaient elles que l’apprenti aède entendait dans les vers de ses maîtres, et il les apprenait et s’en souvenait facilement grâce à la ressemblance qu’elles avaient entre elles. Puis, lorsque lui-même se mettait à composer des vers héroïques, il était guidé par cette ressemblance entre les {10|11} expressions, tout comme le furent les aèdes ses prédécesseurs à qui était due la diction dont il se servait. Sur le modèle d’un mot déjà existant il en composait un autre, d’une expression il en tirait une autre, et il formait un membre de phrase ou une phrase entière d’après un autre membre de phrase ou une phrase semblable. C’est donc de ce sens des ressemblances que dépend la création et la survivance des formules, et aussi la technique de leur emploi. Et c’est ce même sens des ressemblances qui est cause du plus grand nombre des irrégularités métriques à la fin du mot qu’on trouve dans L’Iliade et dans l’Odyssée.

Ainsi μέροπες ἄνθρωποι apparaît dans le vers






Σ 342 πιείρας πέρθοντε πόλεις  
Σ 490 ἐν δὲ δύω ποίησε πόλεις μερόπων ἀνθρώπων
Υ 217 ἐν πεδίωι πεπόλιστο πόλις  


Pour bien suivre les procédés mentaux du poète à qui est due l’expression μέροπες ἄνθρωποι il faut aussi connaître l’existence de vers comme






Α 19 ἐκπέρσαι   εὖ δ᾽ οἴκαδ᾽ ἱκέσθαι
N 14 φαίνετο δὲ Πριάμοιο πόλις(ν) καὶ νῆες Ἀχαιῶν.
X 165 ὣς τὼ τρὶς   πέρι δινηθήτην


Le poète a eu deux formules: la première de Priam la ville, s’étendant entre la trithémimère et l’hepthémimère, l’autre ville {11|12} (villes) d’hommes mortels s’étendant entre la coupe trochaïque [
4] et la fin du vers. Or, lorsqu’il lui arriva d’exprimer l’idée de Priamvilledes hommes mortels, la formule Πριάμοιο πόλιν prit sa place accoutumée dans le vers, et l’habitude qu’il avait de dire ville—d’hommes mortels, en commençant par πόλις à la même position, l’amena par l’échange facile de deux désinences, à en faire la ville—des hommes mortels. Si l’on ne connaît pas l’existence de ces deux formules ayant πόλις en commun après la coupe trochaïque on ne peut comprendre exactement comment l’expression μέροπες ἄνθρωποι fut créée. L’habitude de faire les vers au moyen des formules, en suivant le sens des ressemblances existant entre certaines idées et entre les mots qui les expriment, devint impérieuse au point de dicter des irrégularités métriques.

Considérons sous le même jour la composition de l’expression ἄφθιτα αἰεί. On trouve ἄφθιτον αἰεὶ dans les vers








B 46 εἵλετο δὲ    
  σκῆπτρον πατρώιον,  
B 186 δέξατό οἱ   ἄφθιτον αἰεί
       
Ξ 238 δῶρα δέ τοι      

Dans ἄφθιτον αἰεί le poète avait une formule pour exprimer l’idée impérissable pour toujours qui lui servait lorsqu’il voulait décrire quelque trésor des dieux (Ξ 238) ou un trésor que les dieux avaient donné aux mortels (B 46, 186. cf. Β 101 ss.). Grâce au fait que la plupart de ses formules tombaient entre deux coupes, ou entre une coupe et une des extrémités du vers, il pouvait souvent achever son vers, et exprimer en même temps une idée poétique, en enchaînant directement cette formule au substantif (Ξ 238), ou à une autre épithète ou à une autre expression décrivant le substantif (B 46, 186). C’est le souvenir de cet artifice qui a guidé Homère lorsqu’il voulut décrire le palais de Poseidon, et l’habitude de l’artifice a été plus forte que le désir de faire un vers sans faute métrique:

N 21 Αἰγάς, ἔνθα τέ οἱ κλυτὰ δώματα βένθεσι λίμνης
χρύσεα μαρμαίροντα τετεύχαται, ἄφθιτα αἰεί. {12|13}

Dans le premier des deux cas que nous venons d’étudier—μέροπες ἄνθρωποι, il s’agit d’une syllabe finale brève au temps fort, et dans le second—ἄφθιτα αἰεί, d’une brève en hiatus. C’est à dessein que dans notre recherche nous avons choisi ces deux exemples pour être les premiers. D’abord il s’agit là de cas pour lesquels d’autres que nous ont reconnu les causes déterminant les irrégularités métriques. Puis, dans chacun d’eux, les procédés mentaux de l’aède qui a modifié les formules sont des plus apparents, grâce au fait que les formules modèles, ainsi que les artifices de versification dont elles font partie, apparaissent dans Homère assez fréquemment pour nous montrer avec certitude l’habitude qu’avait l’aède de s’en servir. Enfin, en joignant les deux exemples en question nous avons voulu montrer qu’il s’agit dans les deux cas de facteurs de versification semblables: la syllabe finale brève au temps fort résulte de la modification d’une formule traditionnelle tout comme la brève en hiatus. Dans le cas des autres exemples d’irrégularités métriques que nous aurons l’occasion de citer dans cette étude, nous grouperons les différents cas de chacune des deux irrégularités; mais à cela il n’y a pas d’autres motifs que la facilité de classification. Dans aucun cas une brève en hiatus ne résulte de causes qui n’auraient pu, dans d’autres conditions, avoir occasionné une syllabe finale brève au temps fort.

AUTRES EXEMPLES D’IRRÉGULARITÉS MÉTRIQUES RÉSULTANT DE LA MODIFICATION DES FORMULES

A. — Brèves en hiatus.

I. E 568 τὼ μὲν δὴ χεῖράς τε καὶ ἔγχεα ὀξυόεντα

L’expression à la fin du vers a été suggérée par ἔγχει ὸξυόεντι qui apparaît 7 fois dans l’Iliade et une fois dans l’Odyssée.

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II. κ 403 νῆα μὲν ἂρ πάμπρωτον ἐρύσσατε ἤπειρόνδε {13|14}


Ce vers doit être comparé à

κ 423 νῆα μὲν ἂρ πάμπρωτον ἐρύσσομεν ἤπειρόνδε

Il est intéressant de noter que, puisque le vers où il y a hiatus précède celui ou il n’y en a pas, il ne saurait être question du souvenir d’un vers déjà composé: le poète n’a dû être guidé que par le souvenir qu’il avait de la diction formulaire qui, 20 vers plus loin, lui a fourni un autre vers semblable, mais métriquement correct.

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III. Dans le vers qui suit celui que nous venons d’étudier on voit la même substitution d’une désinence de la deuxième personne à celle de la première personne. Le vers κ 404

κτήματα δ᾽ ἐν σπήεσσι πελάσσατε ὅπλα τε πάντα


a été inspiré par le souvenir du vers que nous trouvons en κ 424

κτήματα δ᾽ ἐν σπήεσσι πελάσσομεν ὅπλα τε πάντα
IV. Ψ195 βορέηι καὶ Ζεφύρωι, καὶ ὑπίσχετο ἱερὰ καλά


La faute a été occasionnée cette fois par la substitution d’une désinence du présent à une du passé: cf.

Ψ 209 ἐλθεῖν ἀρᾶται, καὶ ὑπίσχεται ἱερὰ καλά


On trouve ὑπέσχετο 11 fois, toujours devant la diérèse bucolique.

V. On a un cas semblable dans le vers Ψ 224

ὣς Ἀχιλεὺς ἑτάροιο ὀδύρετο ὀστέα καίων


La dernière partie de ce vers a été faite d’après une formule employée trois vers plus haut:

ὣς δὲ πατὴρ οὗ παιδὸς ὀδύρεται ὀστέα καίων

VI. D’une part on trouve βάσκ᾽ ἴθι, 5 fois au commencement du vers, dont quatre fois dans la formule βάσκ᾽ ἴθι, ῏Ιρι ταχεῖα. D’autre part θοὰς ἐπὶ νῆας ᾽Αχαιῶν apparaît dans Homère 9 fois à la fin du {14|15} vers. Il est naturel qu’un aède, habitué à employer ces formules, y pense lorsqu’il veut exprimer en hexamètres l’idée va, rêve néfaste, aux vaisseaux des Achéens: le commencement et la fin de son vers étaient tout faits, et pour compléter le vers il n’avait qu’à trouver, d’après le modèle de βάσκ᾽ ἴθι, ῏Ιρι ταχεῖα, une formule nom-épithète au vocatif désignant le rêve et ayant la même mesure que ῏Ιρι ταχεῖα. Cette formule ne pouvait être très loin de son esprit, car trois vers plus haut il avait dit οὖλος ὄνειρος qui, par une simple modification des désinences, fournit οὖλε ὄνειρε.

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VII. On a un cas un peu différent en X 206

οὐδ᾽ ἔα ἱέμεναι ἐπὶ Ἕκτορι πικρὰ βέλεμνα


On trouve en Π 382 l’expression qui a suggéré celle du vers cité, dans lequel on voit une brève en hiatus à la fin du troisième pied:

πρόσσω ἱέμενοι, ἐπὶ δ᾽ Ἕκτορι κέκλετο θυμός


Il ne s’agit pas ici de la modification d’une désinence, mais de la seule omission de la conjonction δ’.

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VIII. τετελεσμένα ἦεν en Σ 4 a son origine dans l’emploi d’un artifice plus complexe que les derniers que nous venons d’étudier. Pour exprimer l’idée ce qui s’est (sera) accompli, etc., après la coupe du troisième pied, les aèdes créèrent une série de formules comparables, par la ressemblance qu’elles ont entre elles, à celle de θεὸν ὣς τιμήσουσι, etc. (cf. plus loin pp. 46 ss.). Ainsi on trouve dans l’Iliade et l’Odyssée:








τὸ δὲ καὶ     (10 fois)
ὡς καὶ     (2 fois)
  τετελεσμενον ἔσται    
καὶ μὴν     (2 fois)
καὶ εἰ   τετελεσμένον ἐτοί   (3 fois) {12|13}


Par la modification d’une désinence cette formule à sujet impersonnel et neutre se joint à un antécédent masculin:

A 388 ἠπείλησεν μῦθον, ὁ δὴ τετελεσμένος ἐστί {15|16}


C’est le souvenir de toutes les formules de cette série en général, et de celle de ce dernier vers en particulier, qui a guidé le poète lorsqu’il voulut exprimer l’idée ces choses qui s’étaient accomplies:

Σ 4 τὰ φρονέοντ᾽ ἀνὰ θυμὸν ἃ δὴ τετελεσμένα ἦεν

B. — Syllabes finales brèves au temps fort.

I. λ 402 βοῦς περιταμνόμενον ἠδ᾽ οἰῶν πώεα καλά

Le vers ne diffère que par une désinence de ω 112

βοῦς περιταμνομένους ἠδ᾽ οἰῶν πώεα καλά

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II. Δ 440 Δεῖμός τ᾽ ἠδὲ Φόβος καὶ Ἔρις ἄμοτον μεμαυῖα


L’irrégularité métrique dans ce vers provient du fait que le poète, pour faire la dernière partie de son vers, a modifié une formule métriquement correcte, que l’on trouve en E 518

Ἄρης τε βροτολοιγὸς Ἔρις τ᾽ ἄμοτον μεμαυῖα


On doit comparer l’omission de τ’ en Δ 440 à celle de δ’ en X 206 signalée plus haut (p. 15).

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III. λ 365 βόσκει γαῖα μέλαινα πολυσπερέας ἀνθρώπους


Cf. B 804

ἄλλη δ᾽ ἄλλων γλῶσσα πολυσπερέων ἀνθρώπων
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IV. L’expression δμῶες ἐνὶ οἴκωι qui tombe à la fin du vers λ 190 doit être rapprochée de celle qui tombe à cette position en π 140: δμώων τ᾽ ἐνὶ οἴκῳ.

Footnotes

[ back ] 1. Nous employons l’expression type de formule dans un sens précis pour indiquer un groupe de mots composé de certaines parties du discours et ayant une certaine valeur métrique.

[ back ] 2. Pauly-Wissowa, 82 1913, p. 2223

[ back ] 3. Hom. Gram.2 p. 357.

[ back ] 4. Nous servant de la terminologie de M. Havet (Cours élémentaire de métrique, p. 6), nous appelons coupe trochaïque ή χατά τρίτον τροχαἴον τομή.