Les formules et la métrique d’Homère

V. Conclusions

L’étude que nous venons de faire du rapport entre le caractère formulaire de la diction aédique et la présence des brèves en hiatus et des syllabes finales brèves ἐν θέσει dans Homère, nous a démontré trois faits qui nous empêchent de corriger le texte de l’Iliade et de l’Odyssée, tel que nous le possédons, pour en faire disparaître ces irrégularités de métrique: (1) Les hiatus de brèves dits illégitimes, ceux qui ne tombent pas devant une des coupes du vers, résultent des mêmes causes que les hiatus dits légitimes. (2) Les hiatus de brèves et aussi—on peut le dire sans avoir à en faire une autre démonstration—ceux de longues, résultent des mêmes causes que les syllabes finales brèves au temps fort. (3) Les conditions de versification ayant été différentes pour un aède à style traditionnel, et pour un poète à style individuel, on ne peut prétendre soumettre la métrique des deux styles à une même critique.

I. — Nous avons trouvé certains cas où l’hiatus « illégitime » d’une brève résulte d’une modification faite dans le corps de la formule: ἄφθιτα αἰεί, τετελεσμένα ἦεν, ἐπἰ Ἕκτορι. etc., et de même nous avons trouvé des cas « légitimes » d’une brève en hiatus résultant de cette même cause: ἔγχεα ὀξυόεντα, πελάσσατε ὄπλα τε πάντα, ἐρύσσατε ἤπειρόνδε, etc. Nous avons trouvé des cas où la juxtaposition de deux formules a occasionné des hiatus « légitimes »: ἐνέμοντο Ἀραιθυρέην, κατά φρένα ὡς Ἀχιλῆα, βάσκ᾽ ἴθι, οὖλε ὄνειρε, etc.; et tout pareillement des cas où elle a été cause d’hiatus « illégitimes »: Ζεὺς δὲ ἑὸv πρὸς δῶμα, γυναῖκα ἄγεσθαι, πώεα οἰῶν, etc. Et avec cette connaissance de la communauté des causes disparaît toute raison de faire une distinction entre les différents genres d’hiatus: ou tous les cas de brèves en hiatus doivent {59|60} être expulsés du texte, ou le fait qu’une brève est en hiatus ailleurs que devant une coupe n’a en lui-même rien qui indique qu’il ne soit pas l’œuvre d’Homère.

Mais plus significatif peut-être que la communauté des causes est le fait qu’en comprenant la nature de celles-ci on apprend pourquoi les cas « illégitimes » d’un brève en hiatus sont moins fréquents que les autres; c’est surtout cette rareté relative qui leur a valu la méfiance de la critique. Nous avons indiqué les raisons de cette rareté: la tentation de joindre deux formules se présentait le plus fréquemment dans le cas de celles qui tombent entre deux coupes ou entre une coupe et une des extrémités du vers; car ces types de formules peuvent plus souvent que les autres être échangés entre eux, et l’artifice d’échange figure toujours dans la juxtaposition de deux formules dont la liaison produit une faute métrique. Ce sachant, il n’est plus besoin de recourir à l’ancienne explication que les hiatus « légitimes » sont justifiés par la pause qui existe, aux coupes de l’hexamètre, dans le vers et dans la phrase. Les hiatus qui ne tombent pas devant une coupe du vers n’ont pas cette raison d’être, mais si cette pause jouait un rôle dans le problème de l’hiatus on s’attendrait à trouver les proportions entre les deux genres d’irrégularités—qui s’expliquent par le fonctionnement de la diction formulaire— encore plus marquées qu’elles ne le sont. On devrait trouver plus d’hiatus « légitimes », et presque pas d‘hiatus « illégitimes ». Mais le droit de ces derniers à rester dans le texte ayant été prouvé, leur présence rend improbable la théorie de la pause dans le vers, dont, d’ailleurs, il n’est plus besoin.

II. — A cette fusion des problèmes des hiatus « légitimes » et « illégitimes » des brèves, vient s’adjoindre aussi le problème de la syllabe finale brève au temps fort. Maintenant, avant de pouvoir admettre le principe que la brève en hiatus montre par sa nature même qu’elle ne fait pas partie des poèmes originaux, il faudra faire disparaître en même temps du texte tous les cas des deux genres d’irrégularités. Il est en effet assez curieux de constater que la critique homérique qui a tant travaillé pour expulser les hiatus du texte de l’Iliade et de l’Odyssée, n’a guère fait attention aux syllabes finales brèves au temps fort, et cependant celles-ci sont certainement aussi peu désirables au point de vue métrique que ne le sont les brèves en hiatus. {60|61}

III. — Il va sans dire que si toute la poésie grecque sauf Homère avait été perdue, on n’aurait jamais songé à faire d’objections aux brèves en hiatus. C’est seulement parce qu’il a sous les yeux l’exemple de la poésie de l’époque classique où l’hiatus était défendu que van Leeuwen a songé à trouver tant de dureté dans cette faute métrique: « neque criticus, cui sint aures, aequo animo tulerit hiatus quales sunt ἐπὶ ἄλλωι, τὸ ἐμόν » (Ench., p. 81). Or, dans notre pensée ce divorce entre la poésie homérique et la poésie plus récente se fait d’une certaine façon lorsqu’on reconnaît la différence fondamentale entre le style formulaire d’Homère et le style individuel des poètes qui travaillaient indépendamment d’une tradition de la diction. Ceux-ci, accoutumés à rechercher des mots et des groupes de mots conformes aux nuances de leur propre pensée, ne devaient jamais se trouver, comme l’aède, à court de mots exprimant leurs idées en vers sans faute métrique. De plus, leur pensée, étant aussi peu cristallisée que l’était leur diction, devait toujours garder une certaine souplesse qui leur permettait de la modifier selon les exigences de la métrique, tout comme un poète moderne modifie sa pensée selon les nécessités de la rime. Mais l’aède, en composant ses vers, ne possédait pas l’expérience que donne la recherche de l’expression originale; sa versification ne se faisait pas dans l’attente constante du mot ou du groupe de mots nouveaux. Il avait accepté, au moment où son art se formait, une diction traditionnelle, créée pour l’expression des idées convenant à la récitation des gestes légendaires. Cette diction renfermait déjà en elle-même certaines irrégularités métriques consacrées par leur ancienneté et le poète, en s’en servant, était amené par la nature même de la diction à en faire d’autres qu’il n’aurait pu éviter qu’en ayant recours à des mots de sa propre invention. Abstraction faite de l’impossibilité d’en trouver qui s’accordent vraiment bien, au point de vue de la versification, avec les expressions formulaires de sa diction, il n’avait pas l’habitude d’en chercher. Poète au style traditionnel, il aurait été forcé de devenir poète au style original. Les poètes de l’époque classique de la littérature grecque ne se trouvaient jamais dans le même embarras en présence d une irrégularité. N’ayant pas de formules, leurs habitudes de versification ne les poussaient pas irrésistiblement à commettre des fautes métriques, et si, par hasard, il leur {61|62} était arrivé de faire des vers qui en renfermaient, la souplesse de leur pensée, et les moyens habituels qu’ils avaient d’exprimer cette pensée, leur permettaient toujours de s’en tirer sans trop de difficultés. Les problèmes de la métrique se posent différemment pour les deux genres de style.

Donc, en principe, nous avons fait dans Homère la preuve de l’authenticité de l’hiatus des brèves et de la syllabe finale brève au temps fort. A la preuve négative de l’impossibilité d’expulser ces irrégularités du texte nous avons ajouté la preuve affirmative des causes. Mais il faut cependant bien se garder d’exagérer la portée de ces conclusions: nous avons démontré que l’hiatus des brèves n’a en lui-même rien qui puisse permettre de conclure qu’il n’est pas l’œuvre d’Homère, et il en est de même pour la syllabe finale brève au temps fort. Mais nous n’avons pas prouvé qu’un cas quelconque de ces irrégularités soit forcément l’œuvre de ce poète, appartenant au poème original. Car il reste toujours possible que telle irrégularité ait été, en effet, soit l’œuvre d’un aède d’une époque plus récente, qui l’aurait faite, de la même façon qu’Homère, sous l’influence des formules: soit celle d’un interpolateur ou d’un copiste.

Les papyri nous ont révélé des fragments d’un poème en hexamètres que nous savons, par une remarque de Pausanias, appartenir au Catalogue des Femmes d’Hésiode. [1] L’auteur de ces vers raconte comment Hélène était recherchée en mariage par les divers chefs achéens, et au vers 21 nous lisons :

ἐκ δ᾽ ᾽Ιθάκης ἐμνᾶτο ᾽Οδυσσῆος ἱερὴ ἴς


Or la facture de ce vers ressemble à celle d’autres vers du même fragment:

17 ἐξ ῎Αργεος ἐμνῶντο μά[λ᾽ ἐγ]γύθέν· ἀλλ᾽ ἄρα καὶ τοὺς
67 ἐκ Κρήτης δ᾽ ἐμνᾶτο μέγχ σθένος ᾽Ιδομενῆος
42 ἐκ δ’ ἄρ’ ’Αθηνέων μνᾶθ’ υἱὸς II [


C’est surtout le souvenir de vers comme le vers 67 qui a guidé le poète dans la composition du vers 21; mais au lieu de la for- {62|63} -mule sujet πολύτλας δῖος Ὀδυσσεύς, qui lui aurait fourni un vers métriquement correct, il a choisi ᾽Οδυσσῆος ἱερὴ ἴς, expression occasionnant à la fois l’hiatus d’une brève et l’emploi d’une syllabe finale brève au temps fort. Et c’est par le choix même qu’il a fait de cette expression que nous savons que cc poète vivait vers la fin de l’époque de la poésie héroïque. Car Homère n’aurait pas hésité à se servir de πολύτλας δῖος Ὀδυσσεύς. A son époque, lorsque la technique de la diction formulaire et traditionnelle gardait toute sa vigueur, l’épithète fixe ne visait jamais l’action momentanée, étant purement ornementale. Ulysse est πολύτλας δῖος Ὀδυσσεύς 38 fois dans Homère, dont 5 fois dans l’Iliade, bien qu’à ce moment de sa vie il n’ait pas encore fait les voyages qui seuls lui valaient, plus qu’aux autres héros le droit d’être appelé l’homme aux maintes souffrances; dans aucun cas Homère ne remplace cette formule nom-épithète par une autre de la même mesure. De même, pour Homère, Égisthe est «sans reproche », Clytemnestre est « divine », Polyphème est « semblable aux dieux », etc. [
2] Ce ne fut qu’au moment où la poésie héroïque cédait la première place aux genres de poésie à style individuel que les poètes héroïques devinrent conscients des contradictions qui se présentaient souvent entre l’idée de l’épithète et celle de la phrase où elle apparaissait, et c’est à ce moment que doivent avoir été composés les vers attribués au Catalogue des Femmes. Le poète de ce fragment n’a pas voulu appeler le jeune Ulysse l’homme aux maintes souffrances, et tout ce qu’il put découvrir pour remplacer la formule traditionnelle fut cet ᾽Οδυσσῆος ἱερὴ ἴς, médiocre comme pensée, et métriquement bien mauvais. Le vers est récent; toutefois l’âge auquel il appartient ne se manifeste pas par les irrégularités métriques qu’il renferme, mais par la présence de l’expression non-homérique.

Il se peut que certains vers de l’Iliade et de l’Odyssée renfermant des irrégularités à la fin du mot soient également l’œuvre de poètes plus récents. Mais si certains vers doivent être expulsés du texte, ce sera pour d’autres raisons que pour ces irrégularités. Si nous ne pouvons avoir toute certitude que tel vers appartient aux poèmes originaux d Homère, nous savons néanmoins que cet auteur (ou que ces auteurs), possesseur d’une {63|64} diction formulaire, fut amené par cette diction à commettre de nombreuses fautes de métrique.

Il faut reconnaître aussi la possibilité que, parmi les cas d’hiatus que nous ne savons pas avec certitude résulter du jeu des formules, il s’en trouve quelques-uns qui soient l’œuvre d’un poète à style individuel. Celui-ci, peut-être, ayant composé des vers métriquement incorrects, se serait cru justifié, vu le nombre des autres cas du même genre dans les poèmes, à les laisser comme ils étaient. Il se pourrait même, puisque nous ne pouvons affirmer catégoriquement que la diction des poèmes homériques soit complètement formulaire, qu’Homère lui-même ait fait des combinaisons originales de mots qui, renfermant une faute métrique, furent cependant laissées dans ses poèmes. Et enfin, en dehors de la technique des formules telle que la connaissait Homère, nommons la troisième source dont pourrait provenir la brève en hiatus ou la syllabe brève au temps fort: elle pourrait être, comme on a tant voulu le croire, l’œuvre d’un éditeur ou d’un copiste de la période historique qui aurait, soit par un manque de compréhension, soit par négligence, modifié le texte original. Mais il n’est guère besoin de se soucier de cette dernière hypothèse. Si, de cette manière, le texte traditionnel avait dû être modifié au cours de sa transmission il serait peu probable qu’on ait cherché à introduire dans le texte des fautes, qui, dès le commencement de la période historique de la littérature grecque, étaient regardées comme étant des plus répréhensibles. Que les éditeurs et les copistes, inspirés, tout à fait de la même manière que van Leeuwen et Agar, par l’exemple de la poésie à style individuel aient cherché avec le même acharnement à reconstituer un texte sans fautes métriques: rien de plus probable. Mais qu’ils aient cherché à faire ce qui pour eux était enlaidir le texte, cela ne pourrait s’expliquer comme résultant d’une intention arrêtée, mais seulement d’une pure inadvertance.

Il faut donc admettre que telle brève en hiatus ou telle syllabe brève au temps fort ne figurait peut-être pas dans les poèmes originaux; mais ce fait n’invalide en rien les conclusions de notre étude dans laquelle nous avons seulement cherché à démontrer que ces irrégularités métriques n’indiquent pas par elles-mêmes qu’elles ne sont pas l’œuvre d’Homère. Que l’on condamne tel vers ou tel passage où se trouvent des cas d’hiatus comme {64|65} l’œuvre d’un interpolateur, soit; mais ce sera parce que la diction renferme d’autres indications de son époque, ou que sa pensée ne s’accorde pas avec l’ensemble du poème. Que l’on récrive tel vers de façon à le rendre métriquement correct; mais ce sera parce qu’il renferme des formes ou des expressions inconnues d’Homère ou parce qu’il est impossible de le comprendre tel qu’il est. Pour ces corrections du texte, la brève en hiatus et la syllabe finale brève au temps fort ne peuvent nous fournir aucune suggestion ni aucune garantie.

Footnotes

[ back ] 1. Papyri de Berlin, 9739, 10560. Paus. iii, 24, 10.

[ back ] 2. Cf. L’épithète traditionnelle, pp. 147–181.