Le nom de Diomède


Philippe ROUSSEAU
Université Charles de Gaulle – Lille 3
UMR 8163 «Savoirs, Textes, Langage»
Dans une démonstration qui a fait date Gregory Nagy, analysant à la suite de L. Palmer l’étymologie la plus probable du nom d’Achille comme une forme abrégée d’un nom *Akhí-lawos « dont le laos est en proie à l’akhos », écrit : « Plausible as it is, however, this reconstruction will not carry conviction unless we can be satisfied that the posited meaning « whose laós has ákhos » is intrinsic to the function of Achilles in myth and epic » [1] . La pertinence de l’étymologie proposée n’est établie que si l’on peut montrer que les notions inscrites dans le nom d’Achille correspondent aux thèmes nodaux de la tradition mythique ou épique associée au héros. L’analyse de Nagy met fortement en évidence le lien thématique central, dans la tradition iliadique, entre Achille et la douleur, « ákhos», des Achéens. Elle corrobore la reconstruction étymologique proposée par Palmer et confirme que le nom du héros condense en quelque sorte l’articulation thématique majeure du mythe dont notre Iliade nous a conservé une version.
L’explication du nom du héros qui nous occupera dans cette note n’a pas suscité les mêmes débats que celui d’Achille. Διομήδης appartient à un groupe d’adjectifs composés à valeur « possessive » en –es dont le deuxième élément est dérivé d’un substantif neutre en –os, et qui ont été souvent employés comme noms propres [2] . Le premier terme Διο- est la forme que prend communément en composition le nom de Zeus [3] , le deuxième est tiré du substantif μήδεα «desseins, pensées, plans» [4] . Le nom peut donc se traduire à première vue comme «(celui) qui a les desseins de Zeus». Il fait partie de ce que l’on qualifie un peu vite parfois de noms parlants. Or, si le sens du composé est clair, sa charge sémantique dans l’économie thématique du poème –paradoxalement, nous allons le voir – demeure inexplorée. Peut-être l’étymologie, trop évidente, n’a-t-elle pas incité les interprètes à s’interroger sur l’éventualité que le nom propre du fils de Tydée entretienne une relation particulière avec le drame dans lequel il est impliqué. Un nom dont la formation relève d’un type aussi répandu dans l’anthroponymie grecque ne justifie pas, dirait-on, que l’on cherche à y déchiffrer une information sur les raisons qui le font apparaître dans la tradition poétique où nous le trouvons attesté. Mais la principale cause de ce manque d’intérêt n’est sans doute pas celle-là. La signification du nom n’importerait guère parce que le héros qui le porte intervient dans d’autres traditions que celle de l’Iliade, voire, qu’il a un homonyme, le fils d’Arès et roi légendaire des Bistones, avec lequel on a parfois voulu l’identifier [5] . Que les légendes héroïques aient connu un ou deux Diomèdes, le fait que le fils de Tydée entrait, selon les sources antiques, dans d’autres poèmes que celui de la Colère d’Achille, et même que ceux qui racontaient la guerre de Troie, a sans doute détourné les interprètes de l’Iliade de l’attention qu’ils auraient peut-être accordée autrement aux implications sémantiques et narratives du nom du héros. La fonction désignative du nom propre a occulté sa signification.
Il y a là un paradoxe. Dans un poème dont le cinquième vers souligne, pour attirer l’attention de l’auditoire, que dans l’histoire des conséquences funestes de la mènis d’Achille «s’accomplissait le dessein de Zeus», Διὸς δ’ ἐτελείετο βουλή, on peut supposer qu’un personnage dont le nom signifie «qui a les pensées» ou «le plan de Zeus» n’a pas été recruté par hasard par le poète ou la tradition à qui nous devons l’Iliade. Diomède est celui des héros de l’Iliade qui porte dans son nom le rôle joué par le souverain des dieux dans l’histoire racontée par le poème. La note qui suit esquisse une illustration de cette affirmation et signale l’éclairage que le lien entre les desseins du dieu et le nom du héros projette sur quelques questions qui ont suscité l’étonnement des philologues.
On fera peut–être à notre hypothèse l’objection de principe que, si Diomède avait sa place dans d’autres poèmes que l’Iliade—dans le cycle de Thèbes d’une part, dans des traditions poétiques dont les autres poèmes du cycle troyen conservaient la trace de l’autre—et si, comme on ne peut pas l’exclure, certaines de ces traditions étaient antérieures à celle de l’épopée homérique, la relation que nous venons d’évoquer entre la signification du nom et l’un des thèmes nodaux du poème de la Colère d’Achille ne permet plus d’expliquer la genèse du nom du héros. Admettons qu’il en soit ainsi et que le nom de Diomède se soit constitué dans un autre contexte que celui du poème que nous connaissons ! Si notre propos paraît fondée, il faudra en conclure que l’Iliade a réactivé consciemment les contenus thématiques potentiels déposés dans le sémantisme d’un nom emprunté à d’autres traditions poétiques.
Diomède et les parties du poème dans lesquelles il intervient ont souvent été l’objet de l’attention critique des philologues. Disons, pour faire vite que, au temps où l’on s’efforçait de décomposer l’Iliade en lais et en strates, le héros a été considéré comme une pièce rapportée dans la distribution du drame et que l’on a jugé que les épisodes où il tient le premier rôle ont été tenus pour des accrétions du poème originel. Il n’est évidemment pas question de reprendre ici ce dossier, ni de discuter chacun des passages qui ont attiré la sévérité des censeurs ou fourni des arguments aux diverses manières de recomposer l’histoire du texte que nous lisons. D’autres l’ont fait. Mais il vaut néanmoins la peine de rappeler que les observations minutieuses des Analystes mettent souvent en évidence non, comme ils croyaient, les traces d’une hypothétique genèse de l’œuvre que nous lisons, mais les particularités d’une construction poétique raffinée. C’est le cas de la «Diomédie» de l’Iliade.
On ne s’arrêtera pas non plus à discuter les hypothèses, souvent éclairantes, des Néo-analystes. Les relations «intertextuelles» que W. Kullmann a décelées entre certains motifs ou certains épisodes de l’Iliade et des thèmes ou des épisodes des poèmes du Cycle ouvrent des perspectives intéressantes sur le travail des aèdes homériques, et la manière dont l’épopée monumentale intègre à sa substance la tradition épique [6] . Mais elles ne rendent pas compte du sens des actions prêtées au héros à l’intérieur du poème. De ce point de vue, les objections qu’Ø. Andersen oppose à l’interprétation kullmannienne de certains traits de la figure iliadique de Diomède sont fondées, notamment en ce qui concerne la fonction que Kullmann attribue à l’épisode de Thersite dans l’Ethiopide pour expliquer les relations du héros avec Achille dans l’Iliade [7] . C’est de l’intérieur de l’Iliade en effet que l’on doit comprendre le rôle et la figure de Diomède dans le poème, sans reste, y compris la manière dont celui-ci se réfère à la préhistoire épique du fils de Tydée.
Nous faisons donc l’hypothèse que le nom de Diomède recèle une clé pour comprendre les singularités qui ont intrigué les commentateurs dans le traitement iliadique du personnage, et que les rhapsodes l’avaient retenu précisément pour cette raison [8] .
On a tiré argument pour douter de l’appartenance de Diomède au poème ancien de La Colère d’Achille de son entrée en scène tardive et de ses liens affirmés avec le cycle thébain. Le héros, dont le nom n’est pas pas prononcé dans le premier chant en dépit de la part qu’il prendra à l’action dans la suite du poème, est en effet mentionné pour la première fois, en passant, lors du sacrifice qui réunit les sept principaux chefs des Achéens dans la baraque d’Agamemnon, après que les interventions d’Ulysse et Nestor ont rassemblé et uni l’armée autour du roi, conjurant la menace de dispersion que l’ombre d’Achille faisait peser sur l’expédition des Atrides [9] . Il est donc associé à la prière adressée par Agamemnon à Zeus, demandant au dieu de lui accorder de prendre la ville et de tuer Hector avant la fin de la journée, conformément à son interprétation des paroles du Songe. Il figure en bonne place dans le Catalogue des vaisseaux, mais le territoire qui lui est attribué (les villes du sud de l’Argolide, avec Argos et Tirynthe) a sucité quelques questions [10] . On a noté son absence complète du Chant 3. Ni Priam ni Hélène ne le voient du haut du rempart parmi les champions de l’armée achéenne. Il ne fait vraiment son apparition que dans la dernière scène de la revue des troupes par Agamemnon, à un moment où la guerre a enfin commencé.
Ces silences et cette discrétion ont été justifiés par le souci esthétique de ménager l’effet produit sur l’auditoire par l’irruption du héros sur le champ de bataille au début du Chant 5 [11] . Mais leur distribution suggère quelque chose de plus. Le récit, on le sait, tient Diomède à une distance particulière d’Achille. Il n’est pas mêlé, même indirectement, à la Querelle et n’agit que dans l’espace libéré par le retrait du fils de Pélée. Sa première apparition suit l’assemblée dont Ulysse, inspiré par Athéna, a rétabli la cohésion en conjurant outrageusement, sous les traits grotesques de Thersite, l’ombre du guerrier révolté ; elle coincide avec le ralliement de l’armée achéenne à l’appel d’Agamemnon à engager la bataille en dépit de l’absence d’Achille—conformément au plan conçu par Zeus pour honorer le fils de Thétis. Inversement, il n’apparaît pas dans le Chant 3 lorsque les mortels se laissent un moment bercer par l’illusion qu’il leur sera possible de régler leur différend et de conclure la paix entre eux. La Vue du rempart s’inscrit dans cette bulle d’irréalité. Diomède n’a pas sa place dans un temps et un espace illusoirement soustraits aux desseins du dieu.
Mais c’est lorsque Zeus a ordonné la reprise de la guerre, troquant ironiquement avec Héra, qu’il piège ainsi, la destruction de Troie contre celle des trois villes d’Argos, Sparte et Mycènes [12] —des villes qui représentent, selon les termes du Catalogue des vaisseaux, le camp des Achéens incarné par Diomède et les Atrides –, et que la flèche de Pandare a provoqué la rupture de la paix jurée, que la figure du fils de Tydée vient au premier plan. Il commande, avec son compagnon Sthénélos, le dernier contingent qu’Agamemnon passe en revue.
La cinquième scène de l’Epipolèsis est connue [13] . Après avoir successivement loué Idoménée, les deux Ajax et, d’une manière plus ambiguë, Nestor pour l’ardeur avec laquelle leurs troupes se préparent à engager le combat, et pris vivement à partie Ulysse et Ménésthée pour leur attentisme, il reproche durement à Diomède de se tenir encore immobile sur son char, à distance de l’ennemi. Son blâme, à la différence de celui qu’il a adressé à Ulysse, ne compare pas la pleutrerie supposée du fils de Tydée à l’appétit avec lequel il fréquente la table du roi, mais à la vaillance et à la vigueur de son père, dont il rapporte deux actions [14] . Diomède se tait, par respect pour l’Atride, mais Sthénélos réplique vertement à Agamemnon en retournant à l’avantage des fils la comparaison entre la génération des vaincus de l’expédition thébaine et celle de leurs épigones. Diomède fait taire son compagnon d’armes et, obéissant à l’Atride, il se précipite au combat.
On ne s’intéressera ici qu’à deux aspects, souvent commentés, de l’épisode : la double référence au cycle thébain, et la mise en scène de la réponse de Diomède aux critiques d’Agamemnon.
Sur le premier point. Les deux exemples utilisés par Agamemnon se rattachent à l’histoire de l’expédition des Sept, la réponse de Sthénélos à celle des Epigones. Il ne fait aucun doute que ces traditions poétiques étaient connues comme telles, sous une forme ou sous une autre, du ou des rhapsodes de notre Iliade, sans qu’il soit assuré que les deux épisodes de la geste de Tydée racontés par l’Atride aient effectivement figuré dans la tradition épique de la Thébaïde, ni que Diomède ait fait partie sous ce nom du groupe des Epigones [15] . Ce qui est intéressant en revanche, c’est que l’Iliade affiche cette relation «intertextuelle» avec la matière du cycle thébain. C’est elle qui marque le personnage de Diomède comme venu d’un dehors dont l’extériorité est essentielle. On a relevé l’ambiguïté du message véhiculé par les deux paradeigmata oikeia utilisés par Agamemnon, sans peut-être analyser avec assez de précision les termes de la tension notée entre la leçon de l’Ambassade à Mycènes et celle de la Visite de Tydée à Thèbes. Le premier récit sert sans doute d’abord, du point de vue d’Agamemnon, à expliquer que les Pélopides n’aient pas pris part à l’expédition d’Adraste tout en autorisant l’Atride, par le rappel des dispositions initiales des siens, à faire usage de l’exemple de Tydée pour tancer son fils, et du point de vue du poème, à dissocier la tradition épique thébaine de celle de Troie. Mais il fait plus lorsqu’il justifie l’abstention des Mycéniens par les signes défavorables envoyés par Zeus. Le propos d’Agamemnon n’est assurément pas d’inviter Diomède à passer outre aux ordres de Zeus, mais l’auditoire, lui, ne peut manquer de rapprocher la campagne des «Achéens» [16] contre Thèbes de l’offensive décidée par Agamemnon contre Troie et du plan conçu par Zeus pour honorer Thétis et son fils. Sur ce plan, le second récit, qui offre au fils en modèle l’audace, l’intrépidité, la vaillance et la force de son père, ajoute à cela la mention du soutien apporté par Athéna à Tydée [17] . Ce dernier motif prépare l’un des thèmes majeurs de l’aristie du Chant 5, sur lequel nous aurons à revenir plus loin, celui de la protection accordée par la déesse à Diomède. Mais si on le rapproche de la référence aux signes dissuasifs envoyés aux Mycéniens, il évoque aussi les divergences et les tensions que le plan de Zeus fait naître parmi les dieux.
De la défaite des Sept, Agamemnon ne dit évidemment rien, même si l’on peut penser que la conclusion du premier récit y fait implicitement allusion [18] . C’est ce silence que Sthénélos dénonce lorsqu’il rejette la conclusion de la réprimande de l’Atride, et rappelle la victoire des Epigones pour l’opposer au désastre dans lequel leurs pères ont péri et affirmer la supériorité des premiers sur les seconds. Or il est significatif que si cette supériorité se manifeste dans la grandeur de l’exploit—s’emparer d’une place mieux fortifiée avec une armée moins nombreuse—le fils de Capanée en attribue la cause à la piété des vainqueurs de Thèbes qu’il oppose à la folie des Sept. La semonce d’Agamemnon et la protestation de Sthénélos sont décalées. Elles ne le sont pas seulement parce que la première n’était pas destinée à celui qui y répond sans y avoir été convié et que cette réplique ne porte pas sur le fait précis qui a motivé les reproches du roi. Elles dessinent, dans l’inadéquation de leur ajustement, les termes de la contradiction à l’intérieur de laquelle la figure du Diomède iliadique inscrit ses exploits. Le modèle de vaillance qu’Agamemnon propose au fils de Tydée, celui de son père, a, comme contre-partie, d’appartenir à une histoire marquée par l’égarement et la folie et vouée à la défaite et à la mort. Mais l’identité héroïque de Diomède, que rappelle son compagnon, s’est, elle, construite dans le respect de l’ordre divin. Le sac de Thèbes, la ville maudite, n’a été possible que grâce à l’appui de Zeus.
L’attitude de Diomède devant l’admonestation de l’Atride est fortement soulignée. Il se taît d’abord, « plein de respect pour la remontrance du roi que l’on doit respecter» et n’ouvre la bouche, pour la première fois dans l’Iliade, que pour remettre à sa place son compagnon d’armes lorsque celui-ci s’est rebellé contre la réprimande royale. Sa réplique insiste sur la légitimité de l’activité déployée par le commandant en chef de l’armée dont il souligne la responsabilité en cas de victoire comme en cas de défaite. Après quoi, il saute à bas de son char et se lance dans la mêlée, seul, à l’exemple de son père, et ses armes résonnent dans un fracas prémonitoire. Cette retenue, l’une des raisons de l’intervention de Sthénélos est justement de montrer qu’elle ne va pas de soi. Ulysse s’est rebiffé dans la scène qui précède et l’auditoire de l’aède a gardé en mémoire la querelle du premier chant et la révolte d’Achille contre l’autorité de l’Atride. Le comportement de Diomède est l’exacte antithèse de la conduite funeste du fils de Thétis.
Si l’on s’est arrêté un peu longuement sur cet épisode, c’est qu’il nous paraît fournir des clés pour comprendre la relation entre le programme narratif inscrit dans le nom de Diomède et le rôle que l’Iliade lui fait jouer. Le héros vient d’ailleurs, c’est-à-dire d’une autre constellation mythico-poétique. Il importe peu que cette origine soit réelle sous la forme où elle est évoquée, à supposer, du reste, que l’interrogation sur ce point ait un sens. C’est le geste du poème indiquant cette distance qui compte. Il se peut qu’il reflète des rivalités connues entre traditions poétiques et rhapsodes [19] , et signale ironiquement la supériorité de l’Iliade sur les poèmes du cycle thébain, dont le champion, si grand qu’il soit, échoue finalement à compenser le retrait d’Achille. Mais les jalousies d’aèdes sont de moindre importance que le sens que cette référence à une autre légende héroïque prend dans l’intrigue de l’Iliade. L’affichage de la greffe obéit à un dessein précis. Dans l’espace déserté par Achille surgit un héros dont les titres et la valeur sont comparables à ceux du Péléide. Si celui-ci peut se targuer par exemple d’avoir pris un grand nombre de villes alliées de Troie depuis le début de l’expédition à laquelle sa gloire, son kleos, est attachée [20] , l’autre est le vainqueur de Thèbes. Pour mettre en pleine lumière le jeu du «dessein de Zeus», de la Dios boulè, l’Iliade fait ostensiblement appel à un guerrier que ses titres de gloire et sa valeur qualifient pour être l’artisan, respectueux de l’autorité de l’Atride [21] , d’une victoire prochaine dont le songe envoyé par Zeus a éveillé l’espérance illusoire dans l’esprit d’Agamemnon.
Le nom de Diomède est attaché au dessein retort conçu par le dieu pour honorer Achille. Les actes qu’accomplit dans l’Iliade le héros qui le porte sont conformes à ce qu’il laisse attendre, aussi bien dans son aristie des Chants 5 et 6, que pendant les deux journées de défaite des Achéens.
Diomède, nous l’avons rappelé plus haut, entretient avec Achille une relation qui a retenu l’attention des commentateurs, et dont Ø. Andersen rend bien compte dans son livre. On l’a décrit comme un deuxième Achille pour la vaillance [22] , et relevé les traits qui signalent les similitudes et parallèles entre les deux personnages. A commencer pas une symétrie grossière, dans la construction du poème monumental, qui dispose leurs exploits respectifs de part et d’autre du long récit de la défaite des Achéens. Tous deux bénéficient de l’aide et de la protection d’Athéna sous des formes comparables : nimbe de flamme pour marquer leur entrée dans la bataille [23] , assistance à des moments décisifs du combat [24] , don de pouvoirs surnaturels [25] , etc. Ils affrontent l’un et l’autre des dieux du camp opposé, Aphrodite et Arès pour l’un, les fleuves divins qui protègent Troie pour l’autre. Tous deux se heurtent dans le cours de leurs exploits à l’hostilité d’Apollon. Tous deux se mesurent à Enée dans des scènes dont on a souligné les ressemblances. Ils ont l’un et l’autre Hector pour ennemi privilégié, et sont également victimes des flèches de Pâris [26] . Ces concordances précises ne sont évidemment pas réductibles à la récurrence de motifs typiques. Les Analystes en tiraient argument pour leurs reconstructions de la genèse du poème, distinguant au gré de leurs préférences, en les réifiant, l’imitation secondaire du passage original, et occultant le sens visé par la construction poétique. Mais l’accumulation de ces traits révèle bien plutôt le souci de dessiner une homologie forte entre les profils héroïques des deux Achéens. Dans ce tableau la relation va assurément d’Achille à Diomède si l’on se place, comme nous le faisons ici, dans la logique de l’Iliade. Les hauts faits du premier ne sont pas l’écho des exploits du second, mais c’est bien l’aristie du fils de Tydée qui mime librement et préfigure à sa façon celle d’Achille dont elle offre le pendant.
Mais ces similitudes ont aussi pour fonction de rendre sensibles les différences entre le comportement et les prouesses des deux héros. Le fils de Tydée a, comme l’a noté K. Reinhardt [27] , les qualités requises pour tenir la place d’Achille. L’éclat de ses hauts faits dans les deux chants qui suivent son entrée en scène au début de la première bataille donne de la substance aux espérances que les promesses fallacieuses du Songe et la rupture des serments par les Troyens ont fait naître dans le camp achéen. Il ne se contente pas d’opérer des percées décisives dans les rangs des Troyens, il tue l’archer dont la flèche a rompu les serments et provoqué la reprise de la guerre, assomme Enée, blesse Aphrodite et perce Arès de sa lance. Le caractère fantastique de ses exploits, qui dépassent même ceux d’Achille, a troublé les interprètes par ce qu’il contient de surnaturel. Aux yeux des Troyens ou des dieux qui supportent leur cause, c’est lui qui apparaît comme «le meilleur des Achéens» [28] , et, lorsque les Achéens qu’il mène à l’attaque semblent près de remporter une victoire décisive, Hélénos le décrit à ses compagnons d’armes comme «le plus fort des Achéens», plus redoutable même qu’Achille [29] , l’homme que les femmes de Troie doivent supplier Athéna d’écarter des remparts. Mais l’illusion se dissipe. La seconde percée achéenne est contenue. Diomède renoue un lien ancestral d’hospitalité avec le Lycien Glaucos. La journée qui semblair devoir voir la prise et le sac de la ville s’achève sur un duel sans enjeu. Diomède est un autre Achille [30] , aussi formidable peut-être que le Péléide avant la Colère et l’épreuve de la mort de Patrocle, mais il est autre qu’Achille. Les distinguent fondamentalement leur attitude devant l’autorité d’Agamemnon et leur relation avec la communauté achéenne, c’est-à-dire ce qui constitue le nœud du drame – plus sans doute qu’une différence psychologique entre leurs caractères. La manière du récit le montre. L’aristie de Diomède, à la différence de celle d’Achille, n’occulte pas la part que les autres chefs de l’armée prennent au combat.
Si l’on accepte l’idée que le premier jour de la guerre n’est pas un «hors d’œuvre» mais qu’il entre pleinement, quoi qu’on ait cru, dans le déploiement annoncé du plan de Zeus,—qu’il est, selon une thèse que j’ai avancée ailleurs [31] , le temps où tombent successivement dans le piège que leur tend le fils de Cronos tous les acteurs, humains et divins, du drame, on voit quel rôle revient à Diomède dans la mise en œuvre du dessein divin et quelle utilisation l’Iliade fait du héros pour rendre intelligible la dialectique interne de son intrigue. Ses exploits confirment ce que ses antécédents mythiques annonçaient, qu’il a tout ce qu’il faut pour remplir le vide créé par le retrait d’Achille, qu’il est le manieur de pique, le guerrier offensif capable d’être le tenant lieu du fils de Pélée et de triiompher d’Hector et de Troie. Mais il échoue et la raison de son échec est inscrite dans son nom.
Le reste de ses actes confirme cette interprétation.
Au matin du jour qui suit la première bataille, alors que Nestor a compris dès le soir précédent que les promesses du Songe étaient un leurre dangereux et recommandé de fortifier le camp achéen, c’est Diomède qui recommande de rejeter les offres de paix contenues dans le message du héraut de Troie, affirmant qu’« il est clair, même pour un sot, que le terme de la mort s’est déjà saisi des Troyens », une proposition, reprise par Agamemnon, qui voue les Achéens au désastre que leur prépare Zeus [32] .
Lors de la première déroute achéenne, dans le chant 8, il se porte au secours de Nestor menacé et sa contre-offensive ferait changer la victoire de camp si le dieu ne le contraignait pas directement, d’un carreau de sa foudre et par les éclats répétés de son tonnerre, à se soumettre à sa volonté et à tourner bride devant Hector [33] .
Dans la nuit qui suit ce premier désastre, il prend la parole devant l’assemblée pour rejeter l’appel à fuir lancé par Agamemnon [34] , et lorsque Ulysse et Ajax rendent compte au conseil de l’échec de leur mission, c’est lui qui conclut les délibérations en reprochant à Agamemnon ses efforts pour faire revenir Achille, et en l’invitant à ne compter que sur son armée pour repousser l’assaut des Troyens [35] . On observera, sur ces deux derniers exemples, que les interventions de Diomède s’inscrivent dans le vide laissé par la retraite d’Achille, sans qu’il soit nécessaire de supposer une inimitié particulière entre les héros. Du point de vue de la logique du récit iliadique, la présence de Diomède a pour condition l’absence, et par conséquent la colère, d’Achille.
Vient le matin de la troisième journée de combats. Lorsque, après une percée des Achéens conduits par Agamemnon et la blessure du roi, Zeus renverse le sort de la bataille et donne la victoire à Hector et à ses Troyens, Ulysse et Diomède tentent d’enrayer la débâcle. Leur contre-attaque est efficace, rétablissant un moment l’équilibre des forces, et Diomède réussit même à étourdir Hector d’un jet de lance, confirmant sa valeur, mais une flèche de Pâris l’atteint au pied et le met hors de combat, comme il arrivera un jour à Achille. La force et la vaillance du héros ne servent qu’à manifester par leurs échecs la toute-puissance du dessein divin.
Il ne reparaît ensuite qu’une fois dans la bataille, au Chant 14. L’épisode confirme les observations que nous avons faites précédemment. Poséidon, profitant d’un moment d’inattention de son frère, a rallié les Achéens en déroute et leur a permis de reformer leurs rangs, à l’intérieur des défenses du camp, pour contenir l’assaut d’Hector et des Troyens. C’est le moment où Nestor et les chefs blessés se retrouvent et délibèrent sur ce qu’il convient de faire. La suggestion d’Agamemnon que l’on mette la flotte à l’abri en tirant les vaisseaux à la mer est rejetée par Ulysse. Diomède formule la proposition qui est retenue : rejoindre les combattants et les exhorter à tenir bon, sans pour autant prendre part à la mêlée [36] . Son attitude est conforme à celle dont il a fait preuve depuis que Zeus a donné l’avantage aux Troyens. Et son action, si héroïque qu’elle soit, ne sert qu’à mettre en relief l’efficacité du plan divin contre lequel il se bat.
Un mot pour finir de la part qu’il prend aux jeux funèbres en l’honneur de Patrocle. Il remporte la victoire dans l’épreuve de la course des chars et affronte Ajax dans celle du combat en armes. L’intervention des spectateurs, inquiets pour la vie d’Ajax, amène la suspension de la seconde avant qu’elle ne se soit conclue, mais c’est à Diomède qu’Achille remet le prix destiné au vainqueur, comme il l’avait fait dans la première, en dépit des problèmes posés par le classement d’arrivée des concurrents [37] . Ce passage est le seul de l’Iliade où Achille et Diomède se trouvent en présence l’un de l’autre, sans être directement en concurrence, à un moment où le dessein de Zeus s’est accompli. On notera le désaccord subtil, dans le récit de la première épreuve, entre le jugement de l’aède et celui d’Achille sur celui des cochers qui mérite d’être considéré comme le meilleur: Diomède aux yeux du premier, Eumèle selon le second [38] .
Résumons-nous. La geste du Diomède de l’I liade obéit au programme que lui dicte son nom: «celui qui a—c’est-à-dire qui manifeste—les pensées de Zeus». Elle témoigne exemplairement de la place qui revient au dessein de Zeus dans l’histoire que conte le poème.

Ouvrages cités.

Andersen 1978 – Ø. Andersen, Die Diomedesgestalt in der Ilias, Oslo – Bergen – Tromsø 1978 (Symbolae Osloenses, Vol. Suppl. XXV)
Bethe 1903 – E. Bethe, «Diomedes», RE, Bd V,1, 815-826
Bouvier 2002 – D. Bouvier, Le sceptre et la lyre. L’Iliade ou les héros de la mémoire, Grenoble 2002
DELG – P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris 1968-1980
Kamptz 1982 – H. von Kamptz, Homerische Personennamen, Göttingen 1982
Kullmann 1960 – W. Kullmann, Die Quellen der Ilias, Wiesbaden 1960 (Hermes Einzelsschr. 14)
Nagy 1979 – G. Nagy, The Best of the Achaeans, Baltimore 1979
Reinhardt 1961 – K. Reinhardt, Die Ilias und ihr Dichter, hrsg bei U. Hölscher, Göttingen 1961
Risch 1974 – E. Risch, Wortbildung der homerischen Sprache, 2ème éd., Berlin 1974
Rousseau 2001 – P. Rousseau, «L’intrigue de Zeus», Europe 865, Mai 2001, 120-158.
Rousseau 2008 – P. Rousseau, «Sur deux scènes du Chant VII de l’Iliade», dans M. Broze, B. Decharneux et S. Delcomminette, éd., «Mais raconte-moi en détail». Mélanges de philosophie et de philologie offerts à Lambros Couloubaritsis, Bruxelles et Paris 2008, p. 99-112
Rousseau 2010 – P. Rousseau, L’oubli de la borne (Iliade XXIII, 262-652), dans Chr. Koenig et Denis Thouard, Mélanges Bollack, Lille 2010, p. 27-56.
Rzach 1922 – «Kyklos», RE, Bd XI,2, col. 2347-2435
Visser 1997 – E. Visser, Homers Katalog der Schiffe, Stuttgart et Leipzig 1997
West 2011 – M. L. West, The Making of the Iliad. Disquisition and Analytical Commentary, Oxford 2011.

Footnotes

[ back ] 1. Nagy 1979, 70
[ back ] 2. Risch 1974, 80-81, Kamptz 1982, 88-89 et 189
[ back ] 3. DELG, 399, sv Ζεύς
[ back ] 4. DELG, 693, sv μήδομαι
[ back ] 5. Bethe 1903, 815 s.
[ back ] 6. Kullmann 1960. Pour Diomède, voir notamment les pages 88ss. Sur les enjeux de cette introjection de la «matière» de Troie dans l’Iliade, voir Rousseau 2001.
[ back ] 7. Andersen 1978, 16-32. Le livre d’Andersen contient l’étude la plus complète, dans une perspective unitarienne, de la « figure » iliadique de Diomède. Voir aussi les articles de Bethe 1903 et Rzach 1922 de la Real-Encyclopedie ainsi que les articles «Diomedes» de Mader, et «Tydeus» et «Tydeides» de Nordheider dans le LfgE.
[ back ] 8. Nous laisserons de côté, dans ce qui suit, la Dolonie, dont l’appartenance à l’Iliade est incertaine, en notant que sa prise en considération n’affecte pas notre hypothèse.
[ back ] 9. 2, 406. Diomède, à la différence des six autres chefs, n’est pas désigné par son nom, mais comme fils de Tydée.
[ back ] 10. 2, 559-568. Visser 1997, 455-475. West 2011, 116-117 ad 563-6 : « the inclusion of these heroes [ les Epigones Diomède, Sthénélos et Euryalos] in the Troy saga, with Argos as their given capital, resulted in the awkward bisection of the Argolid with Ag. confined to the northern sector ».
[ back ] 11. Andersen 1978, 30.
[ back ] 12. 4, 5-74. Pour cette interprétation du dialogue entre Zeus et Héra et celle du diptyque formé par la double transgression des serments dans l’intérieur du palais de Pâris sous l’action d’Aphrodite, et dans l’espace ouvert de la plaine sous l’inspiration d’Athéna, voir Rousseau 2001, notamment 135-140 et 147-148.
[ back ] 13. 4, 365-421.
[ back ] 14. Bouvier 2002, 111
[ back ] 15. Andersen 1978, 33-46.
[ back ] 16. 4, 384.
[ back ] 17. 4, 390.
[ back ] 18. 4, 381.
[ back ] 19. Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 26. Le même poème, on le sait, met en parallèle les guerres de Thèbes et de Troie, v. 161-165.
[ back ] 20. 9, 328-329.
[ back ] 21. 1, 174-175.
[ back ] 22. Reinhardt 1961, p. 124 : «ein zweiter Achill an Tapferkeit».
[ back ] 23. 5, 4-7; 18, 203-214.
[ back ] 24. Pour Diomède, après la blessure que lui a infligée Pandare et dans le combat qui l’oppose à Arès; pour Achille, lorsqu’il est aux prises avec le dieu-fleuve, et plus encore, pendant son combat contre Hector.
[ back ] 25. Capacité de discerner les dieux sur le champ de bataille pour Diomède (5, 127-132), nectar et ambroisie pour Achille (19, 340-354).
[ back ] 26. On ajoutera à cette liste la ressemblance certainement intentionnelle entre la bravade provocante de Diomède devant l’assemblée (9, 46-49) et le sombre vœu d’Achille à la fin de sa réponse à la prière de Patrocle (16, 97-100).
[ back ] 27. Reinhardt 1961, 124.
[ back ] 28. ἄριστος Ἀχαιῶν 5, 103 (dans la bouche de Pandare) et 414 (dans celle de Dionè). Voir les analyses de Nagy 1979, 30ss et n.2.
[ back ] 29. Τυδέος υἱὸν … ἄγριον αἰχμητήν, κρατερὸν μήστωρα φόβοιο, ὃν δὴ ἐγὼ κάρτιστον Ἀχαιῶν φημι γενέσθαι. Οὐδ’ Ἀχιλῆά ποθ’ ὧδέ γ’ ἐδείδιμεν, κτλ 6, 96-99. L’emphase portée sur la première personne du singulier (ὃν ἐγὼ…φημι) ne constitue pas, dans la bouche d’Hélénos, le prophète de Troie, une atténuation, mais bien au contraire un renforcement de son affirmation.
[ back ] 30. Mais non son «double,» comme le sera Patrocle dans le chant 16.
[ back ] 31. Rousseau 2001, 147
[ back ] 32. 7, 401-402. Rousseau 2008, 100-105.
[ back ] 33. 8, 90-171. Nestor rapporte le cours désastreux des événements au dessein de Zeus.
[ back ] 34. 9, 31-49.
[ back ] 35. 9, 696-711.
[ back ] 36. 14, 110-132. La manière dont il présente son avis est singulière, mais ne justifie pas les critiques adressées à ce passage. La généalogie qu’il décline fait retour sur la scène de l’Epipolèsis qui avait introduit son aristie, comme si la boucle devait se refermer. Le fils donne la valeur de son père comme gage de son droit à parler. Il souligne aussi que son identité héroïque n’est pas nécessairement connue de ses frères d’armes. Il vient d’ailleurs. Son insistance sur l’histoire de Tydée suggère-t-elle que la situation dans laquelle se trouvent les Achéens a quelque chose à voir à ses yeux avec celle des Sept de la Thébaïde?
[ back ] 37. 23, 262-650 et 811-825. Pour la course des chars, je me permets de renvoyer ici à l’étude que je lui ai consacrée, voir Rousseau 2010.
[ back ] 38. 23, 357 et 536.