Les formules et la métrique d’Homère

I. Le style traditionnel

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Une méthode de recherche est incomplète si elle se borne à donner comme règle ce qui n’est que résultat, mais c’est précisément ce qu’on a fait jusqu’ici dans l’étude de l’hiatus chez Homère, même lorsqu’on ne s’est pas servi du terme règle; la conception d’hiatus légitimes ou illégitimes implique qu’on s’est borné de part et d’autre à établir des règles sans déterminer les causes qui justifieraient leur existence.

Cette erreur est due surtout à ce que l’on ne s’est pas fait une idée assez exacte de ce qu’est une règle. Parmi les diverses interprétations du mot règle il en est deux qu’on a souvent confondues. Dans la première la règle est considérée comme un principe de la composition, formulé et enseigné, que le poète doit suivre s’il ne veut pas encourir la critique de ses contemporains. C’est seulement dans ce sens qu’une règle peut provoquer des résultats bien que souvent, remarquons-le, elle ne soit pas même dans ce cas la cause directe. Si Horace, par exemple, évite l’hiatus ce n’est pas tant parce qu’il a appris par la poésie grecque qu’on ne doit pas faire d’hiatus dans les vers, mais plutôt parce que cette règle formulée a habitué son oreille à trouver l’hiatus enlaidissant. Mais il est évident que ce sens du mot règle ne saurait s’appliquer à l’hiatus dans Homère: car la règle, en tant que cause, ne peut trouver une application que dans la composition. Elle peut enseigner à faire un vers de six pieds dactyliques ou des vers sans hiatus, et elle pourrait enseigner à faire l’hiatus, mais uniquement à la condition que celui-ci serve à embellir le vers; ce qui est impossible. Si Homère, étant apprenti aède, avait appris de son maître qu’on peut laisser des brèves en hiatus devant la coupe trochaïque, etc., il aurait donc appris là une règle qui, étant de caractère négatif, ne pourrait être cause. Mais si une cause quelconque l’amenait à faire l’hiatus, cette règle lui donnait la latitude de le conserver. Ainsi, si nous donnons au mot règle le sens de principe enseigné—et dans ce seul cas elle peut être cause—nous ne pourrons l’appliquer à l’hiatus dans Homère. {3|4}

L’autre sens du mot règle dont il est question est celui de l’usage tout simplement. Dans ce cas, loin d’être cause, la règle n’est qu’une façon de décrire une série de conditions et de leurs résultats. Par exemple ce que dit Seymour: « L’hiatus est permis lorsque la voyelle finale du premier mot est longue et apparaît dans la partie accentuée du pied. » [6] Ce critique ne fait là que décrire ce que les vraies causes, soumises à certaines conditions d’ordre phonétique, ont amené le poète ou les poètes de l’Iliade et de l’Odyssée à faire. Si on espère arriver à découvrir une règle de ce genre il faut, à moins de vouloir simplement décrire ce que l’on trouve, rechercher les causes, qui seules permettront de formuler une règle ayant une réelle valeur. A ce point de vue on peut dire que ceux qui appuient leur raisonnement sur la cacophonie provoquée par l’hiatus ont pénétré plus profondément au cœur du problème que ceux qui croient à la légitimité des différents genres de cette irrégularité; car les premiers ont pu au moins nous signaler les raisons pour lesquelles le poète a évité en principe tous les genres d’hiatus. Les théories basées sur des licences métriques ne pourront en effet s’appuyer que sur la preuve, purement négative, du fait qu’il n’est pas possible de supprimer l’hiatus du texte, tant que l’on ignore pour quelles causes le poète a fait l’hiatus là où il l’a fait. Celui qui étudie ce problème doit chercher non pas à établir une règle, mais à formuler la réponse à une question qui nous ramène du domaine des abstractions aux circonstances réelles de la composition des vers héroïques: pour quelles causes un poète qui composait des hexamètres était-il amené à s’écarter de sa métrique habituelle?

On trouve la nature générale de ces causes aussitôt qu’on réfléchit aux difficultés que devait rencontrer un poète dans sa versification, et on voit en même temps que ces causes doivent être les mêmes que celles qui ont provoqué l’emploi de la syllabe finale brève au temps fort: le poète trouvait plus facile d’exprimer sa pensée par des mots entraînant des irrégularités métriques que {4|5} d’en chercher d’autres. Car s’il n’en avait pas été ainsi il faudrait donc admettre que c’étaient là des moyens employés pour embellir le vers; ce qui évidemment est faux. On pourrait remarquer ici que nous parlons d’un fait des plus évidents, sous-entendu dans n’importe quelle étude sur l’hiatus. Mais cette connaissance du caractère général des causes n’a cependant pas encore conduit à la recherche des causes particulières des cas isolés d’hiatus, qui nous permettrait de comprendre pourquoi Homère tolérait certaines irrégularités métriques que les poètes de l’époque historique évitent à tout prix. Car c’est là où l’on voit qu’Homère a eu des motifs tout à fait spéciaux pour choisir certains mots entraînant des irrégularités métriques, plutôt que d’en chercher d’autres.

Un fait doit nous guider dans le choix du genre d’irrégularités métriques sur lesquelles nous baserons notre recherche de ces motifs: plus l’irrégularité viole l’euphonie du vers, plus nettement ressortiront les causes qui l’ont provoquée. Car plus la faute métrique était répréhensible, plus puissants devaient être les motifs qui entraînaient le poète à la commettre. C’est pourquoi nous chercherons ici dans quelles circonstances celui-ci trouvait préférable de laisser l’hiatus d’une brève et la syllabe finale brève au temps fort.

En étudiant parallèlement ces deux irrégularités métriques nous en tirerons un avantage considérable. Si, comme nous avons le droit de le supposer, il s’agit de facteurs de la versification déterminant non seulement l’hiatus mais encore toute irrégularité métrique à la fin du mot, nous aurons trouvé que la question de l’hiatus dans Homère doit être posée d’une façon différente qu’elle ne l’a été jusqu’ici. Là où on n’a vu ordinairement qu’un problème particulier, nous en verrons un qui s’étend à toute la question de la liaison des mots dans l’hexamètre.

Dans quelles circonstances Homère trouvait-il donc préférable d’exprimer sa pensée par des mots entraînant des irrégularités métriques plutôt que d’en chercher d’autres qui l’auraient évitée? Pour en trouver l’explication il faut se rendre compte des conditions dans lesquelles Homère composait ses vers.

Pour lui, comme pour tous les aèdes, versifier c’était se souvenir. C’était se souvenir des mots, des expressions, des phrases entendus dans le récit des aèdes qui lui avaient enseigné le style traditionnel de la poésie héroïque. C’était se souvenir de la place ou des places que les mots et les expressions traditionnels occupaient dans le moule complexe de l’hexamètre. C’était enfin se souvenir des artifices innombrables qui permettaient de combiner ces mots et ces expressions en phrases parfaites et en vers dactyliques de six pieds pour exprimer les idées convenant aux récits des gestes légendaires. Car de génération en génération les aèdes avaient conservé des mots et des expressions qui, heureusement trouvés, pouvaient resservir dans la poésie héroïque. En poursuivant le double but d’une versification facile et d’un style héroïque ils se firent une diction formulaire et une technique de son emploi, et cette technique des formules, [8] {6|7} conservée dans ses plus petits détails parce qu’elle fournissait à l’aède des matériaux adaptés à la versification qu’il n’aurait jamais pu trouver lui-même, prit le relief des choses traditionnelles. L’apprenti aède, en se familiarisant avec elle, y soumettait son esprit au point que, lorsqu’il mettait en hexamètres sa propre version des gestes des héros, il employait peu ou pas de mots ou de combinaisons de mots créés par lui-même. Et de même son public lui-même s’attendait à ce qu’il suivît fidèlement le style qui leur était familier.

Nous n’avons pas l’intention de décrire ici la technique de la diction de l’épos. Cette technique présente, pour celui qui veut rechercher la preuve de son caractère traditionnel, un problème à part et des plus complexes, qui ne saurait se résumer en quelques mots. Cependant nous savons parfaitement que, si certains critiques ont déjà pleinement reconnu le caractère complètement ou presque complètement formulaire de la diction d’Homère, il en est encore qui n’y croient guère, voyant dans le style « homérique » une création du poète Homère. Pour ceux-ci il faut remarquer ici que le présent essai, loin d’être une recherche indépendante, prenant comme point de départ une simple hypothèse sur le style formulaire de l’Iliade et de l’Odyssée, nous a plutôt été suggéré par les conclusions de notre étude L’Epithète traditionnelle dans Homère . Dans ce volume nous avons décrit les conditions essentielles d’une analyse de la technique des formules employées par Homère, et nous avons fait ensuite l’analyse d’une certaine catégorie de formules. Ceux qui croient que le style homérique fut créé plus ou moins par un seul individu doivent donc regarder ces pages comme formant une suite à celle du volume sus-indiqué, et ils devront faire préalablement la lecture de celui-ci. Ou bien il leur faudra admettre provisoirement cette hypothèse, en attendant que le caractère formulaire de la diction homérique leur soit démontré par certains des artifices traditionnels de versification que nous aurons l’occasion d’étudier dans les pages suivantes.

Or, lorsqu’on s’est rendu compte que la diction aédique est en grande partie, ou même entièrement, composée de formules tra- {7|8} -ditionnelles, on voit que, par sa nature même, elle oblige souvent le poète qui l’emploie à s’écarter de la métrique régulière pour deux genres de causes différents.

(1) Les premières de ces causes se rapportent à l’emploi de la diction formulaire par l’aède. La technique de l’emploi des formules consiste d’une part à modifier ces formules pour les adapter à l’expression d’idées plus ou moins semblables à celles des formules originales, et d’autre part à en faire différentes combinaisons, et chacun de ces deux aspects de l’emploi des formules peut occasionner des irrégularités métriques. (a) Pour exprimer sa pensée le poète modifiera une formule qui est elle-même métriquement correcte. Mais la modification, consistant soit dans l’échange d’une désinence pour une autre, soit dans celui d’un préfixe ou d’un mot pour un autre préfixe ou pour un autre mot, soit dans l’omission d’une conjonction, ne pourra se faire sans porter atteinte à la métrique. (b) Dans le cas de deux formules consécutives la technique, qui consiste surtout à faire différentes combinaisons de formules dont chacune a sa place ou ses places fixes dans le vers, ne peut s’exercer que si la terminaison de la première s’accorde métriquement avec le commencement de la seconde. Donc, tout ce que l’hexamètre a de rigoureusement fixe est une entrave au libre emploi de la technique des formules. L’aède, habitué à exprimer sa pensée au moyen d’expressions traditionnelles, se trouvera souvent dans l’obligation soit d’employer deux formules exprimant sa pensée avec justesse mais dont la liaison entraîne une faute métrique, soit de renoncer aux formules pour chercher des mots de sa propre invention. Etant donnée cette contradiction fondamentale entre le rythme et la technique des formules, on voit quelle tentation c’était pour l’aède— tentation que n’aurait pas eue un poète possédant un style individuel—de joindre deux formules même dans le cas où leur liaison entraînait une faute métrique. A ce point de vue ce qui est surprenant n’est pas le fait qu’on trouve un nombre limité de cas où le poète, sous l’influence des formules, a fait violence au mètre, mais plutôt que l’on n’en trouve pas davantage.

(2) Le deuxième genre de causes pouvant obliger l’aède à commettre des irrégularités se rapporte à l’histoire de la diction traditionnelle. Il est arrivé dans certains cas que la perte de la {8|9} consonne initiale ou post-initiale d’un mot dans la langue parlée, puis dans la poésie, a déterminé une faute dans les formules contenant ce mot. Mais les aèdes n’ont pourtant pu se décider à renoncer aux formules devenues ainsi indésirables au point de vue du rythme ou de l’harmonie, car elles jouaient un rôle trop important dans l’expression des idées de la poésie héroïque.

Footnotes

[ back ] 1. Nous définissons l’hiatus comme la rencontre sans élision de deux sons vocaliques, à la fin d’un mot et au commencement d’un autre.

[ back ] 2. Le mot Homère aura dans ce volume tantôt le sens le poète (les poètes) de l’Iliade et de l’Odyssée, tantôt le sens le texte traditionnel de l’Iliade et de l’Odyssée.

[ back ] 3. Nous employons l’expression genre d’hiatus dans un sens précis pour indiquer les sons vocaliques finaux de même nature—(a) voyelle brève, (b) voyelle longue ou diphtongue—qui tombent devant hiatus à une certaine place du vers.

[ back ] 4. Puisque cette expression a été employée avec des différences de signification, remarquons que nous nous en servons ici pour indiquer une pause dans la phrase, si légère soit-elle, à la fin du quatrième pied. Pour indiquer la forte pause qui se produit lorsqu’une phrase ou un membre de phrase se termine à la fin du quatrième pied, on peut se servir de l’expression de M. Havet: ponctuation bucolique (Cours élémentaire de métrique grecque et latine, 4e édition, Paris, 1896, p. 8).

[ back ] 5. Monro dit que sur cent exemples respectivement -ωι reste long devant hiatus 23 fois, -ηι 19 fois, -ευ 6.7 fois, -ου 6 fois, -η 5.7 fois, -ω 4 fois, -ει 1.8 fois, -οι 1.6 fois, -αι 1.3 fois (Hom. Gram.2 p. 356).

[ back ] 6. Introduction to the Language and Verse of Homer, Boston, 1883. p. 41.

[ back ] 7. Comme nous l’avons défini dans notre étude sur L’épithète traditionnelle dans Homère, Paris, 1928, p. 52, nous appelons syllabe longue fermée une syllabe comprenant une voyelle longue ou une diphtongue suivie de deux ou plus de deux consonnes.

[ back ] 8. « Dans la diction des poèmes aédiques la formule peut être définie comme une expression qui est régulièrement employée, dans les mêmes conditions métriques, pour exprimer une certaine idée essentielle. L’essentiel de l’idée, c’est ce qui reste après qu’elle a été débarrassée de toute superfluité stylistique. » L’épithète traditionnelle, p. 16.