L’Épithète Traditionnelle dans Homère: Essai sur un problème de style Homérique

II. L’Εmploi de l’épithète dans les poèmes épiques a style non-traditionnel

  1. L’emploi de l’épithète dans les Argonautiques.
  2. L’emploi de l’épithète dans l’Énéide.

On croirait, peut-être, que les systèmes de formules nom-épithète, dont nous avons indiqué la présence dans Homère, sont communs à toutes les poésies hexamétriques, étant dus non pas à l’influence du vers pendant des générations, mais à l’influence du vers sur le style des poètes de n’importe quelle époque. Une étude des poèmes héroïques d’Apollonius et de Virgile nous fournira des indications certaines sur ce point.

§ 1. — L’Emploi de l’épithète dans les Argonautiques.

Avant d’entreprendre cette recherche du système, il faut en indiquer une des conditions: seule l’épithète qui peut, le cas échéant, être ornementale, doit figurer dans un système de formules nom-épithète; car il faut que la formule puisse être employée dans tous les cas où elle aiderait le poète dans sa versification. Ainsi l’épithète ἀεικελίης, par laquelle Apollonius caractérise (II 1128) un navire qui n’a pas su résister à la tempête, ne pourrait évidemment accompagner ce substantif lorsqu’il est question d’un navire plus résistant; il faut pour cela des épithètes comme θοή, γλαφυρή, κοίλη, etc., qui signalent une caractéristique applicable à n’importe quel bon navire. En faisant cette distinction entre l’épithète ne pouvant être ornementale et celle qui peut l’être, nous n’anticipons pas sur les conclusions des chapitres à venir, où nous trouverons que seule l’épithète fixe, celle qui fait partie d’une diction formulaire, peut être vraiment ornementale. Car, {29|30} pour écarter tout élément de doute, nous tâcherons, pour Apollonius et pour Virgile, d’établir des systèmes, non pas au moyen de l’épithète certainement ornementale, mais de celle qui peut l’être. Ainsi nous aurons l’occasion de montrer dans l’avant-dernier chapitre de cet essai qu’Apollonius emploie l’épithète ἀρήιος pour Jason en vue des circonstances momentanées. Mais cette épithète pourrait être employée pour Jason, dans un sens ornemental, à tout endroit des Argonautiques où elle aurait facilité la versification, puisque ce héros n’est jamais lâche. Par conséquent il faut rechercher si la formule nom-épithète dans laquelle cette épithète apparaît ne fait pas partie d’un système de formules nom-épithète.

***

Dans les Argonautiques on trouve que le nom Ἰήσων est employé avec et sans épithète dans les proportions qui suivent [1] :









  Avec Épithète Sans Épithète
Ἰήσων 3 26
Ἰήσων » »
Ἰήσων » 4
Ἰήσων » 8
  3 38

Dans les trois cas où apparaît une épithète le premier γηθόσυνος (IV 171) est plutôt adjectif prédicatif, bien que, par un artifice poétique, il usurpe la place d’un qualificatif. Les deux autres cas sont:

I 349Ἡρακλέης, ἀνὰ δ᾽ αὐτὸς ἀρήιος ὤρνυτ᾽ Ἰήσων
II 122Αἰακίδαι, σὺν δέ σφιν ἀρήιος ὤρνυτ᾽ Ἰήσων

Apollonius se sert aussi de Αἰσονίδης pour désigner son héros principal: {30|31}










  Avec Épithète Sans Épithète
Αἰσονίδης 4 27
Αἰσονίδης » 16
Αἰσονίδης » 3
Αἰσονίδης » 5
Αἰσονίδης 1 8
  5 59

En I 460 ἀμήχανος, comme γηθόσυνος signalé plus haut, est plus proprement dit adjectif prédicatif. Les autres cas présentent tous le mot épithétique ἥρως:

IV 477ἥρως δ᾽ Αἰσονίδης ἐζάργματα τάμνε θανόντος
IV 1160ἥρως Αἰσονίδης, μεγάροις δ᾽ ἐνὶ πατρὸς ἑοῖο
IV 1526ἥρως τ᾽ Αἰσονίδης, ἀδινῆι περιθαμβέες ἄτηι
III 509ἥρως Αἰσονίδη, φρονέεις, μέμονάς τε πόνοι

Pour le nom commun νηῦς dans les Argonautiques on trouve:
















  Avec Épithète Sans Épithète
νηῦς 1 4
νεώς » 1
νηός 7 47
Νηί 1 19
νηῦν 1 »
νῆα 9 55
νῆες 1 1
νηῶν » 7
Νηυσί » 3
Νήεσσι » 1
νῆας » 4
  20 142 {31|32}

Parmi ces 20 cas où le poète se sert d’une épithète, άεικελίης (II 1128) ne saurait évidemment être employé comme épithète ornementale, étant trop particularisé, comme le sont Κολχίδος (IV 484), Κολχίδα (II 1097), έπαρτέες (I 235); et μεταχρονίην (IV 1383, 1566) et πανημερίην (I 1358) sont employés à la place d’un adverbe. Les autres vers où νηῦς est accompagné d’une épithète sont les suivants:

IV 1268νηῦς ἱερὴ χέρσου πολλὸν πρόσω· ἀλλά μιν αὐτὴ
I 401Τῖφυν ἐυστείρης οἰήια νηὸς ἔρυσθαι
I 319δειδέχατ᾽ Ἀργώιηι ἄμυδις παρὰ νηὶ μένοντες
II 211Ἀργώιης ἐπὶ νηὸς ἄγει μετὰ κῶας Ἰήσων
III 316ἀνέρες, ὅππηι τε γλαφυρῆς ἐκ νηὸς ἔβητε
IV 580αὐδῆεν γλαφυρῆς νηὸς δόρυ, τὸ ῥ᾽ ἀνὰ μέσσην
I 111αὐτὴ γὰρ καὶ νῆα θοὴν κάμε· σὺν δέ οἱ Ἄργος
I 1328πορφύρεον, κοίλην δὲ διὲζ ἁλὸς ἔκλυσε νῆα
II 71τρηχὺ θοὴν ἐπὶ νῆα κορύσσεται, ἣ δ᾽ ὑπὸ τυτθὸν
II 897νῆα θοὴν ἄξειν· δὴ γὰρ θεοῦ ἐτράπεθ᾽ ὁρμῆι
IV 101νῆα θοὴν ἐλάαν αὐτόσχεδον, ὄφρ᾽ ἔτι νύκτωρ
II 575νῆα θοὴν εἴσβαινον ἐρέσσεμεν, οὐ δὲ πελείης
IV 855ἠῶθεν δὲ θοῆς πρυμνήσια λύετε νηός

On ne doit attacher aucune importance au seul chiffre représentant le nombre de fois que ces différents noms sont employés, car cela ne dépend évidemment que de la longueur et du sujet des poèmes; ce qui est significatif, c’est l’emploi chez chaque auteur d’un nom avec ou sans épithète. On trouve ainsi qu’Homère emploie une épithète avec le nom d’Ulysse environ seize fois plus que ne le fait Apollonius pour le nom de Jason.

Une comparaison similaire pour te mot νηῦς entre les œuvres de ces deux poètes donne des proportions presque semblables. Les cas cités au tableau suivant comme sans épithète comprennent quelques adjectifs particularisés: νηῦς ἑκατόζυγος (Υ 247), νηὸς ἐεικοσόροιο (ι 322), νηὸς ἐπ᾽ ἀλλοτρίης (3 fois), νῆες. . . νέαι ἠδὲ παλαιαί (β 292); deux adjectifs improprement formés: νῆ᾽ Ἀγαμεμνονέην (Κ 32G), Νεστορέηι παρὰ νηὶ (Β 54); et 18 cas où on voit un transfert du cas grammatical: νηὶ παρὰ πρυμνῆι, etc. On a aussi inclus dans cette catégorie 25 cas où le poète a employé avec ce mot les génitifs Ἀργείων, Ἀχαιῶν, ou Δαναῶν, bien que le sens de ces génitifs soit en réalité épithétique, car l’auditeur sait bien à qui appartiennent les vaisseaux ainsi nommés. On trouve ainsi qu’Homère emploie une épithète avec νηῦς environ huit fois plus qu’Apollonius: {33|34}


















  Avec Épithète Sans Épithète
νηῦς 11 13
νηός 48 53
νεός 7 3
Νηί 53 35
νῆα 70 52
νῆες 36 16
νέες 7 4
νηῶν 22 39
Νήεσσι 10 26
Νέεσσι 4 2
Νηυσί 80 95
νῆας 76 109
νέας 8 9
  435 495

On doit aussi remarquer, en tenant compte toutefois de la différence de longueur entre les deux œuvres, qu’Homère emploie pour νηῦς 23 différentes épithètes, tandis qu’Apollonius n’en emploie que 5.

Ces proportions, déjà si frappantes par leur différence, deviennent encore plus significatives du fait que les expressions nom-épithète pour ce mot dans Apollonius sont presque toutes empruntées à Homère, ἀρήιος est employé 32 fois dans l’Iliade et l’Odyssée, toujours avec la position que prend ce mot chez Apollonius dans les deux cas où ce poète s’en sert. De plus il y a une assez forte ressemblance entre les vers en question et Π 166:

ῥώοντ᾽· ἐν δ᾽ ἄρα τοῖσιν ἀρήιος ἵστατ᾽ Ἀχιλλεύς

Avec ἥρως Αἰσονίδης on peut comparer les formules homériques ἥρως Ἀτρείδης (5 fois), ἥρως Ἰδομενεύς (2 fois), ἥρως Μηριόνης (1 fois), ἥρως Αὐτομέδων (2 fois), etc., qui tombent aussi régulièrement à la {34|35} tête du vers, γλαφυρῆς ἐκ νηός suivi d’un verbe de trois syllabes qui achève le vers apparaît 4 fois dans l’Odyssée:

ι 548μῆλα δὲ Κύκλωπος γλαφυρῆς ἐκ νηὸς ἑλόντες
μ 310οὓς ἔφαγε Σκύλλη γλαφυρῆς ἐκ νηὸς ἑλοῦσα
ν 117πρῶτον Ὀδυσσῆα γλαφυρῆς ἐκ νηὸς ἄειραν
ν 283οἱ δὲ χρήματ᾽ ἐμὰ γλαφυρῆς ἐκ νηὸς ἑλόντες

Le fait que l’on rencontre νῆα θοήν plusieurs fois dans Homère, comme dans Apollonius, au commencement du vers et avant l’hepthémimère n’a peut-être pas beaucoup d’importance, étant donné qu’il peut résulter d’une coïncidence. Mais on doit remarquer que quelques-uns des vers qui contiennent cette épithète présentent des tournures complexes où le substantif et son épithète se trouvent l’un par rapport à l’autre à des places où on ne les verrait jamais dans Homère:

I 1328πορφύρεον, κοίλην δὲ διὲξ ἁλὸς ἔκλυσε νῆα
IV 855ἠῶθεν δὲ θοῆς πρυμνήσια λύετε νηός

On doit remarquer aussi l’absence des types de formules les plus communs de l’Iliade et de l’Odyssée, de celles qui tombent exactement entre une coupe et une extrémité du vers. Mais si l’on trouve que dans le cas de quelques-unes de ces épithètes il n’y a pas imitation directe d’Homère, les expressions contenant κοίλη, γλαφυρή, et θοή, ne sont que trop évidemment inspirées par une réminiscence de ce poète. Seuls ἐυστειρῆς (1 fois), et ἱερή (1 fois) et Ἀργώιης (2 fois) qui ne pourraient être les épithètes d’un autre navire que l’Argo, paraissent être dus à l’originalité d’Apollonius. Le poète de Rhodes a créé lui-même, en ce qui concerne les épithètes, très peu de choses qui puissent être regardées comme éléments d’une technique de la diction.

§ 1. — L’Emploi de l’épithète dans l’Énéide

Il serait utile, pour traiter le point en question avec plus d’aisance, de posséder des hexamètres écrits par un poète grec qui n’aurait pas connu Homère; mais ce poète n’a sans doute jamais existé. Le meilleur moyen de préciser jusqu’à quel point l’originalité d’un poète, privé du modèle des œuvres d’Homère, eût pu {35|36} créer une technique de la diction, reste donc l’étude de l’Énéide ou de quelque autre poème latin en hexamètres. Certes les poètes Romains, Virgile autant qu’un autre, connaissaient Homère; mais un style et les expressions qui lui sont particulières sont difficiles à imiter exactement dans une autre langue.

Inscius (VI 711), ignarus ( X 25, X 85). hospitis (VIII 463), ferus (IV 466), laetum (VII 288), et fatalem (XI 232), ne pourraient compter comme épithètes ornementales, étant trop particularisés. Virgile se rapproche plus d’Homère qu’Apollonius ne le fait par la fréquence avec laquelle il se sert de l’épithète, l’employant avec Aeneas deux fois moins qu’Homère pour Ὀδυσσεύς.












  Avec un mot épithétique Sans aucune épithète
Navis… » 1
Navis… » 1
Navem… 1 5
Nave… » 2
Naves… » 1
Navis… 1 19
Navibus… 1 9
  3 38


Avecun mot épithétiqueSansaucune épithète

Sans insister sur le fait, qui n’est que trop évident, que la poésie romaine doit toute sa conception de l’épithète à la poésie grecque, on voit l’influence directe d’Homère dans les épithètes employées par Virgile avec les noms en question. Aeneas Anchisiades dans le vers

VIII 521Aeneas Anchisiades et fidus Achates


montre le souvenir des vers homériques

Ρ 754Αἰνείας τ᾽ Ἀγχισιάδης καὶ φαίδιμος Ἕκτωρ
Υ 160Αἰνείας τ᾽ Ἀγχισιάδης καὶ δῖος Ἀχιλλεύς

Magnanimum (I 260, IX 204) peut dériver de μεγάθυμος, mais il est plus probable qu’il est un souvenir exact de μεγαλήτορος Αἰνείαο qui apparaît quatre fois dans Homère. Magnus (X 159), magni (X 830) paraissent être inspirés par l’usage fréquent que fait Homère de μέγας. Aeneas heros (VI 103) peut être comparé avec Αήιτος ἥρως (Ζ 35). Τηλέμαχός θ᾽ ἥρως (δ 21, 303), Πηνέλεών θ᾽ ἥρωα (Ν 92), etc.

Bonus (V 770, XI 106) pourrait avoir été suggéré par ἀγαθός, mais s’il l’avait été on serait obligé de supposer que le poète Romain comprenait fort mal ce mot épique, lui attribuant le sens moral qu’il possédait dans la langue grecque de son propre {37|38} temps; car le poète pense, en employant bonus dans ces deux cas, à la bonté que pouvait montrer son héros. Il vaut peut-être mieux y voir l’expression d’une idée originale. D’ailleurs, même s’il doit une partie de ces épithètes à Homère, Virgile a pu montrer dans le choix de quelques-uns de ces mots cette originalité qui a fait de son poème bien plus qu’une simple version romaine de l’Iliade et de l’Odyssée. Les expressions pius Aeneas (17 fois), pater Aeneas (16 fois), dérivent de ce qu’il y a de plus original dans la pensée de Virgile.

On trouve ainsi dans l’Énéide l’emploi assez fréquent d’épithètes non traditionnelles; mais on est très loin d’y voir ce que l’on pourrait appeler un système. On ne trouve pas dans Virgile cette variété d’expressions destinées à servir en différentes places dans le vers et, ce qui est même plus concluant, on trouve une abondance d’expressions identiques au point de vue du mètre et du sens. Pius Aeneas et pater Aeneas possèdent une même valeur métrique et, si l’on regarde l’épithète virgilienne comme un véritable mot ornemental, on doit conclure qu’ils possèdent un même sens.

L’expression pius Aeneas commence le plus souvent au premier pied. On trouve

At pius Aeneas. . . . .(4 fois)
Tum pius Aeneas. . . . .(4 fois)
quam pius Aeneas. . . . .(2 fois)
quem pius Aeneas. . . . .(1 fois)
hoc pius Aeneas. . . . .(1 fois)
quid pius Aeneas. . . . .(1 fois)
sum pius Aeneas. . . . .(1 fois)

Cette expression se rencontre à deux autres positions:

praecipue pius Aeneas. . . . .(2 fois)
actutum pius Aeneas. . . . .(1 fois)
VII SAt pius exseguiis Aeneas rite solutis

Or, pater Aeneas, ayant la même mesure, et commençant de même avec une consonne simple, ne facilite en rien la versifica- {38|39} tion mais fournit seulement une série d’expressions semblables à celles qui viennent d’être données:

At pater Aeneas. . . . .(4 fois)
Tum pater Aeneas. . . . .(2 fois)
quos pater Aeneas. . . . .(1 fois)
hinc pater Aeneas. . . . .(1 fois)
iam pater Aeneas. . . . .(2 fois)
et pater Aeneas. . . . .(1 fois)
huc pater Aeneas. . . . .(1 fois)
cum pater Aeneas. . . . .(1 fois)
sic pater Aeneas. . . . .(1 fois)

Bonus prend la même position, ayant la même valeur métrique:

quos bonus Aeneas. . . . .(2 fois)

Enfin on doit remarquer que Tros dans Tros Aeneas en XII 723 pourrait être remplacé par pius, pater ou bonus.

Les autres expressions dans lesquelles Aeneas est employé au nominatif avec un mot épithétique ne présentant pas la mesure de ceux qui viennent d’être donnés, sont:

I 596Troius Aeneas, Libycis ereptus ab undis
VI 103Incipit Aeneas heros: non ulla laborum,
VIII 521Aeneas Anchisiades et fidus Achates
X 159hic magnus sedet Aeneas secumque volutat
XII 938-9stetit acer in armis
Aeneas, volvens oculos, dextramque repressit ;
IX 40namque ita discedens praeceperat optimus
[armis
Aeneas:

Ainsi, sur 41 cas où un mot épithétique est employé avec Aeneas au nominatif, il y en a 35 où l’on remarque une épithète de la mesure ⏖, et il y en a 31 dans lesquels l’expression, ayant la mesure ⏖_ _ _, commence au premier pied. Une comparaison avec les séries de formules nom-épithète qui figurent au Tableau I (p. 50), montrera la différence entre le style de Virgile qui se {39|40} sert de l’épithète uniquement comme d’un artifice de style, et celui d’Homère qui est guidé dans son emploi de l’épithète par le désir de faciliter la versification. Dans le cas de certains noms propres que l’on rencontre moins fréquemment dans l’Iliade et l’Odyssée réunies qu’Aeneas dans l’Énéide, on remarque que le plus grand nombre d’expressions nom-épithète possèdent la mesure des types de formule que l’on peut appeler principaux du fait qu’ils sont de beaucoup les plus communs. Ces types de formules présentent tous la mesure d’une des parties du vers qui tombe entre une coupe et une de ses extrémités, se prêtant ainsi à l’artifice d’échange qui a été décrit au chapitre précédent. Ainsi on trouve:











  Formules
  De Types Principaux D’Autres Mesures
Aeneas (152 fois dans l’Énéide). 2 39
Ἄρης (43 fois dans Homère). 15 12
Διομήδης (42 fois dans Homère). 34 7
Ἀγαμέμνων (100 fois dans Homère). 63 15
Ἀπόλλων (111 fois dans Homère). 51 15
Νέοτωρ(55 fois dans Homère). 32 7

Sur les deux cas où Virgile emploie pour Aeneas une expression nom-épithète remplissant exactement le vers entre une coupe et une des extrémités du vers, l’un est l’expression Aeneas Anchisiades empruntée à Homère, laissant seule l’expression Troius Aeneas qui est due plus ou moins à l’originalité du poète. Sans ces formules de types principaux il n’est guère possible de constituer un système de formules. Certes, les séries de formules at pius Aeneas, tum pius Aeneas, etc., et at pater Aeneas, tum pater Aeneas etc., étaient commodes pour Virgile au point de vue de sa versification, et on peut être certain que leur emploi fréquent a été déterminé en partie par leur utilité. Mais si ces formules, toutes d’une même mesure, témoignent de l’influence du vers sur le śtyie, elles ne sauraient en elles-mêmes constituer un système. {40|41}

Une autre indication de l’absence, chez Virgile, de tout ce qui pourrait constituer un système de formules nom-épithète est la présence de formules semblables au point de vue du mètre et du sens. On relève chez Homère, pour le même nom, des cas de formules nom-épithète qui possèdent une valeur identique au point de vue de la versification, par exemple θεὰ λευκώλενος Ἥρη à côté de βοῶπις πότνια Ἥρη, etc., cas qui d’ailleurs s’expliquent par l’influence du vers lui-même (cf. chap. ν). Mais ces cas sont très rares par comparaison avec le nombre de formules nom-épithète uniques, et ils présentent presque toujours, soit une épithète empruntée à une autre formule nom-épithète où sa mesure la rend indispensable, soit une épithète applicable à tout substantif d’une certaine catégorie. Il n’y a dans Homère, où, on le sait, apparaissent force héros, qu’un seul cas où deux formules nom-épithète d’un héros qui ont une même valeur métrique renferment l’une et l’autre une épithète spéciale à ce héros: ποδάρκής. . . . . Ἀχιλλεύς ~ ποδώκης. . . . . Ἀχιλλεύς (cf. p. 225). Mais dans Virgile on trouve que quatre épithètes spéciales à Énée ont une même valeur métrique: pater, pius, Tros, et bonus. Dans l’épos, l’influence du vers, tandis qu’elle a déterminé d’une part l’abondance de formules nom-épithète, comme on a eu l’occasion de le remarquer, a d’autre part déterminé une simplicité rigoureuse pour l’ensemble de ces formules, en excluant à peu d’exception près la formule qui, au point de vue sens et mesure, équivaudrait à une autre. Ainsi, parmi les 723 formules dont la présence dans Homère est indiquée au Tableau I (p. 50), il n’y en a que 81 qui reproduisent la valeur métrique possédée déjà par une autre formule nom-épithète employée pour le même personnage. Quand on compare à ces chiffres la proportion de formules équivalentes trouvée pour Aeneas — sur 41 formules nom-épithète au nominatif 39 répètent la valeur métrique rencontrée pour une autre — on a des proportions trop différentes pour laisser place au moindre doute sur l’impossibilité d’établir, au moyen des formules nom-épithète d’Énée, un système caractérisé à la fois par une grande extension et par une grande simplicité.

Une comparaison d’un autre genre entre les œuvres de Virgile et d’Homère montrera, d’une façon aussi certaine, que le premier se sert de l’épithète pour des raisons tout à fait étrangères à la commodité de la versification. Homère ne se soucie guère d’em- {41|42} ployer pour chaque héros une proportion plus ou moins grande d’épithètes. Pour lui l’épithète n’étant qu’un artifice destiné à lui faciliter le maniement des noms, la fréquence avec laquelle il se sert d’épithètes avec un certain nom dépendra de la mesure de celui-ci. Car l’épithète, si elle aide le poète dans l’emploi de certains substantifs, lui est moins utile, et peut être même gênante, dans le cas de certains autres. Par exemple, l’épithète est employée par Homère avec les nominatiis de certains noms propres ayant la mesure ⏑ _ _ dans une proportion sensiblement égale:








  Avec Épithète Sans Épithète Proportion
Ὀδυσσεύς 202 183 1:,8
Ἀθήνη 139 105 1:,8
Ἀπόλλων 66 45 1:,7
Ἀχιλλεύς 102 83 1:,8

Pour des noms ayant la mesure ⏖ _ _ la proportion change radicalement, parce que ces mots ont plus besoin de l’épithète:







  Avec Épithète Sans Épithète Proportion
Ἀγαμέμνων 78 22 1:,3
Διομήδης 41 1 1:,03
Μενέλαος 86 19 1:,2

Les noms avec la mesure _⏔_ montrent une autre proportion:






  Avec Épithète Sans Épithète Proportion
Ἰδομενεύς 14 24 1:1,7
Μηριόνης 13 21 1:1,6

Or les proportions pour l’emploi de l’épithète avec les noms propres de la même mesure qu’Aeneas sont semblables entre elles mais différentes de celles trouvées pour des noms avec des mesures différentes:








  Avec Épithète Sans Épithète Proportion
Αἰνείας 5 26 1:5,2
Πάτροκλος 5 39 1:7,8
Σαρπηδών 5 11 1:2,2
Ἥφαιστος 4 20 1:5

La proportion de l’emploi de l’épithète avec Aeneas dans Virgile est 41:111 ou 1: 2,7. Etant donné, comme il a déjà été expliqué, que l’on ne doit pas insister sur des proportions qui ne sont pas radicalement différentes, on pourrait en conclure que cette proportion est sensiblement la même que celles des noms propres de la même mesure dans Homère. Mais le fait que cette proportion pour l’emploi de l’épithète n’existe dans l’Enéide que {43|44} dans le cas de son héros principal montre que Virgile s’est acharné à user de l’épithète précisément là où Homère, guidé par des considérations de facilité de versification, s’en sert le moins. Le cas du nom Turnus, par exemple, donne une indication de l’emploi normal de l’épithète dans le style de Virgile. Le nom du guerrier Rutule se trouve 58 fois au nominatif et dans deux cas seulement il est accompagné d’un mot qui pourrait être regardé comme épithète ornementale [6] . La conclusion n’est que trop évidente. Là où Virgile n’a pas employé l’épithète à titre exceptionnel, comme dans le cas d’Aeneas et d’Αchates, il n’en a guère fait usage. Le poète romain, s’inspirant de la lecture de l’Iliade et de ľOdyssée, a voulu pour Énée des mots ornementaux analogues à ceux que possèdent les héros d’Homère. N’appréciant pas, ne soupçonnant même pas que l’emploi de ces mots dépend de l’aide qu’ils fournissent pour le maniement des noms, il s’en est passé dans le cas de Turnus, où ils auraient pu lui rendre un grand service pour en user davantage avec Aeneas où ils lui servaient moins au point de vue de la facture du vers. {44|}

Footnotes

[ back ] 1. Ces chiffres sont basés sur l’index de A. Wellauer, donné à la fin de son édition des Argonautiques., Leipzig, 1828. Les vers sont cités selon l’édition de R. Merkel. Leipzig, 1913.

[ back ] 2. L’index le plus complet des mots de l’Iliade et de l’Odyssée est celui de Gehring, Index Ηomericus, Leipzig, 1891. Le Lexicon Homericum d’Ebeling, 2 vol., Leipzig, 1885-88, n’est ni aussi complet pour la citation, des vers où apparaît chaque mot ni tout à fait aussi précis que ľIndex de Gehring; le fait que les vers où apparaissent les mots sont cités selon les différents sens du mot rend cet ouvrage moins pratique pour une étude du caractère de celle-ci où il s’agit de rechercher tous les vers dans lesquels paraît une certaine forme identique ou semblable à une autre. Mais le Lexicon est spécialement explicite en ce qui concerne la citation des épithètes paraissant avec chaque nom et par conséquent’cet ouvrage a été très utile pour les fins de cet essai. La Concordance to the Iliad de Prendergast, London, 1875, et la Concordance to the Odyssey de Dunbar, Oxford, 1880, ont une valeur tout à fait spéciale au point de vue de l’étude des effets de l’analogie sur le style de l’épos, étude dans laquelle il faut pouvoir considérer l’ensemble de tous les vers contenant certains mots ou certaines expressions. [ back ] Le texte de l’Iliade est cité selon l’édition de Monro et Allen, Oxford, 1908; celui de l’Odyssée selon l’édition d’Allen, Oxford, 1907.

[ back ] 3. Les chiffres pour les noms propres Aeneas, Achates et Turnus sont fondés sur l’index des noms donné dans l’édition de Virgile de O. Ribbeck. Leipzig, 1867; ceux pour navis sont basés sur le Lexicon zu Vergilius de Merguet, Leipzig, 1907.

[ back ] 4. Pour être exact, Homère emploie une épithète avec νηῦς 10 fois plus souvent que ne le fait Virgile pour navis.

[ back ] 5. Le nom Νέστωρ, qui utilise l’épithète dans une proportion assez différente de celle d’autres noms de héros ayant la même mesure, fournit un bon exemple de la nécessité de ne pas perdre de vue l’action des poèmes en faisant ces comparaisons numériques, en même temps qu’il donne une indication de la nature seulement approximative de ces comparaisons. Le nom Νέστωρ est employé 39 fois avec une épithète et 13 fois seul, donnant ainsi une proportion de 1: , 3. L’explication de cette proportion si différente n’est pas difficile à trouver. Ce héros est mentionné surtout dans des circonstances où il lui arrive de s’adresser à une assemblée ou de donner son avis d’une façon quelconque. Ainsi, sur les 52 fois qu’apparaît le nom Νέστωρ, 21 fois on le trouve à un vers qui annonce le début de discours dont l’expression sujet, comme il a été montre, consiste régulièrement en une formule nom-épithète. Si le chef des Pyliens avait été moins orateur sans doute lui aurait-on donné moins d’épithètes.

[ back ] 6. Dux (IV, 28), princeps (IX, 335); ingens (XII, 927), la troisième des épithètes employées pour Turnus, ne saurait être ornementale.