L’Épithète Traditionnelle dans Homère: Essai sur un problème de style Homérique

IV. Le Sens distinctif de l’épithète dans l’épos

L’épithète fixe peut-elle avoir an sens particularisé?
L’épithète générique.
L’épithète particularisée.
L’épithète en dehors de l’épos.
Peut-on traduire l’épithète fixe?

La recherche qui a été faite au chapitre précédent a été poursuivie en supposant que, pour connaître les raisons de l’emploi d’une épithète fixe dans un cas donné, il n’est pas besoin de s’occuper de sa signification. En étudiant les différents artifices auxquels servent les épithètes fixes nous avons considéré la facilité que celles-ci donneraient au poète dans sa versification comme étant le seul facteur déterminant leur emploi. Certains parmi ceux qui connaissent bien Homère ne seront pas tout à fait satisfaits de cette manière de procéder. Il leur semblera impossible que le poète ne se soit pas laissé guider jusqu’à un certain point dans son choix de l’épithète fixe par l’effet que celle-ci produirait dans un certain contexte. De plus, ils ne voudront pas admettre que le poète n’a pas choisi le groupe d’épithètes appliquées à un certain héros pour des motifs se rapportant au caractère du héros ou à son rôle dans le poème. Les uns croiront que nous avons faussé les conclusions de notre recherche en passant entièrement sur la signification de l’épithète fixe, les autres que nous les avons laissées incomplètes. Le but de ce chapitre est de montrer que ces objections sont fondées sur une compréhension inexacte du sens de l’épithète fixe, et qu’elles n’ont pas de raison d’être si l’on a compris la profonde différence qui existe entre l’épithète faisant partie d’une diction traditionnelle et celle qui est employée dans un style individuel; entre l’épithète de l’épos et celle de tout le reste de la poésie {146|147} grecque comme aussi celle de la nôtre. En d’autres termes, il s’agit de démontrer d’abord que l’épithète fixe dans Homère s’emploie invariablement sans rapport avec l’action momentanée quelle qu’elle soit, et ensuite que l’épithète générique ne vise pas la caractéristique distinguant un héros d’un autre, mais seulement la caractérisque qui en fait un héros. Lorsqu’on aura compris que le sens de l’épithète fixe est modifié par le fait que celle-ci est constamment employée, avec un certain nom, ou avec une certaine catégorie de noms, on verra que, non seulement on n’a rien omis d’essentiel en considérant l’emploi de l’épithète fixe selon sa valeur métrique, mais aussi qu’en cherchant à expliquer l’emploi de l’épithète fixe d’après sa signification, on aurait supposé arbitrairement que l’éducation littéraire de l’auditeur homérique était celle du lecteur moderne, et que l’idéal du style auquel tenait Homère était celui qui inspire l’auteur moderne.

§ 1. — L’Épithète fixe peut-elle avoir un sens particularisé?

Afin de mieux voir le caractère du problème et d’en bien saisir l’importance, considérons le nombre fréquent de cas où, pour suivre exactement la pensée d’Homère, il faut choisir entre le sens ornemental et le sens particularisé de l’épithète. Au premier vers de l’Iliade le poète nous donne, à côté du nom d’Achille, celui de son père: est-ce pour nous mettre au courant de la généalogie du héros? Ou est-ce plutôt pour nous rappeler la gloire du père de ce héros? δὶος au septième vers: Achille est-il ainsi désigné pour être introduit dans le poème dans toute sa gloire, côte à côte avec Agamemnon qui est dénommé ἄναξ ἀνδρῶν? Quelle est la raison qui, au vers 9, a amené le poète à dire fils de Zeus et de Léto plutôt que le simple nom du dieu? S’agit-il de quelque nuance de style qui, par cette dénomination indirecte, donne au dieu plus de grandeur? ἑκηβόλου à la ligne 14: est-ce que le poète donne ce titre à Apollon exprès pour nous laisser entrevoir le rôle que ce dieu est bientôt destiné à jouer avec son arc? A la ligne 16 les Atrides sont-ils qualifiés de maréchaux du peuple pour nous indiquer que c’est à titre de chefs suprêmes de l’armée achéenne que le prêtre les supplie? A la ligne 34, la mer est-elle πολυφλοίσβοιο parce que la tempête fait rage? Enfin dans le vers 37 il est question une fois de plus de l’arc du dieu. {147|148}

Il ne faut pas croire que c’est seulement dans ce passage du début du poème, où l’on s’attendrait le plus à les trouver, qu’il existe autant d’épithètes pouvant être prises dans un sens particularisé. Passons en pleine Odyssée, à l’épisode de la tuerie des prétendants, πολύμητις en χ 1: est-ce une allusion à l’astuce d’Ulysse qui prend les prétendants au piège? πικρὸν ὀιστόν, au vers 8: cela veut-il dire que ce soit pour Antinoüs une flèche bien aiguisée? κακόν et μέλαιναν au vers 14: ces deux épithètes doivent-elles nous faire penser à la mort particulièrement affreuse des prétendants? ἁπαλοῖο δι᾽ αὐχένος au seizième vers: nous est-il démontré ici que le corps d’Antinoüs fût délicat? ou l’épithète évoque-t-elle plutôt le contraste entre la mollesse du cou et la dureté de la pointe de la flèche? Au vers 24 les prétendants cherchent à trouver des armes sur les murs bien bâtis: est-ce qu’Homère choisit ce mot ἐυδμήτους pour nous faire comprendre que, lorsque la panique les frappera, l’aspect solide des murs ne leur laissera aucune espérance de fuite? Enfin on retrouve πολύμητις au vers 34: l’épithète est-elle placée là afin de nous rappeler une fois de plus l’astuce d’Ulysse qui maintenant est devenu maître de ses ennemis par la ruse?

La longueur de cette énumération paraîtra peut-être fastidieuse à celui qui connaît intimement l’Iliade et l’Odyssée, et il objectera peut-être que nous n’insistons là que sur une distinction bien reconnue. Mais Düntzer saisit bien le caractère du problème lorsqu’il dit (Hom. Ab., p. 511) que si la distinction est généralement reconnue, on n’en a pas suffisamment tenu compte dans l’interprétation d’Homère. En effet, ce qui a été et qui reste toujours incertain, c’est le fait de savoir jusqu’à quel point on doit admettre l’interprétation ornementale aux dépens de l’interprétation particularisée.***

Déjà Aristarque s’occupait de ce problème, comme nous le savons par les scholies et par Eustathe qui nous en ont conservé assez de témoignages pour nous laisser voir la réelle importance ainsi que les limitations de la solution qu’il y apporta [1] .

Les anciens désignaient ce que nous appelons ici le sens parti- {148|149} cularisé par l’expression oὐ κόσμου χάριν, ἀλλὰ πρός τι. Ainsi, au sujet de β 94, où il s’agit de la ruse de Pénélope envers les prétendants:

στησαμένη μέγαν ἱστὸν ἐvὶ μεγάροισιν ὕφαινε


les scholies nous disent: « μέγαν n’est pas ajouté de façon poétique comme ornement, mais se rapporte au temps considérable exigé pour l’exécution de l’œuvre [
2] ». Toute semblable est la remarque du scholiaste à Σ 416, où Hépheste quitte sa forge pour aller à Thétis:

δῦ δὲ χιτῶν᾽, ἕλε δὲ σκῆπτρον παχύ, βῆ δὲ θύραζε


« παχύ est nécessaire à la phrase; il est employé parce qu’Hépheste, de qui le poète dit (Σ 410) πέλωρ αἴητον ἀνέστη, est boiteux et s’appuie sur le sceptre [
3] ». Il est évident que les auteurs de ces remarques étaient surtout guidés par le désir de relever les finesses du style homérique. Nous pouvons nous faire une idée de l’exagération à laquelle ils sont arrivés dans ce qu’ils ont dit au sujet du vers Φ 218, où le poète fait parler le fleuve Scamandre:

πλήθει γὰρ δή μοι νεκύων ἐρατεινὰ ῥέεθρα


Aristarque, n’y voyant que la contradiction manifeste entre l’idée de l’épithète et celle de la phrase en conclut, de sa façon habituelle, que l’épithète était forcément ornementale (voir plus loin). Mais d’autres trouvèrent pour l’épithète cette explication ingénieuse: « L’épithète est bien choisie pour indiquer le genre de fleuve qui est ainsi pollué [
4] ». Enfin citons le scholiaste de BLV à Β 467, où les Achéens marchent à la bataille:

ἔσταν δ᾽ ἐν λειμῶνι Σκαμανδρίωι ἀνθεμόεντι


« C’était auparavant que la plaine était fleurie [
5] . Cette épithète est donc employée de la même manière que ἐυμμελίω Πριάμοιο (Δ 47), ἥρως Αἰγύπτιος (β 15), et ἠύκομος Νιόβη (Ω 602). » {149|150}

A l’interprétation οὐ κόσμου χάριν ἀλλὰ πρός τι les anciens opposaient l’interprétation où τότε, ἀλλὰ φύσει. Ce fut Aristarque qui, selon son principe de se servir de ἡ ἐκ τῆς λέξεως λύσις, fut le premier à avancer cette explication d’une façon méthodique. Il ne peut y avoir de doute sur le caractère de son enseignement. Prenant les cas où un sens particularisé quelconque de l’épithète serait impossible, il donnait le sens ornemental comme seule explication admissible. Ainsi au sujet de Θ 555:

ὡς δ᾽ ὅτ᾽ ἐν οὐρανῶι ἄστρα φαεινὴν ἀμφὶ σελήνην
φαίνετ᾽ ἀριπρεπέα


« La lune est brillante », nous dit Aristonique, « non pas à ce moment-là, mais en général [
6] . » Porphyre détaille davantage le raisonnement du grand critique: « De quelle façon les astres peuvent-ils briller autour de la lune resplendissante? La solution du passage est fournie par le contexte. La lune est brillante, non pas à ce moment, mais par sa nature [7] ». Enfin par le scholiaste de L nous savons qu’Aristarque croyait que, dans l’image d’Homère, il s’agit de la nouvelle lune: « Aristarque dit que brillante signifie par sa nature, même si la lune n’était pas pleine; car autrement les astres auraient été plutôt cachés [8] . » Aristarque compare cet emploi de φαεινήν à celui de la même épithète en ζ 74 où Nausicaa envoie chercher le linge pour le porter au lavoir:

κούρη δ᾽ ἐκ θαλάμοιο φέρεν ἐσθῆτα φαεινήν


« Ce n’est pas que le linge est resplendissant à ce moment, parce qu’il est sale, mais qu’il est propre naturellement [
9] ». Pour κλυτά (ζ 58) qui est dit de ces mêmes vêtements, les scholies comparent simplement avec le vers Θ 555, ce qui, avec le terme ἐζήτησαν dans la remarque d’Apollonius (Lex. 161, 20), nous apprend que ce dernier vers était l’exemple par excellence de l’in- {150|151} terprétation ornementale avancée par Aristarque [10] . Nous connaissons d’autres cas auxquels celui-ci apporta la même solution: Σκαμανδρίωι ἀνθεμόεντι (Β 467), ἐρατεινὰ ῥέεθρα (Φ 218) et ἐυμμελίω Πριάμοιο (Δ 47), que nous avons déjà mentionnés comme étant jugés particularisés par d’autres anciens — oὐ τότε, ἀλλὰ πρώην; et enfin ἤνοπι χαλκῶι qui apparaît dans le vers formule


Évidemment l’esprit pénétrant de certains avait remarqué que le trépied serait en réalité rempli de vapeurs et couvert de fumée.

Eustathe donne sur l’emploi de ἀντίθεοι μνηστῆρες (ξ 18) qui, neuf vers plus loin sont appelés μνηστῆρσιν ὑπερφιάλοισιν, la même explication que nous venons de noter: « Ils seraient semblables aux dieux par leur naissance, par leur beauté, par leur richesse, par leur courage, et l’épithète serait plutôt d’Homère. C’est d’une façon semblable que le poète dit ailleurs θεοειδῆ de Pâris [16] ». Une autre manière de décrire un sens ornemental était donc de dire que l’épithète était « d’Homère », ou « du poète ». C’est une expression que nous trouvons plus souvent employée pour expliquer ces cas spéciaux dans lesquels un personnage des poèmes, parlant d’un ennemi ou d’un adversaire, lui applique cependant des épithètes ennoblissantes. Quoique les scholiastes se soient embrouillés jusqu’à un certain point dans l’explication de ces emplois, il ne peut y avoir de doute que cette interprétation Ὁμηρικὸν τὸ ἐπίθετον, τοῦ ποιτητοῦ τὸ ἐπίθετον, faisait partie de l’enseignement d’Aristarque sur l’emploi de l’épithète dans un sens illogique [17] . Lorsqu’Aristonique écrit au sujet de Ψ 581, où Ménélas reproche au vainqueur Antiloque sa conduite dans la course des chars, mais l’appelle en même temps διοτρεφές: ἀθετεῖται, ὅτι ἀκαίρως λέγει διοτρεφές, ὀργιζόμενος αὐτῶι, nous avons la certitude {152|153} qu’il s’agit de la condamnation d’un autre critique qui fut contestée par Aristarque. Car pour celui-ci ἀκαίρως « mal à-propos » n’est pas motif à condamnation mais à une interprétation ornementale, comme nous indique la remarque de ce même Aristonique à Φ 218 (ἐρατεινὰ ῥέεθρα): « ἄκαιρον τὸ ἐπίθετον. . . ὅμοιον οὖν τῷ ἐσθῆτα φαεινήν ». Les autres cas que compare le scholiaste de V avec διοτρεφές en Ψ 581 sont donc aussi de ceux que citait Aristarque dans son exposition raisonnée et complète des emplois illogiques de l’épithète. Considérons-les. En Γ 352 Ménélas supplie Zeus de lui permettre de se venger sur δῖον Ἀλέξανδρον [18] . En Ζ 377 Hector demande à la servante où est allée Ἀνδρομάχη λευκώλενος [19] . Et en Φ 331 Héra, demandant un service à son fils Hépheste, l’appelle Κυλλοπόδιον [20] .

Il n’est pas besoin d’insister sur l’excellence de la critique d’Aristarque, et sur la sûreté incontestable de la méthode qu’il a suivie en raisonnant d’après le contexte. Mais il est manifeste que cette critique est incomplète par le fait même qui la rend certaine. D’une part la méthode d’Aristarque lui évite toute nécessité d’expliquer exactement pourquoi Homère avait employé l’épithète de cette façon à laquelle un poète alexandrin n’aurait jamais songé, pourquoi ces emplois ne choquaient pas le public d’Homère comme ils choquaient les contemporains d’Aristarque. Et d’autre part cette explication ne s’applique qu’aux cas où un sens particularisé serait trop inattendu pour être admissible. Non seulement il y a des vers où l’épithète, qui paraît au premier abord être illogiquement employée, peut être plus ou moins bien justifiée par les explications ἐν εἰρωνεία, oὐ νῦν ἀλλὰ πρώην, εὐλογητικὸς ὁ ποιητής, mais il est évident aussi que le hasard seul a fait que les circonstances contredisent l’idée de l’épithète. Le poète a simplement employé certaines épithètes comme ornement sans songer que ses auditeurs chercheraient à les rapporter aux circonstances momentanées. Or, dans une certaine partie de ces cas il est arrivé que l’idée de l’épithète et le sens de la phrase ne peuvent s’accorder. Dans ces cas l’explication d’Aristarque est applicable. Mais dans une autre {153|154} partie des cas où le poète se sert de l’épithète comme ornement il doit arriver que les circonstances sont telles qu’elles se laissent compléter de façon très plausible par l’épithète. La méthode d’Aristarque ne nous fournit aucun moyen de reconnaître ces derniers cas.***

Les Modernes, sauf quelques brèves remarques, n’ont pas donné leur attention à ce problème qui occupait tant les Anciens avant le jour où Düntzer écrivit son essai Sur ľInterprétation des Epithètes Fixes dans Homère [21] . Ce critique avait compris comment la question du sens de l’épithète et celle de l’emploi de l’épithète selon sa valeur métrique dépendent l’une de l’autre, et par conséquent il préparait dans cet essai la voie à son étude sur l’influence du vers et le style homérique. La relation qu’il a ainsi établie entre ces deux problèmes est sans doute le pas le plus important qui ait été fait depuis Aristarque vers la compréhension de l’épithète fixe dans Homère. « Ce que je veux surtout faire ressortir » écrit Düntzer (p. 519), « c’est le fait important que le poète ne fait dans l’épithète aucune référence aux faits mentionnés dans la phrase, qu’il ne décrit d’aucune façon l’aspect changeant des choses au moyen d’épithètes se rapportant à la situation momentanée. » Il avait compris que le problème des sens de l’épithète est beaucoup plus vaste que ne le soupçonnaient les Anciens. Les preuves qu’il avança en faveur de sa conclusion catégorique étaient au nombre de deux: l’emploi illogique de l’épithète et son emploi en vue de faciliter la versification. Il jugeait impossible que le poète ait pu employer l’épithète en considérant à la fois sa valeur métrique et sa signification.

Or, comment les idées de Düntzer furent-elles accueillies? A cette époque, la croyance que l’idéal de la poésie est le même pour toutes les époques était de beaucoup plus répandue qu’elle ne l’est actuellement, et par conséquent la plupart des contemporains de Düntzer étaient choqués à l’idée qu’Homère ait pu choisir ses mots autrement qu’en vue de leur signification. Pour eux chaque mot dans la poésie devait représenter le choix longuement {154|155} mûri de l’auteur. Par conséquent quelques-uns, notamment Ameis et La Roche s’attaquèrent aux conclusions de Düntzer. Ils l’attaquèrent par son côté faible en signalant les éléments équivalents de la diction que Düntzer lui-même croyait être incompatibles avec sa théorie. C’est que, n’ayant fait qu’une recherche sommaire, il ne soupçonnait pas à quel point l’influence du vers avait pu créer des systèmes d’épithètes, et qu’il n’avait pas cette abondance de preuves qui lui auraient permis de laisser de côté ces éléments équivalents [22] . Cependant il semble maintenant que les objections faites par les adversaires de Düntzer ont peu de poids à côté de la preuve que celui-ci avait faite. D’autres critiques acceptèrent ses vues mais en conclurent mélancoliquement que l’art d’Homère n’était pas ce que l’on avait cru. Ainsi l’auteur de l’article épithète dans le Larousse de 1870 décrit avec une certaine précision les résultats de l’emploi de l’épithète selon sa valeur métrique — un héros ne reçoit une certaine épithète qu’à un certain cas: tout un groupe de héros différant par le caractère, mais dont les noms ont une même valeur métrique, reçoivent une même épithète; etc. — et dit en concluant, « Ainsi Homère a-t-il sous la main quantité de mots qui viennent d’eux-mêmes remplir son vers quand il le faut . . . Qu’on l’avoue: sa méthode est enfantine, sa poétique très peu compliquée. » Mais c’est surtout de l’indifférence qu’a souffert la théorie de Düntzer. On n’a pas oublié son travail, mais personne ne s’en est fait le continuateur et le problème du sens des épithètes est resté dans l’incertitude où il était avant que le critique eût offert à l’homérologie sa solution méthodique. Cette indifférence n’aurait rien d’extraordinaire s’il ne s’agissait que de son opinion catégorique que toutes les épithètes fixes dans Homère sont ornementales. Mais l’argument que l’emploi de l’épithète selon sa valeur métrique est incompatible avec son emploi selon sa signification méritait d’être ou accepté ou refuté. Cependant Cauer, dans sa dernière édition de ses Grundfragen, lorsqu’il cite (p. 449) des cas où, pour lui, l’épithète fixe est employée de manière très évidente dans un sens particularisé, passe cette considération sous silence. {155|156}

Par exemple dans le livre récent de J. T. Sheppard. The Pattern of the Iliad (Londres, 1922), nous lisons au sujet de A 36, où Chrysès adresse sa prière à Apollon — Ἀπόλλωνι ἄνακτι, « Apollon ici est Roi parce qu’il a le pouvoir de punir Agamemnon. » De même cet auteur dit, commentant les vers du début de l‘Iliade: « Ayant une fois remarqué la série Διὸς βουλή, δῖος Ἀχιλλεύς, Λητοῦς καὶ Διὸς υἱός, on sentira l’effet du vers 74 où Calchas, parlant à Achille, l’appelle διίφιλε. Avec modestie Achille (vers 86) transfère l’épithète à Apollon. »***

Le défaut principal de l’œuvre de Düntzer, c’est que, pas plus qu’Aristarque, il ne cherchait l’explication affirmative du {156|157} sens ornemental des épithètes. Les emplois illogiques de l’épithète et l’emploi de l’épithète selon sa valeur métrique ne sont que des preuves que l’épithète fixe ne peut pas être particularisée. Il faut chercher ailleurs les raisons qui déterminent sa nature ornementale: elle l’est parce qu’elle est traditionnelle. La façon dont le débutant dans l’étude d’Homère modifiera sa compréhension de certaines épithètes fixes nous montrera la vérité de ce fait capital.

Connaissant peu ou point le style d’Homère, l’étudiant commencera par donner, autant que possible, un sens particularisé à toutes les épithètes qu’il rencontrera: ainsi il suivra inconsciemment l’habitude qu’il a prise par son commerce avec la littérature moderne où tout adjectif qualificatif a une corrélation avec la phrase ou le passage dans lequel il apparaît. Là seulement où il n’est pas possible d’établir une corrélation entre l’épithète et la situation momentanée, il considérera par nécessité que l’épithète est ornementale. La nécessité de se contenter du sens ornemental ne provient qu’en une faible mesure des cas d’emploi de l’épithète où un sens particularisé de celle-ci contredirait l’idée de la phrase. Elle vient plutôt de ce que l’idée de la plupart des épithètes est tout à fait étrangère à celle de la phrase et qu’elle ne pourrait pas compléter celle-ci ni la contredire. L’expérience que fait l’étudiant à cet égard, il faut le remarquer, est un peu différente selon que l’épithète se rapporte à une caractéristique concrète ou qu’elle signale quelque qualité morale; mais dans les deux cas l’expérience aboutit au même résultat. L’étudiant, par exemple, cessera bien vite de chercher la raison particulière qui a déterminé le poète à appeler Hector κορυθαίολος ou Ménélas ξανθός ou un navire μελαίνηι dans un vers donné: il faudrait aller trop loin pour trouver cette raison. Mais, dans le cas des épithètes signalant quelque qualité morale, qui naturellement sont presque toujours celles des personnages, on a souvent affaire non pas à une idée précise mais à une idée tellement vague qu’elle rend une corrélation avec le sens de la phrase possible par cette imprécision même, δῖος, διογενής, ou μεγαλήτορος, par exemple, au contraire de κορυθαίολος, ξανθός, ou de μελαίνης, permettent, s’il est besoin, de donner une raison particulière à leur emploi: le poète les aurait choisies exprès pour appuyer, à un moment donné, sur la noblesse de caractère d’un héros. Mais il n’est pas possible de penser à cette raison particulière de leur emploi chaque fois que {157|158} l’épithète δῖος, διογενής, ou μεγαλήτορος, apparaît dans Homère. Cela exigerait une attention constamment en éveil qui se fatiguerait bien vite, et qui fournirait en somme peu de satisfaction réelle. Par conséquent l’étudiant cesse bientôt aussi de chercher la raison particulière de la présence de ces épithètes dans une certaine phrase et les accepte à première vue comme étant ornementales.

L’étudiant ne fait pas cette expérience une fois pour toutes pour une épithète donnée. C’est une expérience qu’il lui faut faire séparément pour chaque combinaison différente d’une épithète et d’un substantif. Par elle-même une épithète, quelle qu’en soit la signification, n’a rien d’ornemental; ce n’est qu’à force d’être employée constamment avec un certain substantif ou avec un certain groupe de substantifs qu’elle acquiert cette qualité. L’épithète ne devient ornementale que lorsque son sens, perdant sa propre valeur, se confond tellement avec l’idée de son substantif qu’il n’est plus possible de l’en séparer. L’épithète fixe donne alors à la combinaison de substantif et d’épithète un élément de noblesse et de grandeur, mais rien de plus. Elle ne forme, avec son substantif, qu’une manière héroique d’exprimer l’idée de ce substantif; et le lecteur, sentant cela, se montre, pour le sens particularisé possible de l’épithète, d’une indifférence qui devient un élément de sa compréhension du style homérique.

Or, ce n’est pas seulement pour les cas où un rapport entre l’idée de l’épithète et celle de la phrase est impossible que le lecteur acquiert cette indifférence. Il ne s’attarde pas à l’acquérir aussi pour des cas où l’on pourrait avancer des raisons particulières, parfois excellentes, pour le choix de l’épithète. Prenons-en un exemple. Le débutant dans l’étude d’Homère, qu’il commence par l’Iliade ou par l’Odyssée, se familiarise rapidement avec certaines manières fixes de mentionner le navire, dont une des plus fréquentes est l’expression navire rapide (θοή). Il rencontre si souvent cette expression quand le navire est à l’ancre, ou échoué, ou accoré sur la plage, qu’il cesse bientôt d’en attendre un sens particularisé. Par conséquent, lorsqu’il arrivera au vers ν 168, où les Phéaciens parlent du vaisseau que Poseidon vient de changer en pierre, il lira cette expression navire rapide sans songer à chercher des raisons particulières pour l’emploi de l’épithète. Il n’y trouvera nulle expression de pitié pour le sort de ce vaisseau, {158|159} si rapide lorsqu’il emportait Ulysse vers sa patrie [24] . Il a revêtu cette épithète θοή, partout où il modifie le substantif νηῦς, d’une qualité purement ornementale. Il ne lit plus vaisseau rapide, mais plutôt vaisseau qui marche vite. A force de rencontrer tant de fois cette combinaison de mots, cette unité de diction, il a fini par lui donner une unité de pensée. L’expression éveille en lui une seule idée, celle d’un vaisseau de héros possédant cette vitesse qui caractérise les plus beaux navires; mais dans l’épos il ne connaît que les plus beaux navires, pour lui il n’en est pas d’autres. Il pense tout simplement à ce vaisseau, genre épos, le seul, semble-t-il, qui existait à l’âge héroique. Il comprend dans sa totalité la formule nom-épithète, sans songer, en l’analysant, à attribuer à l’épithète et au substantif leurs propres idées.

Il n’est pas besoin de citer d’autres cas où le lecteur néglige de remarquer les raisons particulières qu’aurait pu avoir Homère pour choisir l’épithète. Il n’est pas besoin non plus, pour la validité de l’expérience que nous venons de décrire, que tous les lecteurs sans exception lisent ce vers sans rapporter l’idée de l’épithète aux circonstances momentanées. Si un lecteur trouve un sens particularisé là où un autre n’en a pas vu, ce sera le contraire dans un autre cas, suivant les circonstances de la lecture: le degré de connaissance de la langue homérique, la rapidité de la lecture, le désir préalablement acquis de découvrir les finesses de la pensée d’Homère. Le seul fait qui nous intéresse ici, c’est que cette indifférence existe, quoique de façons diverses, chez tous les lecteurs et que, dans la mesure où elle existe, elle est due au fait que le lecteur est déjà familiarisé avec une certaine combinaison de substantifs et d’épithètes.

II est important de ne pas laisser de doute sur le fait que, seule, l’habitude de l’expression nom-épithète fait négliger la possibilité de lier l’idée de l’épithète avec celle de la phrase. Bien d’autres facteurs influent sur la possibilité d’établir cette corrélation, mais, une fois que la possibilité existe, il n’y a que l’habitude qui puisse amener l’étudiant à la négliger. Il est clair, par exemple, que dans le cas de δαίφρονα Βελλεροφόντην la signification imprécise de l’épithète entre pour beaucoup dans l’interprétation que lui donnera l’étudiant. Ici, comme dans le cas d’une grande partie des autres épithètes génériques des personnages, la signification du mot, même connue, est tellement vague que le lecteur manque de point de départ pour la recherche du sens particularisé. Mais ce manque de précision ne fait que rendre ce sens plus difficile à trouver; en d’autres termes il le rend moins possible. Il en est de même pour φυσίζοος αἶα en Γ 243. Sans doute la plupart des étudiants liront-ils l’épithète sans songer au sens que réussit à lui donner Ruskin — même dans la mort, la terre est toujours notre mère — et cela même s’ils y rencontrent pour la première fois cette expression qui n’apparaît dans Homère qu’à deux autres reprises. La vérité est qu’il n’est guère possible de lui attribuer ce sens. Pour que Ruskin le trouvât il lui fallut tout son penchant bien connu pour les sentiments de tendresse dans la poésie, et une conception erronée de l’histoire des idées qui l’amena à attribuer au poète un genre de pensées que celui-ci ne pouvait pas avoir. Le- sens particularisé est donc à peine plus possible pour φυσίζοος que pour χορυθαίολος {160|161} d’Hector, et c’est ainsi, non par raison d’habitude, mais pour ne pas aller trop loin dans la recherche de la pensée du poète, que la plupart des étudiants accepteront φυσίζοος comme ornement. Bien entendu, toutes les opinions ne s’accorderont pas sur le degré de probabilité ou de possibilité du sens particularisé dans un cas donné: les différences de conception sur ce point peuvent être profondes. Mais nous ne nous intéressons ici qu’à l’expérience de l’individu: si un lecteur, à l’esprit éveillé, reste indifférent à un rapport possible entre l’idée de l’épithète et celle de la phrase, qu’il reconnaîtrait ensuite comme possible, à la suggestion d’un autre ou par sa propre initiative, cette indifférence ne peut résulter que de l’habitude de regarder une certaine combinaison de substantif et d’épithète comme exprimant une idée possédant sa propre unité.***

L’expérience de l’auditeur d’Homère doit avoir été au fond semblable à celle de l’étudiant moderne, mais elle doit avoir été beaucoup plus intense et beaucoup plus étendue que ne peut être celle-ci. Dès leur enfance les auditeurs d’Homère devaient entendre fréquemment et longuement le récit de poèmes héroïques, toujours composés dans le même style, si bien que la diction de l’épos, qui ne devient compréhensible au moderne qu’après un travail laborieux, leur était bientôt familière dans ses moindres détails. L’expérience décrite pour le lecteur débutant à propos du sens ornemental de θοήν dans vῆa θοήν, et de δαίφρονος avec un nom de héros, a dû être vite faite par l’auditeur, bien avant qu’il n’eût entendu les vers du poète Homère, et il n’a pas dû tarder à faire la même association d’idées pour des combinaisons nom-épithète que l’étudiant, lui, mettra longtemps à faire. Si l’étudiant moderne, déchiffrant à grands coups de dictionnaire et de grammaire le texte de deux poèmes seulement, peut acquérir si facilement, pour certaines expressions nom-épithète, une indifférence complète au sens particularisé de l’épithète, il est évident que l’auditeur d’Homère, qui se familiarisait avec le style héroïque sans aucun effort conscient, à force d’entendre une quantité de poésie héroïque bien plus vaste que l’Iliade et l’Odyssée, a dû acquérir ce sentiment d’indifférence même pour des expressions {161|162} qui, n’apparaissant que deux ou trois fois dans l’Iliade et l’Odyssée, n’y ont pas la fréquence nécessaire à l’acquisition de cette indifférence. Ce problème de l’assimilation de l’expression nom-épithète ne peut se résoudre en une équation de chiffres fixes; car le désir de rechercher un sens particularisé pour l’épithète varie selon l’idée de l’épithète et selon le sens de la phrase où elle apparaît. Mais cependant la question de savoir si, dans un certain cas, l’auditoire d’Homère était tout à fait indifférent à tout sens particularisé de l’épithète est essentiellement un problème de chiffres, étant celui de savoir si cet auditoire avait déjà entendu l’expression un assez grand nombre de fois pour avoir acquis cette indifférence. Le simple fait qu’un lecteur lui attribue un sens particularisé indique que ce lecteur n’a pas assez souvent rencontré la combinaison en question d’épithète et de nom pour avoir fondu en une seule idée les deux idées représentées par les deux mots. Mais si l’on savait que l’auditoire d’Homère avait entendu cette combinaison assez souvent, il ne pourrait plus y avoir de doute sur le sens ornemental de l’épithète.

Il n’y a pour nous qu’un seul moyen de trouver le chiffre de cette équation hypothétique. Il faut pouvoir supposer que l’auditeur d’Homère avait entendu une expression donnée non pas seulement à deux ou à trois reprises, mais à vingt, à trente, enfin au nombre maximum de fois qu’exigerait le défenseur le plus ardent du sens particularisé. Or, pour savoir si l’on peut supposer cette rencontre assez fréquente par l’auditeur homérique, il faut revenir au témoignage des systèmes de formules nom-épithètes qui seuls peuvent nous renseigner avec toute certitude sur la fréquence de ces expressions. On ne s’égare pas en croyant que l’auditoire d’Homère avait auparavant entendu maint autre poème héroïque. Ainsi, s’il est établi qu’une certaine expression nom-épithète fait partie du système traditionnel destiné à l’emploi d’un certain nom, c’est-à-dire que c’est une épithète fixe, on peut être certain que l’auditoire, longtemps avant d’entendre pour la première fois l’Iliade et l’Odyssée était trop familier avec cette expression pour songer à y chercher un sens particularisé.

Nous sommes donc amenés à conclure qu’aucune formule nom-épithète faisant certainement partie d’un système tradition- {162|163} nel de formules nom-épithète ne peut contenir une épithète de sens particularisé. C’est une conclusion qui doit être catégorique, sans admettre d’exceptions. Savoir qu’une formule nom-épithète renferme une épithète traditionnelle qui est aussi une épithète fixe, c’est savoir que le public d’Homère en avait fait l’expérience, que fait à son tour si facilement l’étudiant moderne pour νῆα θοήν.***

Il ne sera pas mal à propos de mentionner ici un passage d’Hésiode montrant que cette indifférence pour le sens particularisé de l’épithète existait seulement lorsque la tradition de la diction possédait toute sa vigueur. Les papyri 9739 et 10560 de Berlin nous donnent un fragment que, d’après une référence de Pausanias, nous savons avoir été attribué par les anciens à Hésiode [27] . Ce fragment raconte comment Hélène fut demandée {163|164} en mariage par les différents princes achéens. Au vers 21 nous lisons:

ἐκ δ᾽ Ἰθάκης ἐμνᾶτο Ὀδυσσῆος ἱερὴ ἴς


Dans Homère l’expression πολύτλας δῖος Ὀδυσσεύς apparaît 38 fois, dont 5 fois dans l’Iliade, et elle n’est jamais remplacée, ni dans l’un, ni dans l’autre poème, quoiqu’il soit bien évident que, dans l’Iliade, Ulysse n’a pas été plus éprouvé par les souffrances que n’importe quel autre chef achéen [
28] . Mais l’auteur du fragment en question sentait qu’il serait décidément mal à propos de donner au jeune Ulysse ce titre et, par conséquent, il s’est vu obligé de remplacer l’expression par une autre, même si celle-ci devait entraîner deux fautes de métrique. C’est une preuve que l’on était déjà devenu moins indifférent au sens ornemental à une époque relativement ancienne et, en face de ce témoignage, on peut aller jusqu’à conclure que l’emploi de l’épithète dans un sens illogique est, sinon une preuve que le vers qui le contient vient du poème originel, du moins qu’il a été fait à une période toujours ancienne où la diction traditionnelle gardait toute sa vigueur et une fixité rigoureuse. On sait que certains critiques dans l’antiquité, comme d’autres de nos jours, ont voulu utiliser ces emplois comme preuve d’interpolation. C’est la conception que l’interpolateur d’Homère n’était pas seulement un homme de mauvaise foi, mais encore un homme fort peu intelligent. En vérité il faudrait conclure exactement le contraire. On ne peut rejeter du texte qu’une petite partie au plus de ces emplois [29] , et par consé- {164|165} quent il faudrait conclure que l’interpolateur, au lieu de prendre l’épithète dans un sens particularisé, suivant son habitude, imitait d’une manière savante les bizarreries du style homérique.***

La démonstration qui vient d’être faite du sens ornemental de l’épithète fixe dans Homère a cet avantage, comme nous l’avons remarqué, d’être de caractère affirmatif, montrant le développement, dans l’esprit de l’auditeur, d’un sentiment d’indifférence pour ce sens. Envisageons maintenant l’autre preuve du sens ornemental, celle qui fut avancée par Düntzer: l’incompatibilité entre l’emploi de l’épithète d’après sa valeur métrique et son emploi d’après sa signification. Peut-être pensera-t-on que nous revenons là sur un fait déjà abondammment démontré. Il est évident, en effet, que la technique des formules nom-épithète et des épithètes génériques telle que nous l’avons décrite ne pourra jouer que très imparfaitement si le poète doit se préoccuper de la signification de l’épithète. S’il peut exister un rapport entre l’idée exprimée par l’épithète fixe et l’idée exprimée par la phrase, telle formule nom-épithète ne pourra être utilisée que lorsque le poète voudra s’en servir pour compléter le sens de la phrase. Car on ne peut supposer, l’épithète possédant un sens particularisé, que le poète se soit laissé guider par des considérations de commodité. Il en résulterait une équivoque intolérable. L’idée complémentaire ajoutée à la phrase par l’épithète particularisée serait alors due au pur hasard, nullement à l’initiative du poète, et il n’y aurait aucun moyen de distinguer entre le cas où le sens particularisé était voulu et celui où, au contraire, ce sens ne résultait que de la juxtaposition fortuite des mots. Une autre explication qui pourrait concilier les deux motifs d’emploi serait de supposer que le poète ne se sert de l’épithète que lorsqu’il veut réellement lui donner un sens particularisé. Sans qu’il y ait besoin de mentionner les cas d’emploi illogiques ou de citer contre cette thèse une série quelconque de vers formulaires, il est clair que la technique de l’emploi de l’épithète serait, selon cette {165|166} explication, due au désir des aèdes de faire entrer l’épithète dans leurs vers. On ne pourrait plus donner comme explication de cette technique la raison qu’elle facilite l’emploi du nom, partie essentielle du discours. La seule façon, en somme, dont on pourrait justifier le sens particularisé de l’épithète fixe serait de nier catégoriquement l’emploi d’après la valeur métrique et de soutenir que tous les systèmes d’épithètes que nous avons relevés ne sont dus qu’au seul hasard, que ce sont des phénomènes de la diction homérique qui sont curieux, mais dépourvus d’importance.

Mais, si les artifices divers signalés au chapitre précédent sont autant de preuves du sens ornemental de l’épithète fixe, il n’en est pas moins utile de signaler ici quelques-unes des graves fautes de goût que l’on serait obligé de reprocher à Homère si l’on persistait à le lire comme on lirait un auteur moderne. Lorsqu’on aura compris qu’il est impossible de prêter à Homère certaines idées que l’on se fait sur le style dans la littérature moderne, on aura une base plus solide pour l’étude du style dit homérique.***

Or, de même que le poète moderne doit satisfaire à la rime, le poète grec ou latin était obligé de faire entrer dans le cadre rigide d’un vers où l’alternance des longues et des brèves est rigoureusement fixe, des mots dont les valeurs métriques sont, à peu d’exceptions près, immuables. Gomme un poète moderne peut faciliter sa versification en laissant conduire ses idées par la rime, de môme un poète grec ou romain pouvait se laisser aller à l’emploi de l’épithète: il pouvait ainsi simplement remplir un espace vide du vers ou bien disposer ses mots différemment. Le désir de rendre la versification plus facile a donné naissance d’une part aux Dictionnaires des Rimes et d’autre part aux Gradus ad Parnassum où celui qui écrit des vers latins trouvera, sous le chef de chaque substantif, une collection d’épithètes pouvant l’accompagner — « collections de chevilles de toutes dimensions » a dit avec mépris un Moderne. L’invention du gradus paraît être duc aux Modernes, mais son absence n’empêchait pas les poètes grecs, non seulement Homère mais aussi ceux qui possédaient un style individuel, d’user de l’épithète de façon à s’attirer les reproches.

Le Timon de Lucien débute ainsi: « Ὦ Ζεῦ φίλιε καὶ ξένιε καὶ ἑταιρεῖε καὶ ἐφέστιε καὶ ἀστερηπητὰ καὶ ὅρκιε καὶ νεφεληγερέτα καὶ ἐρίγδουπε, et sous quelque autre nom que t’invoque le cerveau brûlé des poètes, surtout quand ils sont embarrassés pour la mesure; car alors tu deviens pour eux celui aux maints noms afin de soutenir la chute du mètre et de remplir le vide du rythme [31] . » Les trois épithètes ἀστεροπητά, νεφεληγερέτα, et ἐρίγδουπε montrent que c’est en grande partie à Homère que Lucien pense; mais il est aussi évident que celui-ci ne faisait pas de distinction sur ce point entre Homère et les poètes possédant un style individuel. Il est certain que Lucien ne soupçonnait pas plus qu’aucun de ses contemporains à quel point la technique de l’emploi de l’épithète s’était développée dans la poésie homérique. Mais il comprenait quelle tentation l’emploi de cette partie du discours était pour un poète; {167|168} il croyait qu’en y cédant celui-ci ne pouvait que nuire à la qualité de sa pensée; enfin, il sentait qu’Homère s’était ainsi rendu coupable d’une faute de style. C’est une manière de raisonner qui aura sa valeur tant que l’on soutiendra que le sens de l’épithète fixe peut être même vaguement particularisé. Homère, en adoptant une technique de l’emploi des épithètes à côté de laquelle les Gradus sont à la fois misérablement incomplets et lourds à manier, aurait fait bien pire que Théodore de Banville qui prétendait que le poète doit laisser guider sa pensée par la rime. Car de Banville avait toujours à sa disposition un assez grand choix de mots pour fournir une certaine rime, tandis qu’Homère, dans la plupart des cas, n’avait qu’une seule épithète pour chaque exigence métrique.

Considérons quelques-uns des différents cas dans lesquels on pourrait reprocher à Homère sa fidélité aveugle à la diction et son tort de ne pas avoir tenu compte que l’épithète « est une esclave et ne doit qu’obéir ».

I. Nous avons vu, d’une part, qu’il est impossible, dans des cas nombreux, de trouver un sens particularisé à l’épithète; d’autre part presque tous les substantifs dans Homère sont employés, dans des proportions différentes, avec et sans épithètes. Ces deux points ne sont que trop évidents, mais leur juxtaposition donne lieu à une question de première importance: pourquoi le poète omet-il l’épithète ici et s’en sert-il là? Pourquoi, par exemple, Ulysse reçoit-il une épithète dans 344 cas et non dans les 343 autres cas? Laissons de côté la question de la commodité de versification et occupons-nous ici plutôt du bon goût des aèdes: il est certain que la poésie serait trop alourdie si le poète faisait toujours accompagner son substantif d’une épithète. Mais si on peut s’expliquer ainsi, jusqu’à un certain point, la quantité d’épithètes dans un nombre donné de vers, on n’a toujours pas d’explication pour les cas individuels. Il nous restera à savoir pourquoi en α 93, par exemple, Sparte ne mérite pas d’épithète comme Pylos

πέμψω δ᾽ ἐς Σπάρτην τε καὶ ἐς Πύλον ἠμαθόεντα


tandis qu’en δ 702 les deux pays en sont également favorisés:

ἐς Πύλον ἠγαθέην ἠδ᾽ ἐς Λακεδαίμονα δῖαν. {168|169}

Il existe des centaines d’autres exemples où, sur deux ou plusieurs noms, il n’en est qu’un qui reçoive l’épithète. Le plus souvent, comme dans le cas précité, le lecteur n’y fera guère attention; mais il y a d’autres cas où, pour le lecteur attentif, une explication sera presque indispensable. Ce sont ceux où il s’agit de plusieurs héros. Ainsi le vers Ξ 425:

Πουλυδάμας τε καὶ Αἰνείας καὶ δῖος Ἀγήνωρ.


Pourquoi Agénor reçoit-il l’épithète plutôt qu’Enée qui était certainement le plus fort guerrier des trois, ou même que Polydamas? De même les vers M 88-9:

oἱ μὲν ἅμ᾽ Ἕκτορ᾽ ἴσαν καὶ ἀμύμονι Πουλυδάμαντι,
οἳ πλεῖστοι καὶ ἄριστοι ἔσαν,


Hector a certainement autant de droit que Polydamas à une épithète ennoblissante. Cette façon de favoriser un certain héros est même plus inexplicable en Ρ 534:

Ἕκτωρ Αἰνείας τ᾽ ἠδὲ Χρομίος θεοειδής


Chromios, un des chefs des Mysiens, n’est en effet nommé que dans ce chant et à trois reprises: incité par Hector il entre dans la mêlée en compagnie d’Arétos, espérant prendre possession du cadavre de Patrocle; mais il est repoussé parla vaillance des deux Ajax et laisse sur le champ de bataille le corps de son camarade qu’a tué Automédon. Ce sont des actions assez peu glorieuses pour que le poète le favorise plus que les deux plus hardis guerriers de Troie. Enfin considérons les vers Ω 249-251 où Priam reproche leur lâcheté à ses fils:

νεικείων Ἕλενόν τε Πάριν τ᾽ Ἀγάθωνά τε δῖον
Πάμμονά τ᾽ Ἀντίφονόν τε βοὴν ἀγαθόν τε Πολίτην
Δηίφοβόν τε καὶ Ἱππόθοον καὶ Δῖον ἀγαυόν·


Agathon n’est mentionné nulle part ailleurs dans Homère, non plus que Dios. Politès qui, le poète l’a remarqué (B 791), était noté pour la rapidité de sa course, n’apparaît pas ailleurs dans le poème sauf en Ν 533 lorsqu’il emmène son frère Déiphobe, qui a été blessé, hors de la bataille. L’emploi des épithètes héroïques à cet endroit est rendue ncore plus singulier par le fait que, quelques vers plus loin, Priam, pour les plus vaillants de ses fils, se sert {169|170} d’épithètes qui ne paraissent nullement plus louangeuses:

Ω 257Μήστορά τ᾽ ἀντίθεον καὶ Τρωίλον ἱππιοχάρμην
Ἕκτορά θ᾽, ὅς θεὸς ἔσκε μετ᾽ ἀνδράσιν,

Il est évident qu’il y a là des cas d’emplois ressemblant, par certains côtés, aux emplois illogiques qui attiraient l’attention des anciens. Là il s’agit de la signification de l’épithète. Dans les cas que nous venons d’étudier cette considération est écartée mais il reste à savoir pourquoi le poète a voulu employer une épithète quelconque. Il n’y a à cela qu’une seule explication: l’indifférence de l’auditeur, non seulement pour la signification de l’épithète mais encore pour sa qualité ennoblissante.

Seule la commodité métrique peut expliquer ces différences de proportion; aussi faut-il renoncer à l’idée si naturelle pour nous que le courage ou la majesté d’un héros ou d’un dieu amenait le poète à le qualifier plus fréquemment d’une épithète. Celui qui {170|171} penche à croire qu’Homère, dans un vers donné, a choisi l’épithète pour ennoblir son personnage, sera obligé d’admettre non seulement que le poète n’a pas su indiquer les mérites et les qualités de ses héros et de ses dieux, mais encore qu’il a faussé notre conception de leur caractère. Car certainement Homère ne pensait pas, comme l’indiquerait l’emploi des épithètes, que Ménélas était plus vaillant guerrier qu’Achille ou même qu’Ajax, ni que Diomède l’emportait sur ce dernier, ni que Patrocle méritait moins d’épithètes élogieuses qu’aucun autre héros.

Revenons à l’indifférence témoignée par l’auditeur homérique envers l’épithète fixe. Certes c’est une indifférence relative, comme on le comprendra en supposant un héros dans Homère qui, ayant quelque importance, n’aurait cependant pas d’épithètes: quoiqu’un auditoire ne remarque pas tout de suite cette absence, il doit à la longue en être fortement frappé. Mais cet auditoire, comme nous venons de le voir, ne remarquait pas les écarts de proportion, même considérables, dans l’emploi de l’épithète, et il ne cherchait pas non plus à discerner le motif de l’emploi de l’épithète, considérée uniquement comme mot ennoblissant, dans un cas donné. Il ne peut en être autrement. Par exemple, comment aurait-il été possible à l’auditeur d’Homère, en entendant répéter l’épithète divin (δῖος) environ tous les 68 vers [33] , de lui conserver un sens particulièrement ennoblissant? Ou, s’il s’agit d’une épithète moins fréquente, disons de ἀρηίφιλος ou de μενεχάρμης, comment l’auditeur aurait-il pu distinguer entre cette épithète et tant d’autres qui, pareillement, ne rappellent qu’une qualité fort générale de héros. Si l’on envisage la question sous un autre jour, celui de l’ensemble des épithètes, on voit quelle lourde entrave serait imposée à cette rapidité de mouvement qui est une des plus belles qualités du style homérique par le besoin de chercher un motif d’emploi pour chaque épithète fixe. Remarquons, en passant, que la plupart des motifs particuliers pour l’emploi de l’épithète fixe que l’on a cru trouver n’ont pas été relevés pendant une lecture continue d’Homère, mais plutôt en lui appliquant, soit dans un but d’annotation ou de critique, soit dans la traduction, celte méthode de recherche des finesses de la pensée qui est si essentielle pour nos auteurs, qui l’est déjà {171|172} pour Pindare, mais qui est fausse pour un auteur ne possédant pas de style individuel.

Il est facile de comprendre pourquoi Homère a pu user de l’épithète avec une fréquence d’emploi si variée. Pour lui, comme pour son auditoire, l’épithète fixe ornait moins un seul vers, même moins un seul poème, que toute la poésie héroïque. Les épithètes fixes constituaient pour lui un de ces éléments familiers de la poésie qu’il nous est si difficile à nous autres modernes d’apprécier, mais dont tout dans Homère, conte, personnages, et style, nous en indique l’importance pour lui et pour son public. Il en était des épithètes fixes comme de tout autre élément familier: l’auditeur de l’époque d’Homère aurait été mille fois plus étonné de ne pas les retrouver dans les récits d’un aède quelconque qu’il ne l’était de les y retrouver toujours. Des vers épiques sans épithètes lui auraient paru comme un personnage héroïque sans ses traits traditionuels. Mais qui, même chez les modernes, ayant la moindre connaissance de la légende grecque, s’est jamais demandé pourquoi, dans une histoire quelconque, Ulysse doit être astucieux? C’est ainsi que le public d’Homère, tout en exigeant les épithètes, y faisait peu d’attention, et c’est ce manque d’observation exacte, comme celle qu’exerce par habitude le moderne, qui explique les emplois de l’épithète qui ne nous paraissent pas motivés parce que nous en cherchons le motif dans un certain vers plutôt que dans la conception de toute la poésie épique qu’avait entendue l’auditeur jusqu’au jour où il entendait les récits de l’aède Homère.

II. Nous venons de considérer l’épithète dans sa qualité de mot employé afin d’appuyer sur le caractère héroïque d’un personnage ou d’une chose. C’est en prenant comme point de départ une autre façon d’employer l’épithète, qui semblerait indiquer qu’Homère a sacrifié la précision de sa pensée à son désir d’une versification facile, que nous verrons qu’on ne peut bien comprendre le sentiment de l’auditeur envers la signification de l’épithète sans se rendre compte de ce fait que l’épithète orne toute la poésie plutôt qu’elle n’orne un seul vers. Il y a un très grand nombre d’épithètes qu’Homère n’emploie pour un personnage qu’à un certain cas grammatical. On peut se demander pourquoi Homère n’appelle Ulysse δῖος qu’au nominatif, sauf dans un seul cas. Cette épithète décrit Ulysse 99 fois dans l’Iliade et dans l’Odyssée et, si le poète l’avait choisie, même rarement, en vue {172|173} des circonstances momentanées de son récit, elle devrait inévitablement être employée plus souvent qu’elle ne l’est aux cas obliques. Car Homère mentionne Ulysse 302 fois aux cas obliques contre 385 fois au nominatif. Et on ne peut alléguer ici l’exigence du mètre, que l’on pourrait parfois citer ailleurs, pour πολύτλας par exemple, dont le génitif serait πολύτλαντος. Le poète peut placer δῖος aux cas obliques dans un assez grand nombre de positions dans l’hexamètre. Cette limitation de l’épithète à un certain cas est trop abondamment attestée pour être due au hasard. Achille est qualifié de cette même épithète δῖος 55 fois au nominatif et deux fois seulement à un cas oblique. Ulysse est πολύμητις 81 fois, mais seulement au nominatif, quoique le génitif πολυμήτιος, dit d’Héphestos (Φ 355) indique que ce cas était métriquement possible. De même on ne trouve qu’au nominatif ὠκύς (5 fois), ou πόδας ὠκύς (32 fois) pour Achille; κορυθαίολος (37 fois) ou φαίδιμος (29 fois) pour Hector; κρείων (30 fois) pour Agamemnon; πεπνυμένος (35 fois) pour Télémaque; ἱππότα (32 fois) pour Nestor. Pour passer au génitif θείοιο est dit d’Ulysse uniquement à ce cas (31 fois), de même que ταλασίφρονος (11 fois). A une seule exception près les Achéens ne sont χαλκοχίτωνες qu’au génitif (24 fois). Hector n’est ἀνδροφόνοιο qu’à ce cas (11 fois). Les navires sont décrits par κορωνίσι seulement au datif pluriel (17 fois). Ulysse est πολυμήχανε (22 fois) ou φαίδιμε (5 fois) seulement au vocatif. Ces exemples sont choisis parmi les plus frappants; on pourrait en citer d’autres et, si l’on y ajoutait tous les cas où une épithète n’est employée pour un certain personnage ou pour une certaine chose qu’au nominatif et au vocatif, ou au nominatif et à l’accusatif, ou seulement aux cas obliques — car pour beaucoup de noms et d’épithètes il y a, à ces groupes de cas, des mesures identiques — on aurait une liste contenant presque toutes les épithètes fixes.

Peut-être penserait-on que cette restriction n’est qu’apparente et qu’en réalité une même idée est exprimée par plusieurs épithètes. Ainsi l’idée de πολύτλας, qui n’apparaît qu’au nominatif, serait exprimée au génitif par ταλασίφρονος; δῖος au nominatif répondrait à θείου au génitif, à ἀντιθέωι au datif; πολύμητις au nominatif à πολυμήχανε au vocatif; πόδας ὠκύς à ποδώκεος; etc. Mais cette hypothèse s’accorde trop peu avec ce que nous trouvons dans Homère. Quelle autre épithète d’Hector répondrait à {173|174} κορυθαίολος, ou à φαίδιμος, ou a ἀνδροφόνοιο? Quelle épithète de Télémaque pourrait-on comparer avec πεπνυμένος? Laquelle entre toutes celles de Zeus avec μητίετα ou avec πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε? Parmi les épithètes des Achéens χαλκοχιτώνων est unique quant à l’idée qu’elle exprime, comme l’est κορωνίσι parmi les épithètes du navire. Quelle épithète d’Ulysse apparaissant au nominatif pourrait-on comparer avec ἀμύμονος ou avec μεγαλήτορος qui ne sont donnés au héros qu’aux cas obliques? Il est évident que les similitudes de signification que l’on peut trouver entre les différentes épithètes n’ont rien de voulu, mais dépendent simplement du désir des aèdes de nommer, de façon ou d’autre, le trait saillant d’un certain héros ou une de ces caractéristiques qui sont l’attribut du héros, c’est-à-dire de tout héros homérique. En effet ces caractéristiques sont, au fond, assez peu nombreuses: si l’on regarde de près les 61 épithètes génériques de héros qui figurent au tableau III, on verra qu’elles se rapportent toutes à cinq qualités: la vaillance d’âme, la force guerrière, la renommée, la royauté, et, chose héroïque mais vague, la « divinité ».

Il n’y a donc qu’une seule façon dont on puisse expliquer cette limitation fréquente d’une épithète à un cas ou à certains cas grammaticaux: c’est par le sens ornemental de l’épithète fixe. Car autrement il aurait fallu un hasard extraordinaire pour permettre d’expliquer pourquoi, chaque fois que le poète voulait compléter l’idée de sa phrase au moyen de l’épithète, le substantif décrit par cette épithète était à un certain cas. Jamais donc les circonstances momentanées, quoique coïncidant parfaitement avec le sens d’une épithète, n’ont suggéré cette épithète à sa pensée. Et nous sommes ainsi ramenés à la conclusion à laquelle nous étions déjà arrivés dans l’étude des emplois illogiques de l’épithète et de l’expérience du lecteur vis-à-vis de la formule nom-épithète constamment employée.

Cependant on peut toujours se demander si, même étant donné le sens particularisé de l’épithète, cette limitation de son emploi à un seul ou à certains cas ne reste pas répréhensible. Car alors le poète ne se serait rendu aucunement compte de la nécessité de varier les épithètes ni d’en employer dans une étendue donnée de la poésie une quantité convenable. Pour répondre à cette objection il faut revenir encore une fois à l’indifférence de l’auditeur envers {174|175} l’épithète fixe. L’auditeur arrivait vite à ne plus lui chercher un sens particularisé. Il s’était si bien habitué au fait que l’expression nom-épithète n’est qu’une façon héroïque d’exprimer le nom, qu’il ne s’attendait à trouver dans l’épithète qu’un élément ennoblissant le style; à ce point de vue l’explication de la similitude de signification entre les différentes épithètes appliquées à un certain nom est valide, car une épithète suggère avant tout le caractère héroïque d’un personnage ou d’une chose. Ainsi l’auditeur était-il devenu indifférent à l’épithète fixe que le poète employait dans un vers donné. Cette indifférence est comparable en tous points à celle qu’il avait pour l’emploi ou l’omission de l’épithète fixe. Si le public d’Homère ne songeait pas à cette variété d’expression que nous exigeons dans nos styles modernes, il s’attendait pourtant à ce qu’un personnage ou une chose dont il était fréquemment fait mention possédât un certain nombre d’épithètes. Mais quand, à la longue, il en avait entendu un certain nombre, il n’y faisait plus attention. Il devait forcément en entendre un certain nombre car un nom qui se présente dans les vers avec quelque fréquence y réapparaîtra aux différents cas grammaticaux et en combinaison avec différentes expressions; il donnera ainsi lieu à l’emploi d’épithètes de différentes valeurs métriques, c’est-à-dire, de différentes épithètes fixes. Ce sont les nécessités de la versification qui provoquent la variété d’épithètes fixes qu’exige, pour ainsi dire, l’inattention de l’auditeur.***

Le sentiment de l’auditeur que nous venons d’étudier, d’une part envers l’omission ou l’emploi de l’épithète fixe, d’autre part envers sa signification, nous montre la façon dont il faut interpréter un élément de la diction traditionnelle qui, tout autant qu’aucun autre aspect de cette diction, a soulevé la controverse des critiques: les vers formulaires d’interpellation. Pour la plupart des principaux héros d’Homère, il existe un vers contenant uniquement leurs noms, au vocatif, avec certains de leurs titres:

διογενὲς Λαερτιάδη, πολυμήχαν᾽ Ὀδυσσεῦ (22 fois)
ὦ Νέστορ Νηληιάδη, μέγα κῦδος Ἀχαιῶν (6 fois)


etc., (pour d’autres vers de ce genre voir p. 79). Ces vers ont fait {175|176} l’objet de deux interprétations dont la nature et les raisons sont vite exposées. D’un côté le caractère des expressions et leur longueur ont fait penser qu’ils devaient frapper fortement l’esprit de l’auditeur et qu’il faut y voir l’intention du poète de donner aux discours dont ces vers sont le prélude un ton exceptionnel de grandeur, ou de cérémonie, ou de respect. Mais d’un autre côté on ne saurait bien distinguer les raisons pour lesquelles les discours qui débutent ainsi justifieraient plus que les autres l’emploi de vers donnant ce ton; on ne peut y trouver aucun trait qui les distingue des discours débutant autrement. Certains critiques en ont conclu qu’il ne faut pas chercher à découvrir un ton spécial dans ces vers. En réalité on a raison et on se trompe des deux côtés: ces vers donnent bien un ton de grandeur, de cérémonie, de respect, d’admiration, καί τινος τοιούτου; mais ils ne le donnent pas tant aux discours où ils apparaissent qu’à toute la poésie épique. Le public d’Homère avait trop souvent entendu ces vers pour prêter une grande attention aux épithètes qui y figurent et aux raisons qui auraient pu amener leur emploi. Mais ces vers étaient agréables et familiers à ce public pour lequel il formait une partie importante de cette ornementation sans laquelle la poésie héroïque aurait cessé d’être elle-même.***

Cette limitation fréquente de l’épithète à un seul cas ou à certains cas grammaticaux nous fournit, peut-être plus que les autres preuves du sens ornemental de l’épithète, la certitude que l’épithète n’est jamais employée, même à titre exceptionnel, dans un sens particularisé. Certes on est tenté de ne voir dans les emplois illogiques, dans l’indifférence développée chez le lecteur par la rencontre fréquente de formules nom-épithète, et dans l’incompatibilité évidente entre l’emploi de l’épithète pour sa commodité et pour sa signification, que des preuves générales qui, si elles s’appliquent à la plupart des cas, ne prouvent nullement que les circonstances n’ont pas parfois suggéré l’épithète au poète, qui aurait donc fait en sorte de la faire entrer dans ses vers. L’auditeur, selon cette explication, aurait compris l’épithète comme l’a expliqué Paul Cauer [34] . Celui-ci, après avoir constaté que l’épi- {176|177} thète fixe est le plus souvent ornementale et peut être employée même dans un contexte qu’elle contredit, continue: « Fréquemment le contraste entre la signification et l’application d’un mot est si grand qu’il en ressort un nouveau sens plein d’effet. » Ce critique voit même dans de tels emplois le génie du poète, qui n’a pas laissé étouffer sa pensée par le matériel traditionnel de la diction: « Dans les cas de ce genre (du sens particularisé dans une épithète fixe), l’éclat est rendu aux couleurs fanées et ce qui fut sans vie est ranimé. » Peut-être certains critiques accepteront-ils avec empressement celte explication qui, tout en admettant que l’épithète fixe est traditionnelle, semble flatter le génie individuel d’Homère; bien que, d’un autre côté, il faille admettre que l’œuvre de ce poète est bien pleine du « fané » et de ľ « inanimé ». Car avec la meilleure volonté du monde on ne trouvera qu’un certain nombre d’emplois de l’épithète fixe dans un sens particularisé. Comme il arrive si souvent à ceux qui veulent trouver chez Homère la profondeur et les finesses qu’ils admirent dans la littérature contemporaine, on dénigre ce qui est habituel pour louer ce qui est exceptionnel.

En vérité les preuves qui ont déjà été données ne permettent pas de supposer qu’il existe des exceptions. Elles témoignent toutes chez l’auditeur d’une indifférence envers le sens particularisé possible qui est bien trop forte et trop habituelle pour être rejetée, quelque parfait que puisse être l’accord entre l’idée de l’épithète et le sens de la phrase. Mais à ces preuves ajoutons-en une autre fournie par le phénomène que nous venons d’étudier, celui de la limitation de certaines épithètes à un seul ou à certains cas grammaticaux; on y trouvera une démonstration qui est plus concrète même si elle n’est pas aussi probante que celles qui se basent sur l’indifférence de l’auditeur. La preuve dont il s’agit, asssez simple, a déjà été indiquée. L’épithète, employée dans un sens particularisé, le serait sans égard au cas du nom qu’elle décrit. Par conséquent une épithète de héros, par exemple, employée dans un sens particularisé, doit l’être presque aussi souvent aux cas obliques qu’au nominatif, car en général un héros est mentionné un peu plus fréquemment au nominatif qu’aux autres cas. Ainsi l’absence totale ou presque totale d’une certaine épithète aux cas obliques indiquerait l’absence totale ou presque totale de l’épithète dans un sens particularisé au nominatif. On peut {177|178} exprimer cette relation sous forme d’équation A: Β: C: X.





A B C X
Nombre de mentions du nom aux cas obliques. Nombre de fois que l’épithète accompagne le nom à ces cas. Nombre de mentions du nom au nominatif. Nombre de fois que l’épithète serait employée au nominatif dans un sens particularisé.

Remarquons que cette équation n’est pas proposée comme un moyen de calculer le nombre réel de cas où l’épithète est employée au nominatif dans un sens particularisé, mais le nombre maximum de fois que l’épithète aurait ce sens au nominatif. Car le facteur B de l’équation représente non pas le nombre de fois que l’épithète a un sens particularisé aux cas obliques mais le nombre de fois qu’elle apparaît à ces cas. Par conséquent, pour écarter tout élément de doute, on admet que l’épithète a toujours le sens particularisé aux cas obliques.




















      A: B:: C: X
Ulysse δῖος (99 fois). . .   302: 1:: 385: 1,3
  πολύμητις (81 fois). . .  
  πολύτλας (38 fois). . . 302: 0:: 385: 0
Achille δῖος (55 fois) . . .   175: 2:: 185: 2,1
Agamemnon ἄναξ ἀνδρῶν (37 fois) . . .   84: 0:: 100: 0
  κρείων (26 fois) . . .    
Hector φαίδιμος (29 fois) . . .  
  κορυθαίολος (37 fois) . . .  
  μέγας (12 fois) . . . 248: 0:: 170: 0
  Πριαμίδης (7 fois) . . .  
  ὄβριμος (4 fois) . . .  
Diomède βοὴν ἀγαθός (21 fois) . . . 37: 0:: 42: 0
  κρατερός (12 fois). . .  
Zeus πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε (15 fois) . . . 448: 0:: 234: 0
  ὑψιβρεμέτης (5 fois) . . .  
  μητίετα (18 fois). . .   448: 1:: 234: ,5

Ainsi, parmi les épithètes de la liste ci-dessus on pourrait compter pour δῖος au nominatif sur un ou deux emplois particularisés avec le nom d’Ulysse et deux ou trois avec le nom d’Achille {178|179} et peut-être un seul emploi particularisé de μητίετα. Mais si l’emploi de ces épithètes aux cas obliques est ornemental, ce qui est probable, on ne doit même pas compter sur ce chiffre. Et pourrait-on prétendre découvrir dans l’Iliade et l’Odyssée les deux vers où la forme δῖος, employée pour Ulysse, se rapporterait à l’action momentanée?

On peut renverser cette équation en prenant comme point de départ la supposition que l’épithète fixe, si elle avait été employée dans un sens particularisé aux cas obliques, l’aurait été également au nominatif. L’équation sera alors C: D: A: X.





C D A X
Nombre de mentions du nom au nominatif. Nombre de fois que l’épithète décrit le nom au nominatif. Nombre de mentions du nom aux cas obliques. Nombre de fois que l’épithète serait employée aux cas obliques dans un sens particularisé.


La forme de l’épithète donnée dans la liste suivante est la première de celles qu’on trouve employées avec le nom en question; ainsi δαίφρονος (7 fois) représente δαίφρονος (4 fois), δαίφρονι (1 fois) et δαίφρονα (2 fois).

















    C: D:: A: X
Ulysse δαίφρονος (7 fois). . .  
  ἀμύμονος (9 fois). . .  
  μεγαλήτορος (8 fois). . .  
  πολυμήχανε (23 fois) . . . 385: 0:: 302: 0
  Διὶ μῆτιν ἀτάλαντον (8 fois) . . .  
  θείου (31 fois) . . .  
  πολύφρονα (5 fois) . . .  
  ταλασίφρονος (12 fois) . . .  
Achille Πηληιάδεω (16 fois) . . .   185: 0:: 175: 0
Hector ἱπποδάμοιο (5 fois) . . . 170: 0:: 248: 0
  ἀνδροφόνοιο (11 fois). . .  
Diomède ἱπποδάμοιο (8 fois) . . .   42: 0:: 37: 0
Nestor μεγαθύμου (5 fois). . .   52: 0:: 58: 0

III. Prenons une dernière circonstance de l’emploi de l’épithète fixe qui, si on ne la regardait qu’avec les sentiments du lecteur moderne, indiquerait chez Homère une pauvreté créatrice vraiment lamentable. Il s’agit du simple phénomène qui a fourni la base de toute notre recherche des chapitres précédents: la plus grande partie des épithètes fixes sont uniques au point de vue de la versification. Peut-être l’abondance même du phénomène n’en a-t-elle pas laissé voir toute l’importance; car c’est là que l’on risque de se trouver le plus violemment aux prises avec une conception du style qui n’est pas la nôtre et qui demande une toute autre compréhension. Car ce qu’implique l’épithète unique, c’est l’indifférence complète envers toute autre épithète qui, pouvant accompagner un certain substantif, reproduirait la même valeur métrique. Il n’est pas besoin de conjecturer quelles autres épithètes Homère aurait pu substituer à πολύτλας ou à δῖος, ou à γλαυκῶπις, ou à Παλλάς: il est évident qu’il doit y avoir un nombre illimité d’épithètes applicables à Athéna et à Ulysse qui reproduiraient une certaine mesure. A aucune époque les poètes n’ont pu épuiser les possibilités de création de nouveaux mots ni de nouvelles combinaisons avec les mots anciens, quand le désir d’exprimer leur propre pensée les y poussait. Mais qu’Homère n’ait pas connu ce désir d’enfanter le mot et l’expression nouveaux, cela nous est attesté par chaque emploi après le premier d’une épithète ou d’une formule nom-épithète unique. A partir du deuxième, chacun des 38 emplois de πολύτλας, des 188 emplois de δῖος, des 51 emplois de γλαυκῶπις, des 47 emplois de Παλλάς atteste le renoncement de la part d’Homère, renoncement inconscient bien entendu, à exprimer au moyen de l’épithète la qualité particulière à sa pensée. {180|181}

§ 2. – L’Épithète générique.

La distinction que nous avons faite au chapitre précédent entre l’épithète générique et l’épithète spéciale n’est pas une distinction arbitraire, faite simplement par nous dans le but d’analyser la technique de l’emploi de l’épithète. C’est une distinction d’ordre sémantique, aussi essentielle à la compréhension du sens que l’aède donnait à l’épithète que l’est la distinction entre le sens ornemental et le sens particularisé. L’épithète δῖος, par exemple, dite d’un seul héros n’aura point le même sens que δῖος dit de plusieurs héros. Dans le premier cas elle signalera une caractéristique de l’individu; dans le dernier elle n’indiquera rien de plus qu’une qualité de héros, c’est-à-dire un de ces traits qui distinguent des hommes ordinaires les hommes nobles de l’âge fictif, mythologique, du merveilleux, et des aèdes. En d’autres mots il faut savoir choisir entre le sens de divin, ce qui le fait héros et divin comme ne le sont pas les autres héros. Si, dans Homère δῖος n’était dit que d’Ulysse ou d’Achille il faudrait le {181|182} prendre dans un sens plus ou moins semblable à celui de θεῖος dans l’épigramme de l’époque alexandrine (IX, 188, 3, 4, Anonyme):

πρῶτος δ᾽ εἴς τε θεὸν καὶ ἐς oὐρανὸν ὄμμα τανύσσας,
θεῖε Πλάτων, ἤθη καὶ βιὸν ηὐγάσαο

L’auteur de cet épigramme appelle Platon divin parce qu’il veut laisser entendre que ce philosophe a fait montre, dans ses œuvres et dans sa vie, d’une sorte de divinité que n’ont pas possédée les autres philosophes. Et c’est ainsi qu’il nous faut comprendre πολύμητις et πολύτλας d’Ulysse, πόδας ὠκύς et ποδάρκης d’Achille. Ces deux épithètes d’Ulysse, qui ne sont jamais employées que pour lui, nous disent que ce dernier était d’une astuce toute spéciale et que, dans sa vie, il connut des souffrances extraordinaires. De même les deux épithètes d’Achille, bien qu’elles paraissent se rapporter à une partie de sa légende qui se passe en dehors de l’Iliade et qu’Homère peut-être ignorait, attribuent à ce héros une rapidité à la course que ne possèdent pas les autres héros. Mais si l’on trouve qu’Homère a appliqué l’épithète δῖος à des héros qui diffèrent par trop entre eux quant à leur rang, à leur mérite guerrier, et à leur caractère, pour permettre de supposer une « divinité » qui leur soit commune, mais qui soit étrangère aux autres héros, on sera obligé, pour ce mot, de rejeter le sens spécial qui vient si naturellement à l’idée du lecteur moderne et qui y vient si à propos lorsqu’il s’agit de l’épigramme alexandrine.

Il en est de même pour μεγαλήτορος, ἀμύμων, θεοειδής, δαίφρων, et pour toutes les autres épithètes homériques dénotant une qualité abstraite. Si elles sont employées pour un seul héros, il faudra y voir la mention d’un trait distinctif; si elles sont employées indifféremment pour tous les héros on ne pourra y voir que la mention d’une simple caractéristique du héros générique. Lorsqu’il est question d’une épithète dénotant un fait concret, la différence entre le sens générique et le sens spécial devient encore plus apparente. L’épithète πτολίπορθος employée pour un seul héros signifiera celui qui, plus qu’aucun autre, saccage les villes ou bien celui qui saccagea certaine ville; dite d’Ulysse seulement, par exemple, elle signifiera le saccageur de Troie. Mais si le poète emploie πτολίπορθος pour n’importe quel héros on ne pourra y voir que ce sens: celui qui, étant héros, était de taille à saccager {182|183} les villes. L’épithète κρείων dite d’un seul héros signifiera celui qui domine d’une façon qui mérite d’être signalée; dite ď Agamemnon seul elle voudra dire commandant en chef; mais employée pour un héros quelconque, elle ne dénotera que celui qui, comme les autres héros, règne. Tout pareillement, si ἄναξ ἀνδρῶν est réservée à Agamemnon, elle suggérera l’immense peuple qui obéissait à ce roi de Mycènes; mais dite indifféremment des divers héros, on se verra de nouveau ramené au sens qui vient d’être donné pour κρείων. L’expression βοὴν ἀγαθός, si elle n’est dite que d’un seul héros, de Diomède par exemple, lui assignera une voix spécialement forte, comme ποδάρκης assigne à Achille une vitesse unique; mais dite de n’importe quel héros cette expression n’aura d’autre sens que bon au cri de guerre comme ne le sont pas les hommes ordinaires.

Le lecteur moderne apprend à reconnaître en même temps le sens ornemental et le sens générique de l’épithète et, on peut le dire, son éducation se fait bien plus facilement et plus complètement pour ce dernier sens. Il en est ainsi d’abord parce que les divers emplois de l’épithète montrent le sens générique trop clairement pour qu’on néglige de le remarquer, et ensuite parce que l’indifférence croissante du lecteur pour le sens ornemental le confirme dans le sentiment qu’il a de l’épithète générique. Mais nous reviendrons plus loin sur ce dernier fait; bornons-nous ici aux indications formelles des emplois de l’épithète. L’étudiant trouve δῖος, par exemple, employé d’abord pour Achille (A 7), et tant que c’est Achille seul qu’Homère caractérise par cette épithète, il la regardera comme un mot spécial à ce héros. Peut-être même lorsque plus loin (A 145) il trouve le mot employé pour Ulysse il croira que les deux héros partagent entre eux la distinction d’être « divins ». Mais lorsqu’il entendra employer le mot pour Nestor (B 57), pour Agamemnon (Β 221), pour Alexandre (Γ 329), non seulement il cessera de trouver un sens spécial à l’épithète, mais il oubliera les noms de ceux qui ľont déjà reçue. Et s’il en est arrivé à ce point après avoir entendu le mot employé pour cinq héros seulement, quelle ne sera pas sa certitude de l’impossibilité d’un sens spécial lorsqu’il aura lu les deux poèmes d’Homère et trouvé l’épithète employée pour 32 héros qui n’ont absolument rien de commun, sauf le fait qu’ils sont tous des héros ! On ne pourra mieux décrire la formation du sentiment pour {183|184} l’épithète générique chez le lecteur qu’en énumérant ces 32 noms.

  1. Achille.
  2. Ulysse.
  3. Agamemnon
  4. Diomède.
  5. Nestor.
  6. Patrocle.
  7. Ménesthée, l’Athénien.
  8. Thrasymède, fils de Nestor.
  9. Machaon, fils d’Esculape.
  10. Hector.
  11. Alexandre.
  12. Agénor, guerrier Troyen.
  13. Priam.
  14. Sarpédon, chef des Lyciens.
  15. Memnon.
  16. Tydée, père de Diomède.
  17. Oineus, père de Nestor.
  18. Aréithoüs, père de Ménesthée.
  19. Alastor, guerrier Pylien; il est mentionné à trois reprises: à la première simplement comme un Pylien, aux deux autres lorsqu’il emporte Teucros et Hypsénor blessés hors de la mêlée.
  20. Épeigeus, Myrmidon, nommé une fois seulement lorsqu’il est tué par Hector au cours de la lutte pour le cadavre de Sarpédon.
  21. Épéios, qui construisit le Cheval de Bois. Il n’apparaît dans l’Iliade qu’en Ψ où il triomphe d’Euryalus à la boxe, mais est vaincu à son tour au disque.
  22. Lycomède, Achéen, nommé 5 fois, qui accomplit quelques exploits assez peu remarquables.
  23. Éreuthalion, qui n’est mentionné qu’une fois comme guerrier tué par Nestor dans la jeunesse de celui-ci.
  24. Hypsénor, Troyen, n’est mentionné qu’une fois, lorsqu’il est tué par Eurypyle.
  25. Arétaon, Troyen, n’est mentionné qu’une fois, lorsqu’il est tué par Teucros.
  26. Agathon, fils de Priam, mentionné une seule fois, lorsque Priam, s’apprêtant à aller chez Achille, commande à ses fils de lui préparer le chariot. {184|185}
  27. Mentor, vieillard ami de Télémaque.
  28. Amarynceus, roi Épéen; Nestor se distingua à ses jeux funéraires.
  29. Échéphron, nommé deux fois dans l’Odyssée comme fils de Nestor.
  30. Eumée, le porcher d’Ulysse.
  31. Philétios, le chevrier d’Ulysse.
  32. Oreste.

Le sens générique de δῖος, dit d’un héros, est évident, mais il reste à savoir s’il en est de cette épithète comme de toutes les autres inscrites au Tableau III. Souvent un examen plus minutieux de l’emploi d’une épithète qu’on a pris l’habitude de regarder comme spéciale montrera qu’il n’est pas possible de lui donner ce sens. La présence de l’expression ἄναξ ἀνδρῶν coïncide généralement avec le nom ďAgamemnon, et celui-ci étant par excellence le roi des hommes, on vient à considérer ce titre comme lui étant spécialement réservé. Mais en réalité Homère emploie aussi cette expression pour cinq autres personnages: Anchise, Énée, Augias, Euphétès et Eumélos. On pourrait, à la rigueur, supposer qu’Anchise et son fils ont un pouvoir extraordinaire comme rois des Dardaniens; mais Augias n’était que roi d’Élis, Eumélos est un petit prince Thessalien qui commande à onze vaisseaux, et Euphétès n’est nommé qu’une fois en tant que prince d’Élide ayant donné une épée à Phyleus. On a voulu trouver le même sens à κρείων dit ďAgamemnon, quoique ce mot soit dit six fois d’Alcinoüs et une fois d’Agapénor, d’Eumélos, d’Hélicaon, d’Hémon, et d’Eléphénor. Ebeling, guidé évidemment par l’idée que cette épithète doit signifier la possession d’un pouvoir extraordinaire, ajoute à son énumération des noms qu’elle accompagne la remarque suivante: « Hi omnes erant nobili genere orti et principes illustres ». Mais tous les héros sont nobles et illustres. S’il ne s’agissait que d’Agamemnon et d’Alcinoüs, on pourrait songer à l’étendue de leurs empires. Mais les autres ne se distinguent guère dans la foule des rois de l’épos. Agapénor est un roi d’Arcadie. Nous avons déjà parlé d’Eumélos. Hélicaon est nommé seulement comme fils d’Anténor, le prudent conseiller Troyen qui ne semble même pas avoir été un roi indépendant. {185|186} Hémon n’est nommé qu’une fois, simplement comme un des guerriers Pyliens sous le commandement de Nestor. Éléphénor est le roi des Abantes. Il n’apparaît qu’une fois en dehors du Catalogue: lorsqu’il est tué par Agénor (Δ 463). On regarderait peut-être ἱππότα comme épithète spéciale de Nestor. Mais elle est dite aussi de Tydée, de Pélée, d’Oineus, et de Phyleus. Déjà les anciens voulaient voir dans l’épithète πτολίπορθος le sens saccageur de Troie [37] , cette épithète n’étant employée dans l’Odyssée que pour Ulysse. Mais dans l’Iliade elle n’est pas seulement appliquée à Ulysse (qui n’a pas encore saccagé Troie) mais aussi à Achille (Θ 372, Ο 77, Φ 550, Ω 108), à Oileus (Β 238) et à Otrynteus (Υ 384). Ce dernier n’est nommé qu’à titre de père d’un Iphition tué par Achille. Il semble naturel que le lecteur, voyant Ménélas caractérisé par ξανθός, en conclue que ce héros avait une chevelure de couleur distinctive; mais, sans parler d’Achille et d’Ulysse qu’Homère nous dit avoir aussi des cheveux blonds, on trouve la même épithète employée pour Méléagre et pour Rhadamante.

Il est évident qu’il n’y a aucune raison de chercher, au moyen d’une revision du texte, à justifier le sens spécial de ces épithètes. Non seulement elles se rencontrent partout dans la poésie, mais encore on ne pourrait en distinguer une sans les distinguer toutes. En elle-même l’épithète πτολίπορθος, par exemple, n’est ni mieux ni moins bien adaptée au sens spécial que βασιλῆος ou βοὴν ἀγαθός ou toute autre épithète dénotant un fait concret.

On penserait peut-être que certaines épithètes comme ἄναξ ἀνδρῶν, κρείων, ἱππότα, ξανθός, employées dans Homère pour plusieurs personnages, doivent néanmoins garder leur sens spécial, parce qu’on les y rencontre employées le plus souvent avec un même nom. Leur emploi avec d’autres noms est si rare, dira-t-on, qu’on n’en a guère d’exemples. Par le même raisonnement on pourrait chercher à justifier le sens de saccageur de Troie pour πτολίπορθος dans l’Odyssée, quel que puisse être son sens dans l’Iliade. Pour répondre à cette objection, il faut nous reporter aux indications du mètre. Comme nous l’avons vu, le fait que l’épithète a une valeur métrique unique dans un système étendu prouve qu’elle est traditionnelle. Or, le fait qu’une des épithètes de héros a une mesure unique prouve, non seulement qu’elle est traditionnelle, {186|187} mais encore qu’elle est générique. Lorsque l’aède avait besoin d’une épithète ornementale applicable à un héros, il devait se servir, s’il n’avait pas d’épithète spéciale, de l’épithète générique ayant une certaine valeur métrique: s’il n’en avait qu’une de cette mesure, force lui était de l’employer. Ainsi, dans le récit d’autres histoires que de celles du siège de Troie et du retour d’Ulysse, dans lesquelles un aède racontait les exploits d’autres héros que de ceux que l’on trouve dans ces deux histoires, les épithètes que nous rencontrons dans Homère seraient jointes surtout à d’autres noms. La légende de Méléagre doit avoir eu sa popularité parmi le public de l’époque homérique: c’est lui qui y recevait l’épithète ξανθός. Dans les histoires des Sept contre Thèbes c’est Tydée qui était ἱππότα et Polynice qui était ξανθός [38] . Il n’est pas facile, en dehors du cycle Troyen, de trouver un nom ayant la même valeur métrique que celui d’Ulysse pour lequel on puisse supposer l’emploi fréquent de πτολίπορθος, mais on peut être certain que dans le récit des gestes d’Achille le public d’Homère avait rencontré cette épithète dans des vers beaucoup plus nombreux que ne le sont ceux de notre Odyssée et que, pour eux, cette épithète appartenait tout autant à Achille qu’à Ulysse. D’ailleurs il n’est nullement nécessaire de nous limiter à la considération de l’emploi de l’épithète pour les noms de personnages importants. Vu le très grand nombre de héros qui figurent dans les histoires de l’âge héroïque, il est certain que l’auditeur d’Homère avait entendu la plupart des épithètes génériques employées souvent avec un nombre considérable de noms. Si ἄναξ ἀνδρῶν est dit de six personnages dans l’Iliade et l’Odyssée seulement, à combien d’autres noms cette épithète doit-elle avoir été jointe dans le grand domaine de l’épos?***

Comme dans le cas du sens ornemental de l’épithète, nous pouvons constater que, pour le sens générique, le poète s’est laissé guider dans son choix par des considérations de versification et nullement par le sens. Nous nous trouvons dans l’alternative de croire qu’Homère aurait sacrifié sa pensée à la commo- {187|188} dité de la versification ou qu’il aurait regardé l’épithète employée pour plus d’un héros comme un mot applicable à tous les héros. L’emploi de l’épithète générique d’après sa mesure est vite démontré, δῖος est dit au nominatif de 12 héros dont 9 présentent des noms de la même valeur métrique: Ἀχιλλεύς, Ὀδυσσεύς, Ἀλάστωρ, ὑφορβός, Ἀγήνωρ, Ἐπειγεύς, Ἐπειός, Ἐχέφρων, Ὀρέστης. Les autres noms sont Ἀλέξανδρος (3 fois), Μενεσθεύς (1 fois), et Οἰνεύς (1 fois). Et contre ces cinq emplois, on en trouve 183 pour les neuf noms ayant la mesure ⏑ _ _ et commençant par une voyelle, ἱππότα est même plus rigoureusement limité à des noms d’une même valeur métrique, n’étant dit que de Νέστωρ, Φυλεύς, Τυδεύς, Οἰνεύς, Πηλεύς. κρείων apparaît au nominatif seulement avec Ἀγαμέμνων, Ἀγαπήνωρ, Ἑλικάων, Ἐλεφήνωρ, Ἐύμηλος. ξανθός n’est employé que pour Μελέαγρος, ῾Ραδάμανθυς, Μενέλαος. Mais il n’est pas besoin de citer d’autres exemples de ce genre; il faudrait énumérer presque toutes les épithètes apparaissant au tableau III. On peut comparer les listes de formules nom-épithète données plus haut (pp. 106-109), lorsqu’il s’agissait de démontrer l’utilité de l’épithète générique pour la facture des vers. Il est évident qu’on ne saurait invoquer le motif d’une coïncidence pour expliquer cette limitation de l’épithète aux noms d’une certaine mesure. C’est ainsi qu’Homère a assigné à ses personnages la divinité, la chevalerie, le pouvoir, et même les cheveux blonds selon la mesure de leurs noms, sans égard à leur naissance, à leur caractère, à leur rang, ni à leur légende: à moins que ce ne soient là des choses communes à tous les héros.***

Et à moins, en effet, que ce ne soient là aussi des choses qui se valent exactement. Car si le fait d’être « divin », par exemple, vaut plus ou moins que le fait d’être « roi » ou « chevalier » ou « sans reproche » ou « fort », ou toute autre caractéristique indiquée par une épithète générique, le poète a été amené par des considérations métriques à signaler pour tel héros une qualité plus importante que pour tel autre. Pour bien comprendre que les épithètes génériques possèdent réellement une même valeur, il faut se reporter à la relation qui existe entre le sens générique et le sens orne- {188|189} mental de l’épithète. On a souvent compliqué le problème de l’épithète fixe en ne saisissant pas nettement cette relation, qui est cependant assez simple: avant qu’une épithète porte le sens générique, il faut qu’elle porte le sens ornemental. Il en est ainsi parce que l’épithète particularisée ne peut être générique. Employée dans le but de compléter l’idée de la phrase où elle apparaît, elle doit inévitablement attribuer au héros la qualité qu’elle indique comme lui étant propre. Si le poète, par exemple, laisse entendre qu’un certain héros fait montre de sa « divinité » (δῖος), de sa force (κρατερός) ou de sa royauté (βασιλεύς), etc., l’épithète le distinguerait comme possédant tout spécialement la qualité qu’elle indique. C’est là l’explication sémantique du sens ornemental de l’épithète générique. L’explication d’après l’influence de l’hexamètre est aussi nette: l’épithète générique, pour faciliter la facture des vers, doit être applicable à tout héros sans égard aux circonstances momentanées. Or, l’épithète générique étant ornementale, il faut reconnaître l’indifférence du poète aussi bien que celle de l’auditeur envers sa signification, indifférence dont nous avons étudié le caractère plus haut, qui les amena à regarder l’épithète fixe comme un mot ornant toute la poésie héroïque plutôt qu’un seul vers. De même qu’ils ne remarquaient pas la limitation d’une épithète de héros à un certain cas grammatical, ils ne remarquaient pas sa limitation à un certain groupe de noms de héros. Pour eux une épithète générique n’était qu’un des mots ennoblissants de la diction aédique, essentiel au style traditionnel, mais un mot exprimant cependant une idée que leur indifférence mettait au même niveau d’importance que les idées des autres épithètes génériques.

Ce sentiment de l’auditeur pour le sens de l’épithète générique nous est attesté par certains des emplois illogiques de l’épithète. Ces emplois tombent dans deux catégories: celles où l’épithète est employée avec un nom qu’elle peut dans la plupart des cas accompagner logiquement, et celles où l’épithète semble toujours être en contradiction avec le nom. Dans la première catégorie tombent par exemple χειρὶ παχείηι, expression irréprochable d’ordinaire, mais curieuse lorsqu’elle est dite de la main de Pénélope (φ 6), πότνια μήτηρ, expression bien appliquée à la plupart des mères, mais surprenante lorsqu’elle est dite de la mère du mendiant Iris (σ 5). Les cas de la deuxième catégorie proviennent {189|190} du transfert d’une épithète générique à un personnage à qui elle semble mal adaptée. Tandis que dans les cas de la première catégorie la contradiction existe entre l’idée de l’épithète et le sens de la phrase, dans ces derniers cas la contradiction existe surtout entre l’épithète et le nom qu’elle accompagne. Ainsi δῖα, épithète générique d’héroïne, est applicable à la plupartdes femmes de l’épos; mais lorsqu’elle décrit Clytemnestre ou Antéia, elle semble déplacée, ἀμύμων qui est employée dans Homère pour 24 héros semble convenir parfaitement à 23 d’entre d’eux mais exige une explication dans le cas du vingt-quatrième, Égisthe. Il en est de même pour les épithètes des expressions ἀντίθεοι μνηστῆρες et Ἀντιμάχοιο δαίφρονος. C’est cette dernière catégorie d’emplois illogiques qui nous intéresse ici, parce qu’elle atteste non seulement le sens ornemental de l’épithète, comme nous l’avons déjà vu, mais aussi l’inattention du poète quant au nom que l’épithète devait accompagner. Si le poète faisait si peu attention à la signification de δῖα qu’il l’employa pour Clytemnestre, il est évident qu’il n’y faisait pas davantage attention lorsqu’il l’employa pour Ulysse, ou pour Priam, ou pour Alexandre, ou bien pour cet Arétaon qui n’apparaît dans l’Iliade qu’afin d’être tué par Teucros. Si, en employant l’épithète ἀμύμονος pour Égisthe le poète pensait si peu au caractère de ce méchant, il n’y a pas de raison pour supposer qu’il pensait davantage au caractère d’Ulysse, ou d’Alcinoüs, ou de ce Gorgythion qui, lui aussi, n’apparaît dans le poème que pour périr aux mains de Teucros. Un emploi de ce genre, qui a donné lieu à beaucoup de controverse, est celui de δῖος dit du porcher Eumée. Monro voulait y voir l’intention d’Homère d’amuser son public, quoique cette épithète soit dite 14 fois d’Eumée, en cinq chants, et aux moments où le porcher montre la plus grande vaillance. Si Monro avait été logique il aurait dû voir là l’intention arrêtée du poète de nous montrer qu’un porcher peut valoir un homme noble et mériter également, par son courage, le terme divin. Mais en interprétant ainsi cette épithète, on ne se rend pas compte du peu d’attention que l’auditeur donnait aux noms que cette épithète générique accompagnait. Homère employa δῖος pour le porcher d’abord parce qu’Eumée était un homme de l’âge héroïque et ensuite parce qu’il ne trouva que cette seule épithète qui composât, avec ὑφορβός (Εὔμαιος ne s’y prêtant pas), une formule nom-épithète {190|191} tombant après la diérèse bucolique et commençant par une consonne simple. Et ses auditeurs, ne trouvaient ni extraordinaire ni amusant qu’un porcher soit appelé divin parce qu’ils ne songeaient pas un instant à analyser la formule nom-épithète. Il en est de même pour ἥρωι Δημοδόκωι en θ 493, et pour Φιλοίτιος, ὄρχαμος ἀνδρῶν (υ 185, 254).***

Pour terminer cette recherche sur le sens de l’épithète générique considérons un dernier reproche qu’on pourrait adresser à Homère, celui d’avoir sacrifié l’épithète spéciale à l’épithète générique. Nous avons pu constater, par exemple, qu’il n’y a dans Homère que 40 épithètes spéciales de héros contre 61 épithètes génériques. Par conséquent on pourrait dire que les aèdes, afin de faciliter la versification, ont négligé de caractériser les héros, et que c’est en raison de l’emploi des épithètes génériques que la plupart des héros de l’Iliade et de l’Odyssée ont entre eux une certaine ressemblance. L’erreur de ce raisonnement est celle de quiconque croirait trouver dans les épithètes appliquées à un héros le résumé de son caractère. Même parmi les 40 épithètes spéciales de héros il n’y en a qu’un très petit nombre qui se rapportent à leurs personnes. Le caractère des personnages de l’Iliade et de l’Odyssée n’est guère donné par les épithètes mais plutôt par ce qu’ils font et par ce qu’ils disent. Pour faire ressortir la vérité de ce fait nous pouvons laisser de côté ici l’indifférence de l’auditeur pour la signification de l’épithète fixe afin de nous occuper d’une preuve d’un autre genre, le petit nombre d’épithètes spéciales des héros et des peuples qui apparaissent au Catalogue.

Dix héros, parmi ceux qui reçoivent dans Homère des épithètes spéciales, figurent au catalogue. Ce sont Ulysse, Achille, Agamemnon, Hector, Ajax, Diomède, Nestor, Lycaon, Amphios, Acamas; et le nombre dé leurs épithètes spéciales qu’on trouve dans l’Iliade et dans l’Odyssée s’élève à 22. Or, sur ces 22 il n’y en a que 5 inscrites au Catalogne: ποδάρκης . . . Ἀχιλλεύς (Β 688), κορυθαίολος Ἕκτωρ (Β 816), ταχὺς Αἴας (Β 527), Γερήνιος ἱππότα Νέστωρ (Β 601), Ἄμφιος λινοθώρηξ (Β 830). Ainsi ni Ulysse ni Agamemnon ne reçoivent d’épithètes spéciales. Et il est évident que les {191|192} épithètes qui viennent d’être citées, à l’exception de λινοθώρηξ, n’apparaissent dans ces vers que du fait que le poète avait besoin, pour sa versification, de formules de certaines mesures, λινοθώρηξ, exceptionnelle puisqu’elle décrit un héros qui n’est mentionné ailleurs qu’en Ε 612 lorsqu’il est tué par Ajax, laisse entrevoir un vieux fonds de tradition. Car ce ne peut être la commodité de versification qui ait créé et conservé cette épithète d’un héros peu important, mais seulement la valeur du détail qu’elle fournit. Son sens est ainsi particularisé et non pas ornemental, et elle est la seule épithète dans tout le Catalogue qui ait été employée dans le but de décrire un des héros qui se battait devant Troie.

Il en est pour les peuples comme pour les héros. Parmi les peuples auxquels sont attribuées des épithètes spéciales, 8 sont indiqués au Catalogue (cf. p. 121): Abantes, Thraces, Mysiens, Péoniens, Phrygiens, Cares, Troyens, Achéens. Ceux-ci ont dans Homère 11 épithètes spéciales dont trois seulement figurent au catalogue: Παίονας ἀγκυλοτόξους (Β 848), Καρῶν . . . βαρβαροφώνων (Β 867), Ἄβαντες . . . θοοί, ὄπιθεν κομόωντες (Β 542). Mais ni les Troyens ni les Achéens ne reçoivent de ces épithètes. Celles qui viennent d’être citées sont clairement du même genre que λινοθώρηξ. Il est inconcevable que ces trois peuples aient joué dans la légende un rôle tellement important que les aèdes aient créé et conservé, pour le maniement de leurs noms, des épithètes spéciales d’une certaine valeur métrique. Il faut expliquer leur présence dans le poème par l’intérêt du détail qu’elles renferment. Par elles, comme par λινοθώρηξ nous pouvons entrevoir la vieille origine, presque historique, du Catalogue.

Mais même dans les quatre épithètes que nous venons de signaler Homère est bien loin d’employer l’épithète, comme il nous semblerait naturel et inévitable qu’il le fît, dans un but descriptif. Il y fait seulement mention de certaines données traditionnelles. Les descriptions, les renseignements qu’il nous donne sur la personne des héros nous sont transmis par d’autres moyens que par celui de l’épithète.

§ 3. — L’Épithète particularisée.

C’est précisément parce qu’il s’est habitué à se contenter d’un sens approximatif pour l’épithète fixe que le lecteur pourra se tromper de la même façon sur l’épithète ayant un sens particularisé. Dans les deux cas il verra seulement un mot qui peut se rapporter, à des degrés variables, à l’action momentanée. On penserait peut-être que le lecteur moderne ayant, par son commerce avec la litté- {193|194} rature moderne, contracté l’habitude de chercher un motif spécial pour l’emploi de tout adjectif qualificatif, ne risquera pas de se tromper sur le sens d’une épithète employée avec intention par Homère pour compléter l’idée de sa phrase. Mais la vérité, c’est que la rencontre de tant d’épithètes qui ne laissent pas voir clairement l’intention du poète qui les employait engendre à la longue, comme le fait tout élément obscur et mal compris dans les œuvres d’un auteur, une incertitude qui s’étend rapidement à ce qu’on aurait autrement compris avec précision. Il arrivera parfois au lecteur d’Homère de ne pas reconnaître l’épithète employée dans un but spécial parce qu’il n’a pu la distinguer de celle dont il ne peut expliquer l’emploi. Citons, par exemple, l’épithète πολύτροπος qui décrit Ulysse au vers κ 330. Cette épithète en elle-même n’a rien qui la distingue de πολύμητις ou de πολμήχανε. Le lecteur a sans doute attribué à ces deux épithètes certains motifs d’emploi; mais ceux-ci sont le plus souvent restés imparfaitement compris ou même incompris. Par conséquent il assimilera πολύτροπος à ces deux autres épithètes et il en cherchera le sens de la même façon hésitante et incomplète qu’il a été forcé de faire pour celles-ci. Mais pour l’auditeur, si πολύτροπος n’est pas une épithète fixe — et nous verrons bientôt que c’est le cas — il a dû en être tout autrement. N’ayant aucune incertitude quant aux épithètes fixes, il a nettement su, par habitude, quelles épithètes sont ornementales, et par conséquent il a dû comprendre πολύτροπος comme un mot n’ayant aucun rapport avec les épithètes ornementales, un mot pour lequel il n’a point appris à rester indifférent, et aussitôt il a compris que le poète avait des raisons spéciales pour l’introduire dans ses vers.

Or, où chercher l’épithète particularisée? Dans notre recherche de l’épithète fixe nous avons été obligé, par les circonstances qui limitent cette recherche, de passer sans les juger sur une certaine partie des formules nom-épithète et d’épithètes génériques, puisque nous n’avons pu établir leur caractère traditionnel au moyen du système. C’est parmi elles qu’il faut d’abord chercher l’épithète particularisée, en reconnaissant que nous ne savons jusqu’ici si ce sont des épithètes fixes qui ont échappé à la démonstration de leur caraσctère, ou si ce sont plutôt des épithètes particularisées qui, employées d’après leur signification et non d’après leur mesure, n’ont rien à voir avec cette démonstration. Par consé- {194|195} quent il nous faudra, pour les reconnaître, la preuve qu’elles ne peuvent pas être des épithètes ornementales.

Nous avons vu que les cas où l’épithète ne laisse pas voir avec certitude son caractère ornemental tombent dans deux catégories: ceux où la formule nom-épithète ou l’épithète n’est pas unique et qui échappent ainsi au système; et ceux dans lesquels nous n’avons pas suffisamment d’exemples pour établir un système assez complexe pour être certainement traditionnel dans sa totalité. Considérons d’abord les cas de la première catégorie.***

Le fait que deux ou même plusieurs épithètes ou formules nom-épithètes employées pour un même substantif ont une mesure identique peut parfois nous indiquer l’intention arrêtée du poète d’employer un certain mot qualificatif en vue des circonstances momentanées. C’est lorsque le poète voulait faire entrer dans ses vers un adjectif non pas en raison de sa commodité, mais en raison de sa signification, que l’influence du vers aurait cessé de dicter l’emploi d’une épithète possédant une valeur métrique donnée et que le poète se serait servi d’une autre quoiqu’elle répétât cette mesure. En conséquence on peut considérer les mesures répétées comme un indice permettant de supposer qu’une épithète a été employée pour compléter le sens de la phrase; mais non pas comme une preuve. C’est là une erreur dans laquelle on est souvent tombé. On n’a pas vu qu’il pouvait y avoir d’autres causes à l’emploi de formules nom-épithète équivalentes: le fait que l’épithète, étant employée dans une certaine formule plus complexe s’est vue nettement soustraite à l’influence du mètre; les formations faites par analogie avec d’autres formules nom-épithète qui servent régulièrement à d’autres cas grammaticaux ou avec d’autres noms. Ces facteurs de la diction traditionnelle seront étudiés au chapitre suivant; constatons seulement ici qu’ils existent et que, par conséquent, le sens particularisé de l’épithète équivalente n’est nullement obligatoire [40] . {195|196}

Puisque la valeur métrique ne peut servir que comme point de repère, comment pouvons-nous reconnaître l’épithète particularisée? Nous n’avons que deux moyens de le faire et ces moyens, quoique paraissant au premier abord incomplets, se montrent cependant assez satisfaisants dans la pratique: le contexte et les autres emplois de l’épithète. Ιl faut d’abord considérer un à un les vers où apparaissent les épithètes dont il est question pour découvrir les cas où il serait possible de donner un sens particularisé à l’épithète, en nous souvenant en même temps que le rapport entre l’épithète et la phrase doit être de nature à viser directement l’action momentanée. On objectera peut-être que les avis sur le caractère direct de ce rapport peuvent différer, et jusqu’à un certain point on aura raison. Mais en vérité si, reconnaissant le caractère direct qui est à tout point de vue celui du style homérique, nous persistons à exclure toute interprétation qui ne viendrait pas immédiatement et facilement à l’esprit, nous trouverons qu’il n’y a guère de cas donnant lieu à une variété d’opinions. Le deuxième moyen, celui des autres emplois de l’épithète, nous servira ensuite à contrôler le choix qu’a ainsi fait notre goût; nous sommes obligés, d’après ce que nous avons appris du sens ornemental de l’épithète homérique, de reconnaître que l’épithète employée dans une certaine expression nom-épithète ne peut pas avoir tantôt le sens ornemental, tantôt le sens particularisé, mais doit toujours avoir soit l’un soit l’autre. Le sens ornemental de l’épithète tel que nous l’avons observé dans l’épithète fixe, est de nature à ne pas nous permettre de supposer chez l’auditeur une indifférence pour la signification d’une épithète ornementale quelconque qui n’est qu’à moitié formée. Nous n’avons aucune raison d’attribuer à l’auditeur cette hésitation à comprendre qu’éprouve le lecteur moderne, lorsqu’il cherche empiriquement les motifs d’emploi d’une épithète sans la certitude d’y parvenir. On peut concevoir, il est vrai, que dans Homère une certaine épithète était en train de devenir épithète fixe; car évidemment toute épithète commençait par être particularisée. Mais c’est le seul genre d’épithète qui permette les deux interprétations et il est peu probable qu’il en existe dans les vers d’Homère. Cet état de transition par lequel passe l’épithète ornementale doit être court. S’il faut citer un chiffre, on peut dire que l’épithète, après avoir été employée une centaine de fois dans un sens ornemental {196|197} par les aèdes qui s’en servirent les premiers, ne pouvait déjà plus avoir le sens particularisé. Et ce serait un hasard réellement extraordinaire que cette métamorphose se fût accomplie pour une certaine épithète dans le bref fragment de l’épos qui nous est parvenu. D’ailleurs le principe qui vient d’être énoncé se confirme dans la pratique: nous trouverons que certaines épithètes qui, dans plusieurs cas, semblent avoir le sens ornemental, l’ont aussi absolument dans tous les cas, qui vont parfois jusqu’au nombre de dix et de quatorze.

Indiquons les cas que nous avons rencontrés dans notre recherche d’une épithète à valeur métrique répétée qui est employée dans un sens particularisé.

I. Circé, n’ayant pas réussi à métamorphoser Ulysse en porc, le supplie de l’épargner, et se souvient dans sa terreur, des mots d’Hermès:

κ 330ἦ σύ γ᾽ Ὀδυσσεύς ἐσσι πολύτροπος, ὅν τέ μοι αἰεὶ
φάσκεν ἐλεύσεσθαι χρυσόρραπις Ἀργειφόντης,

Les valeurs métriques et les places du nom et de l’épithète sont les mêmes qu’en Κ 527.

ἔνθ᾽ Ὀδυσεὺς μὲν ἔρυξε διίφιλος ὠκέας ἵππους

Ce sont là les seuls vers où le poète ait employé une formule nom-épithète de ce type pour Ulysse, mais nous avons déjà remarqué une formule de cette valeur métrique pour le nom d’Achille (Σ 203, cf. Ω 472), et nous avons vu que διίφιλος sert régulièrement lorsqu’il y a besoin d’une épithète pour remplir le vers entre la césure féminine et la diérèse bucolique (p. 82). Aussi διίφιλος est-elle la seule épithète générique de héros de cette valeur métrique (cf. Tableau III). Il est donc évident que, dans le passage on question, Homère a renoncé à l’épithète qui lui serait aussitôt venue à l’idée s’il n’avait pas pensé à l’action momentanée. Enfin notons que cette épithète n’apparaît ailleurs dans Homère qu’au premier vers de l’Odyssée où, employée avec ἄνδρα, elle ne saurait avoir un sens ornemental.

II. L’épithète διίφιλος dont nous venons de rappeler le rôle dans la technique de l’emploi de l’épithète, est employée 5 fois pour Achille. Or, on trouve aussi pour ce héros πελώριος (2 fois) qui présente à tous les cas la même valeur métrique que l’autre épi- {197|198} thète. Tout pareillement on trouve διίφιλος employée quatre fois pour Hector mais en Λ 820 πελώριος. Comme il a déjà été dit, il s’agit de faire ici plus qu’une simple démonstration du sens particularisé dans ces trois cas: ou l’épithète πελώριος est une épithète générique de héros et toujours ornementale, ou elle est toujours particularisée dans les 10 cas de son emploi. (1) Elle est donnée à Achille en Φ 527 où le poète nous raconte comment, des murs, Priam le regarde chasser l’armée troyenne devant lui. (2) En X 92 Hector refuse de céder aux prières de son père et de sa mère,

ἀλλ᾽ ὅ γε μίμν᾽ Ἀχιλῆα πελώριον ἆσσον ἰόντα

(3) En Λ 820, lors des grands revers des Achéens, Patrocle demande désespérément à Eurypyle si l’on n’a aucun espoir d’arrêter πελώριον Ἕκτορα. (4) Hélène nomme les héros Achéens à Priam qui les regarde du haut des portes Scées. Lorsqu’il lui demande (Γ 226)

τίς τ᾽ ἄρ᾽ ὅδ᾽ ἄλλος Ἀχαιὸς ἀνὴρ ἠύς τε μέγας τε,
ἔξοχος Ἀργείων κεφαλήν τε καὶ εὐρέας ὤμους;


elle lui répond:

Γ 229οὗτος δ᾽ Αἴας ἐστὶ πελώριος, ἕρκος Ἀχαιῶν

(5-6) Le vers Η 211, où Ajax reçoit aussi cette épithète, figure dans une comparaison entre ce héros, qui est en train de s’armer pour le duel avec Hector, et Arès qui, quatre vers plus haut, a reçu cette même épithète. (7) Ajax reçoit l’épithète une deuxième fois en Ρ 360, au moment où, dans la mêlée, il enjambe le cadavre de Patrocle. (8) Et enfin, en Ρ 174, c’est de la bouche d’Hector qu’il reçoit l’épithète, lorsque celui-ci cherche à expliquer à Glaucus pourquoi il a fui devant Ajax en abandonnant le cadavre de Sarpédon. (9-10) Dans les deux autres cas l’épithète est appliquée à un Périphante (E 842, 847), héros Étolien tué par Arès. Quoique ce Périphante ne soit pas mentionné ailleurs dans Homère on peut être certain que, dans la légende, ce guerrier était renommé pour sa grande taille.

Il y a dans l’emploi de cette épithète particularisée πελώριος un fait important à noter. Dans les dix cas elle tombe devant la diérèse bucolique, et il ne peut y avoir de doute que ce soit en grande {198|199} partie la commodité métrique qui ait occasionné son emploi. Mais cela n’invalide en rien la conclusion que nous avons tirée. Certes, le poète avait besoin d’une épithète remplissant le vers entre la césure féminine et la diérèse bucolique; mais il se serait certainement servi do διίφιλος dans tous les cas si la situation momentanée ne lui avait pas suggéré l’autre adjectif. Quoiqu’on y voie l’influence du vers, on y voit aussi un choix conscient du mot. D’ailleurs la variété des mesures des noms des héros que décrit cette épithète nous indique que la commodité métrique n’était pas seule à agir ici. Telle autre épithète équivalente, μενεχάρμης, –ην, par exemple, n’est employée qu’avec les noms Ἀντίλοχος, Ἱππόνοον, Ἱππόλοχον, ce qui suggère un motif d’emploi purement métrique et un sens ornemental — suggestion qui est vite confirmée par la considération des cas dans lesquels elle est employée, par exemple en Λ 303 ou en Ψ 419.

III. L’épithète Ἰθακήσιος est dite deux fois d’Ulysse; ailleurs lorsque le poète doit remplir d’une épithète l’étendue du vers entre la césure masculine et la diérèse bucolique il emploie δουρικλυτός. Le fait que δουρικλυτός rend la syllabe finale ď Ὀδυσεύς longue à la fois par nature et par position n’a pas d’importance ici; la syllabe longue fermée n’est pas évitée après cette césure comme elle l’est dans les trois derniers pieds de l’hexamètre, ce qu’on peut constater en considérant les vers où apparaissent δουρικλυτός (voir pp. 81-82), πεπνυμένος, et θεοείκελος. Les contextes indiquent le sens nettement particularisé de Ἰθακήσιος. Dans la scène de l’assemblée en β Léocrite affirme que les Prétendants n’ont rien à craindre d’un seul homme et que, si Ulysse d’Ithaque revenait, il périrait bientôt de leurs mains:

β 246εἴ περ γάρ κ᾽ Ὀδυσεὺς Ἰθακήσιος αὐτὸς ἐπελθὼν


Ce vers ressemble fort à l’autre où figure l’épithète:

χ 45εἰ μὲν δὴ Ὀδυσεὺς Ἰθακήσιος εἰλήλουθας


Dans ce vers Eurymaque dit que, si Ulysse est vraiment celu qu’il dit être, il est justifié dans son désir de se venger des prétendants. On ne saurait nier que ces deux vers soient inspirés l’un de l’autre ou d’un modèle commun; mais ce n’est pas une raison pour refuser de voir le rapport qui existe entre l’épithète et {199|200} le verbe. Cependant on doit se garder de trouver dans l’épithète le sens le vrai Ulysse; le sens est simplement Ulysse revenant en sa patrie. Nous voyons ici une façon traditionnelle d’employer l’épithète dans un sens particularisé.

IV. On a souvent traduit ὑπέρθυμος par orgueilleux, arrogant, signification qui n’est pas confirmée par son emploi (cf. Δ 365, Ε 77, Ψ 302, etc.). Mais ὑπερφίαλος, qui a la même valeur métrique, montre nettement le sens particularisé donné par la traduction arrogant. Cette épithète est employée trois fois pour les Troiens (cf. Τρῶες ὑπέρθυμοι, 5 fois; Τρῶας ὑπερθύμους, 2 fois). Dans chacun des trois cas le mot est mis par le poète dans la bouche d’un des ennemis d’Ilion. (1) En Φ 224 c’est Achille qui, après avoir vaincu le fleuve Scamandre, se vante qu’il ne cessera de tuer des arrogants Troyens que lorsqu’il aura fait périr Hector. (2) En Φ 414 c’est Athéna qui, ayant écrasé Arès sous un rocher énorme, lui fait observer que c’est ce qu’il avait mérité pour avoir défendu les arrogants Troyens contrairement au désir de sa mère Héra. (3) En Φ 459 Poseidon, pour faire abandonner la bataille à Apollon, lui rappelle les indignités que Laomédon leur a fait souffrir jadis, et exprime sa surprise qu’Apollon ne se soit pas joint aux autres dieux pour punir les arrogants Troyens. (4) L’épithète est employée en Ε 881 pour Diomède (cf. ὑπέρθυμον Διομήδεα Δ 365) dans un vers dit par Arès; celui-ci se plaint devant Zeus qu’Athéna incite l’arrogant Diomède à se battre avec les dieux — celui-ci vient précisément de le blesser. (5) En ι 106 Ulysse raconte comment il vint au pays des Cyclopes:

Κυκλώπων δ᾽ ἐς γαῖαν ὑπερφιάλων ἀθεμίστων


(6-14) Dans les neuf autres cas l’épithète est appliquée aux Prétendants, quatre fois par Ulysse, une fois par Pénélope, et quatre fois par le poète lui-même, et dans chaque cas il y a bien plus que la méchanceté inhérente des Prétendants pour expliquer l’emploi du mot. Il s’agit toujours soit d’un certain crime des Prétendants — le gaspillage des troupeaux d’Ulysse (ψ 356, ξ 27), le complot contre la vie de Télémaque (δ 790), la corruption des servantes (υ 12), les indignités souffertes par Ulysse déguisé en mendiant (υ 291), soit de la haine qu’ils inspirent à Ulysse (π 271, ο 315) et à Pénéloppe (σ 167), soit enfin de l’idée de vengeance (ν 373). {200|201}

V. En γ 81 on trouve Ἰθάκης ὑπονηίου qui ressemble métriquement à l’expression Ἰθάκης εὐδειέλου, laquelle n’apparaît également qu’une seule fois dans Homère. Mais la fréquence avec laquelle on trouve Ἰθάκην εὐδείελον à l’accusatif (5 fois) nous montre que Ἰθάκης εὐδειέλου était bien la forme régulièrement employée au génitif. Nous savons ainsi que ὑπονηίου est placée dans la bouche de Télémaque, non pour indiquer de quelle Ithaque il est venu, mais pour décrire cette île, naturellement pour éclairer l’auditeur plutôt que Nestor. Le sens de l’épithète est ici tout à fait comparable à celui de ἀργηστής lorsqu’Eschyle s’en sert comme épithète de ἀφρός, écume blanche (Sept contre Thèbes, 60): ὑπονηίου n’étant pas régulièrement employé dans une formule nom-épithète doit attirer l’attention de l’auditeur et éveiller dans son esprit une image particulière.

VI. L’épithète κυανοπρωιρείους n’est employée qu’une seule fois à l’accusatif (γ 299), mais nous savons par son apparition fréquente au génitif (12 fois) que c’est l’épithète qui servait régulièrement à l’accusatif. Or on trouve à deux reprises une autre épithiète du navire ayant la même valeur métrique: φοινικοπαρήιους, qui apparaît dans le vers répété λ 124 = ψ 271:

οὐδ᾽ ἄρα τοὶ ἴσασι νέας φοινικοπαρήιους


Il s’agit dans les deux cas de la prophétie de Tirésias: Ulysse, pour apaiser la colère de Poseidon, doit faire un nouveau voyage après son retour à Ithaque. II doit aller en quête d’un peuple qui ne connaît ni la mer ni les navires. L’épithète n’a pas nécessairement une signification occulte, comme semble l’avoir le mot ἀθηρηλοιγόν; mais c’est certainement un des mots particuliers à la prophétie qu’avait faite, selon la tradition aédique, le vieux Thébain aveugle.

VII. On trouve en α 29 ἀμύμονος Αἰγίσθοιο, ἀμύμονος étant la seule épithète générique de héros de sa valeur métrique (cf. Tableau III); mais en γ 310 on lit:

ἦ τοι ὁ τὸν κτείνας δαίνυ τάφον Ἀργείοισι
μητρός τε στυγερῆς καὶ ἀνάλκιδος Αἰγίσθοιο

VIII. On trouve 18 fois ἐυκνήμιδες Ἀχαιοί et 10 fois ἐυκνήμιδας Ἀχαιούς, mais Δ 66-7 = 71-2 ὑπερκύδαντας Ἀχαιούς. Ces vers apparaissent dans le dialogue entre Athéna et Héra qui complotent de {201|202} violer la trêve entre les Achéens et les Troyens. L’épithète est clairement choisie pour indiquer les sentiments bienveillants des deux déesses envers les Achéens.

IX. On trouve νῆες ἐύσσελμοι 4 fois dans l’Odyssée, dont trois fois au commencement du vers; on peut comparer νῆας ἐυσσέλμους (12 fois) qui tombe 7 fois à cette position. Mais en Δ 247-9, où le poète aurait pu employer ἐύσσελμοι, on lit:

ἦ μένετε Τρῶας σχεδὸν ἐλθέμεν, ἔνθα τε νῆες
εἰρύατ᾽ εὔπρυμνοι, πολιῆς ἐπὶ θινὶ θαλάσσης,
ὄφρα ἴδητ᾽ αἴ κ᾽ ὔμμιν ὑπέρσχηι χεῖρα Κρονίων;

Les témoignages du sens particularisé de εὔπρυμνοι sont en effet assez abondants: nous verrons plus loin que l’épithète placée dans un vers suivant celui de son substantif n’est pour ainsi dire jamais ornementale.

Χ. Nous avons signalé le fait que certains héros, et certains peuples du Catalogue, qui jouent dans la légende un rôle peu important, reçoivent néanmoins des épithètes spéciales; et nous avons remarqué qu’il faut chercher ailleurs que dans l’influence du vers les raisons de leur emploi. Dans les cas des épithètes en question nous avons trouvé que leur survivance a été déterminée par l’intérêt historique des détails qu’ils renferment, mais il y a d’autres épithètes spéciales qui ne s’expliquent pas ainsi; on en est réduit à leur reconnaître la qualité d’épithètes particularisées ce qui, d’ailleurs, s’accorde et avec leur signification et avec la manière dont le poète les a employées. Ces épithètes sont au nombre de trois: Φόρβαντος πολυμήλου Ξ 490, πολυμήλου Φυλακίδαο (Β 705), ἀγήνορι Λαομέδοντι (Φ 443), Λαομέδων ἔκπαγλος (Φ 452).

XI. Citons enfin deux expressions nom-épithète pour lesquelles on ne trouve pas de formules équivalentes mais qui, néanmoins, indiquent clairement un sens particularisé: μάχης ἀκόρητον (Υ 2) et Πατροκλῆος δειλοῖο (4 fois). Ici, comme dans les 4 cas que nous venons de considérer dans les paragraphes précédents, le sens ornemental est exclu par le fait qu’on ne saurait expliquer par l’influence du vers l’existence dans la tradition d’épithètes spéciales des valeurs métriques, et aux cas, de celles-ci. Certes, il n’y a pas de héros plus important qu’Achille dans l’épos, mais même pour lui on ne saurait supposer qu’une formule de la mesure {202|203} en question, contenant une épithète spéciale, fût d’emploi assez fréquent pour faire partie de la technique de l’emploi des formules, et que l’épithète spéciale serait ainsi devenue ornementale. Il en est de même de l’épithète de Patrocle, Πατροκλῆος δειλοῖο n’aurait jamais pu aider les aèdes dans leur composition au point qu’elle fût toujours conservée dans la diction.

Ce qui vient d’être dit des formules d’Achille et de Patrocle s’applique même plus fortement aux épithètes des expressions ἀνάλκιδος Αἰγίσθοιο (γ 310, déjà cité, p. 201), Κλυταιμνήστρή δολόμητις (λ 422) et στυγερήν. . . Ἐριφύλην (λ 326). Car autant ces personnages manquent de l’importance dans la légende, autant il est difficile d’expliquer la survivance d’une épithète spéciale par l’influence du vers.***

Venons-en maintenant aux expressions nom-épithète dont on ne peut établir le caractère fixe au moyen du système. Nous pourrons heureusement constater que les cas où il est impossible de décider du sens de l’épithète sont moins fréquents qu’on ne s’y attendrait. Le plus souvent l’épithète ne se prête pas par sa signification au sens particularisé et, dans les cas où elle s’y prêterait, on peut se rendre compte du sens ornemental en faisant une comparaison avec son emploi dans d’autres vers des poèmes. D’autre part l’épithète particularisée se révèle quelquefois par sa signification et d’autres fois par sa position dans le vers et dans la phrase. Il est souvent facile de se rendre compte qu’au point de vue de la versification le poète ne peut tirer aucun avantage de l’emploi de l’épithète, et que par conséquent il faut renoncer à chercher le motif d’emploi dans l’influence du vers.

I. Nous venons de voir qu’une épithète ne peut avoir avec un même nom tantôt le sens particularisé et tantôt le sens ornemental. Il serait évidemment peu utile de citer tous les cas auxquels ce principe peut être appliqué; indiquons seulement par quelques exemples quelle peut être l’étendue de son application. Si, en lisant le vers χ 43, où les prétendants pris au piège cherchent à fuir

πάπτηνεν δὲ ἕκαστος ὅπηι φύγοι αἰπὺν ὄλεθρον


on est tenté de voir dans l’épithète αἰπύν l’intention du poète d’in- {203|204} sister sur la destruction complète et absolue des Prétendants, on sera vite désabusé, ou ce qui est peut-être plus significatif, vite découragé, en cherchant un sens analogue dans les 23 autres vers où l’épithète accompagne ὄλεθρος. C’est de la même façon qu’on saura reconnaître le sens ornemental de l’épithète dans les expressions Κίλλαν τε ζαθέην (A 38, cf. I 151, Β 508, 520); ἱερὴν ἑκατόμβην (A 99, cf. Ψ 146, γ 144, δ 478); πολυάικος πολέμοιο Α 165, cf. Υ 328); διοτρεφέων βασιλήων (Α 176, cf. Β 98 et surtout δ 63); πικρὸν ὀιστόν (χ 8, cf. Δ 134, 217, Ν 592, etc.); ἐυδμήτους . . . τοίχους (χ 24 cf. υ 302, χ 126); etc., etc.

II. Signalons d’abord parmi les épithètes particularisées celles, très nombreuses, dont la signification même rejette le sens ornemental parce qu’elle n’est applicable qu’à certains membres de l’espèce. Ces épithètes, que Düntzer désigne par le terme de déterminatives (bestimmende), ne présentent aucune difficulté au point de vue du sens, étant facilement reconnaissables, et il suffira d’en citer quelques-unes: ἰφθίμους ψυχάς, ἀπερείσι᾽ ἄποινα, χρυσέωι . . . σκήπτρωι, ἀγλαὰ . . . ἄποινα, κρατερὸν . . . μῦθον, χαρίεντα . . . νηόν, μέγαν οὐδόν, αἵματος ἀνδρομέοιο, χολωτοῖσιν ἐπέεσσι, etc.

III. Le seul fait qu’une épithète est séparée de son nom par d’autres mots de la phrase n’indique pas forcément que son emploi n’a pas été causé par le souci de la versification. Au contraire nous avons déjà rencontré dans le cas des épithètes dont l’emploi est quasi indépendant de la formule (p. 82) des vers où l’on voit l’épithète fixe séparée de son nom; ainsi dans les vers

Κ 527ἔνθ᾽ Ὀδυσεὺς μὲν ἔρυξε διίφιλος ὠκέας ἵππους
Η 38Ἕκτορος ὄρσωμεν κρατερὸν μένος ἱπποδάμοιο


Nous avons vu aussi que l’épithète de Zeus, par exemple, dans l’expression ὃν (τὸν) ἀθάνατος τέκετο Ζεύς (3 fois, cf. p. 98) doit être regardée comme étant ornementale. Mais l’épithète fixe, en exceptant les deux types de formules qui viennent d’être nommés, n’est jamais séparée de son nom. Il faut ou bien que l’épithète fasse partie d’un système de formules servant à exprimer dans l’hexamètre un nom ou une catégorie de noms de première importance, qu’on rencontre dans la poésie avec la plus grande fréquence et qui nécessitent ainsi un système des plus complexes; ou bien qu’elle figure dans une formule destinée à exprimer une {204|205} idée spéciale. Car autrement il faudrait supposer, pour un nom n’apparaissant que rarement dans la poésie, un système si complexe qu’il contiendrait non seulement les formules des types principaux, celles qui tombent entre une coupure et une des extrémités du vers, mais aussi les types de formules qui servent très rarement même avec les noms de héros, qui sont de beaucoup les plus fréquents parmi les noms. Ainsi pour levers A 10:

νοῦσον ἀνὰ στρατὸν ὦρσε κακήν, ὀλέκοντο δὲ λαοί


νοῦσον n’apparaîtrait pas si fréquemment dans la poésie et dans une telle variété de circonstances que l’on puisse supposer un artifice traditionnel par lequel le nom et l’épithète seraient placés dans le vers comme nous les voyons ici; et l’on ne peut supposer non plus que l’idée essentielle il envoya la peste à travers le camp serait si commune que les aèdes auraient créé une formule traditionnelle pour l’exprimer dans l’espace compris entre le commencement du vers et la diérèse bucolique. La seule raison possible de la présence de κακήν dans ce vers est le désir particulier du poète de faire entrer ce mot dans sa phrase, et par conséquent il faut reconnaître qu’il a voulu dire, non pas certes que la peste en question fut plus mauvaise que d’autres, mais qu’à ce moment elle était mauvaise pour les Achéens.

Nous n’avons aucune raison de croire que Chrysès jouait, dans la légende de Troie un rôle tellement important que les aèdes auraient trouvé pour son nom l’artifice, d’une épithète fixe qui, employée avec lui, remplirait le vers après la diérèse bucolique. Par conséquent il faudrait traduire l’expression dans A 11:

οὕνεκα τὸν Χρύσην ἠτίμασεν ἀρητῆρα
Ἀτρείδης·


non pas par Chrysès le prêtre mais par Chrysès qui était prêtre.

On trouve l’expression φίλος υἱός, φίλον υἱόν, par exemple, employée avec une fréquence (38 fois), à des places du vers, et dans des contextes qui ne laissent aucun doute sur le fait que l’expression n’est qu’une variante métrique de υἱός et que l’épithète a dans cette expression le même sens ornemental qu’elle porte dans φίλον ἦτορ. Mais il n’y a aucune raison de croire que φίλην servait régulièrement avec παῖδα lorsqu’il était commode — ce n’aurait pu être que bien rarement — de rem- {205|206} plir le vers entre la césure féminine et l’hepthémimère. Il faut donc chercher dans la pensée du poète le motif particulier de l’emploi de ce mot en A 20.

De même nous savons que l’épithète en χ 18:

βλημένου, αὐτίκα δ᾽ αὐλὸς ἀνὰ ῥῖνας παχὺς ἦλθεν


fut introduite dans le vers dans le hut de nous suggérer une image particulière.***

Nous avons déjà une preuve du sens particularisé des épithètes que nous venons de considérer: l’épithète n’étant pas constamment employée avec un certain nom, elle n’a jamais pu devenir indifférente à l’auditeur. Or il faut remarquer une autre indication du sens particularisé des épithètes que nous venons de considérer, d’ordre purement psychologique et que nous devons regarder comme un de ces facteurs nombreux et variés qui ont déterminé le caractère de la technique des formules nom-épithète. Il s’agit du fait que, s’il intervient entre le nom et son épithète un autre mot plus important qu’une simple conjonction ou particule, l’attention de l’auditeur doit momentanément abandonner le substantif et, lorsqu’elle y sera rappelée par l’épithète, l’union étroite entre l’idée de l’épithète et celle du nom aura été rompue. L’auditeur ne sera plus uniquement occupé de l’idée exprimée par le nom, comme il l’est d’un bout à l’autre d’une formule où l’épithète précède ou suit directement le nom, et par conséquent il fera inévitablement plus attention à l’épithète, comme à un mot dont l’idée a sa propre importance. Nous voyons donc que l’épithète fixe n’est jamais séparée de son nom, sauf dans le cas des noms apparaissant si fréquemment dans la poésie qu’il était certain que l’indifférence de l’auditeur pour le sens particularisé possible se développerait rapidement. Nous aboutissons ainsi, en considérant les procédés mentaux de l’auditeur, à une conclusion identique à celle à laquelle nous a déjà amenés la considération de l’influence du vers et de la commodité de la versification. Ici, comme lorsque nous considérions le rôle de l’analogie dans le développement de la diction traditionnelle (pp. 89-91), nous pouvons nous rendre compte de ce que les aèdes ont pu faire {206|207} d’admirable. En se laissant guider par les éléments matériels de l’hexamètre et de la mesure des mots, et en recherchant la facilité dans la facture des vers, ils sont arrivés à se créer un style conforme au plus haut degré aux règles de la pensée. La clarté des phrases de l’épos naît de la difficulté même d’accorder ces phrases au rythme du vers.

IV. Ces cas de la séparation du nom et de l’épithète nous amènent à ceux dans lesquels l’épithète se trouve au vers qui suit celui qui contient le nom. et ce que venons d’apprendre sur les premiers s’applique à plus forte raison à ceux-ci. L’épithète au vers suivant est toujours particularisée, à l’exception des cas, excessivement rares, d’une épithète à emploi quasi indépendant: peut-être διίφιλος en Π 169 est-elle la seule épithète ainsi employée dans Homère. D’abord, dans la pensée de l’auditeur, cette liaison étroite entre le nom et l’épithète qui, nous venons de le voir, est nécessaire au sens ornemental, est fortement rompue par l’interruption existant naturellement à la fin du vers homérique — interruption qui ne provient pas forcément d’une pause, quoique ce soit le cas pour le plus grand nombre des vers, mais plutôt du rythme, lorsque le poète, après avoir achevé un mouvement de six pieds, en recommence un autre. D’autre part la présence de l’épithète au vers suivant est dépourvue de tout avantage au point de vue de la versification plus encore que n’importe quelle séparation du nom et de l’épithète dans un même vers. La technique des épithètes, telle que nous l’avons étudiée, n’est destinée qu’à aider le poète à faire entrer le nom dans un vers de six pieds; une fois que ce nom y est entré et que le vers est complet, le rôle de l’épithète est terminé. Pour chercher un emploi au vers suivant, d’après la mesure de l’épithète, sauf pour le cas mentionné de l’épithète à emploi indépendant, il faudrait supposer que le vers homérique était non pas de six pieds mais de douze.

Les cas où l’épithète est placée dans le vers qui suit celui où apparaît le nom ne sont pas nombreux. Nous pouvons signaler ceux qu’on trouve dans les deux livres A et χ. A 1 μῆνιν . . . οὐλομένην. A 37 Ἀργυρότοξ᾽ . . . Σμινθεῦ. A 247 Νέστωρ | ἡδυεπὴς . . . λιγὺς Πυλίων ἀγορητής. Α 481 κῦμα . . . πορφύρεον. χ 79 φάσγανον . . . χάλκεον, ἀμφωτέρωθεν ἀκαχμένον. χ 123 κυνέην . . . ἵππουριν. Le dernier exemple mérite quelque attention. On trouve le passage suivant {207|208} quatre fois (Γ 336, Ο 480, Π 137, χ 123), au moment où Homère décrit un guerrier en train de s’armer:

κρατὶ δ᾽ ἐπ᾽ ἰφθίμωι κυνέην εὔτυκτον ἔθηκεν
ἵππουριν· δεινὸν δὲ λόφος καθύπερθεν ἔνευεν.

Employée de cette façon l’épithète ἵππουριν est le type d’un assez grand nombre d’épithètes qui figurent dans des descriptions traditionnelles. Ces épithètes peuvent être employées comme ἵππουριν avec une certaine fréquence, mais il serait impossible qu’elles ne perdissent jamais leur sens particularisé. Il s’agit toujours d’une image que le public d’Homère aimait à voir évoquer, et puisque c’est à l’image qu’il pensait chaque fois, ἵππουριν doit continuer à garder le sens particularisé.

§ 4. – L’Épithète en dehors de l’épos.

Revenons des épithètes particularisées aux épithètes fixes afin d’en résumer les caractéristiques et de les comparer à celles de la poésie grecque plus récente. Ces caractéristiques ne sont pas plus nombreuses qu’elles ne sont essentielles à la compréhension de la pensée d’Homère, n’étant que quatre: (1) Les épithètes fixes sont employées d’après leur valeur métrique et non d’après leur signification; (2) elles sont traditionnelles; (3) elles sont toujours ornementales; (4) elles sont souvent génériques. Et ces quatre caractéristiques — c’est un point sur lequel on ne saurait trop insister — dépendent les unes des autres. L’épithète traditionnelle ne serait pas possible sans le désir qu’avaient les aèdes d’en avoir d’une grande variété de mesures. Le sens ornemental n’est pas possible dans une épithète qui n’est pas traditionnelle. Et le sens générique n’est pas possible dans une épithète qui n’est pas ornementale. Ainsi il doit s’ensuivre que dans toute poésie où la première de ces conditions, l’emploi selon la valeur métrique, n’est pas remplie, l’épithète ne pourra avoir ni le sens ornemental ni le sens générique. Cela équivaut à dire qu’en dehors de l’épos toutes les épithètes de la poésie grecque, latine, et moderne sont particularisées et se rapportent à l’action du moment. Car nous trouvons qu’en dehors de l’hexamètre grec aucun vers n’a influé sur le style au point de créer une diction traditionnelle — la technique des épithètes de l’épos, étant née de l’hexamètre, ne pouvait {208|209} servir à un autre rythme; et en dehors de l’épos nous ne trouvons aucune poésie hexamétrique qui se soit laissée influencer ainsi par le vers même à un faible degré. Cette influence ne pouvant se faire sentir sans la collaboration d’un grand nombre de poètes et à travers plusieurs générations, le style hexamétrique d’une autre époque ne saurait être traditionnel sauf en ce sens qu’il imitait un autre style, c’est-à-dire celui d’Homère. Et cette imitation, nous l’avons vu dans le cas d’Apollonius et de Virgile, ne peut être faite que dans une mesure insignifiante.

Pour apprécier ce fait capital et catégorique que l’épithète ornementale n’existe pas en dehors de l’épos. considérons les épithètes chez certains poètes qui se distinguent par la façon dont ils ont su en user.

Pour comprendre les épithètes de Pindare, le lecteur n’est pas obligé de se familiariser avec l’expression nom-épithète, comme il l’est pour la compréhension de l’épithète homérique; à ce point de vue nous sommes pour le poète Thébain un public bien plus satisfaisant que nous ne pouvons l’être pour Homère. Car ceux qui entendaient pour la première fois la représentation d’un ode pindarique s’attendaient, comme nous, à un style individuel où chaque mot servirait aux desseins particuliers de l’auteur. Considérons les épithètes qui enrichissent le début du quatrième Pythique. ἀνδρὶ φίλωι (v. 1) signifie un homme qui m’est cher; l’expression est aussi précise que si le poète eût dit παρ᾽ ἀνδρὶ ὃς φίλος μοί ἐστιν, car Pindare ne constate pas un fait, il l’affirme. εὐίππου . . . Κυράνας (v. 2): l’ode célèbre la victoire d’Arcésilas à la course des chars. χρυσέων . . . αἰετῶν (v. 6): puisque tout aigle n’est pas en or massif cette épithète est de celles que nous avons dénommées déterminatives, ἱερὰν νᾶσον (v. 11): l’île de Théra était renommée pour le grand nombre de cultes qui y étaient célébrés, ce qui ne permet pas d’attribuer à l’épithète le sens générique qu’elle a dans Homère comme épithète de pays: elle est appliquée dans l’Iliade et l’Odyssée à Troie, aux Iles Échinades, à Thèbes de Troade, à Eubée, à Zélée, à Oncheste, à Pylos, et à la ville des Cicones. Quant au sens ornemental, il ne peut exister, car l’épithète est clairement choisie afin de souligner l’idée maîtresse de la phrase et du poème: les circonstances de la colonisation de Cyréne furent saintes du commencement à la fin. καρποφόρου Λίβύας (v. 11): la pensée du poète est colonisateur de la Lybie qui est {209|210} un pays fertile et ainsi tel que souhaiterait un colonisateur. εὐάρματον πόλιν (v. 13): encore un mot se rapportant à la victoire d’Arcésilas. Dans la compréhension de cette épithète si, comme on a le droit de le supposer, elle est une création de Pindare, il entre encore un facteur inconnu à l’épithète homérique: le caractère saisissant du nouveau mot, qui doit avoir fixé l’attention de l’auditeur sur l’épithète seule, tout en lui faisant sentir la grande originalité de Pindare. On est loin de πολύτλας δῖος Ὀδυσσεύς que l’on trouve 38 fois dans l’espace restreint de l’Iliade et de l’Odyssée et qui fut employé on ne peut même imaginer combien de fois dans la poésie héroïque qu’avait entendue l’auditoire d’Homère. Evidemment on ne peut être entièrement certain de voir dans ces vers l’origine du mot εὐάρματον, mais ce qui est certain, c’est qu’il entre une grande quantité de ces épithètes nouvelles dans l’œuvre de Pindare. Pour celui qui veut avoir une certitude complète on peut citer ἀναξιφόρμιγγες (Ο 2, 1), ἰοπλοκάμων (Ρ 1,1), μεγιστόπολι (Ρ 8,2), etc. [41] Mais notre recherche des chapitres précédents ne nous a pas permis de trouver une seule épithète, même particularisée, dont on puisse se hasarder à dire qu’elle est probablement l’œuvre d’Homère, ἀργινόεντι μαστῶι (v. 14): le sens figuré du substantif exclut forcément toute idée d’un sens ornemental: Cyréne fut bâtie sur une colline blanche.***

Dans les vers par lesquels débutent Les Perses, on trouve l’épithète peut-être en plus grande quantité qu’ailleurs dans tout ce qui nous reste du théâtre tragique des Grecs. Dans ces vers, le chœur des vieillards Perses nous décrit l’armée de Xerxès et nous énumère ses chefs: on y a un catalogue qui atteste clairement chez son auteur le souvenir de celui de l’Iliade, mais la manière dont Eschyle s’y sert de l’épithète est on ne peut plus différente de celle d’Homère dans son propre Catalogue. Ce dernier, nous l’avons vu (pp. 191-192), n’est qu’une simple énumération de noms et de faits et les épithètes qui y figurent ne sont point choisies pour la description. C’est qu’Homère dans cette énumération des forces Achéennes et Troyennes n’a songé à exprimer {210|211} aucun parti pris; il n’a pas pensé un instant à en tirer une conclusion quelconque. Il a simplement, en historien désintéressé, pourrait-on dire, tenu compte de sa promesse de nommer les chefs des vaisseaux et d’indiquer le nombre total de vaisseaux (Β 493), et il a agi d’une façon analogue pour l’armée des Troyens et leurs alliés. Avec Eschyle il en est tout autrement. Déjà au troisième vers, aux mots τῶν ἀφνεῶν καὶ πολυχρύσων ἑδράνων, on saisit l’intention du poète de nous décrire, moins l’armée Perse elle-même, que l’immensité de cette armée et la richesse fabuleuse de l’empire qui l’envoie contre le pays d’Hellas. Et déjà dans ces mots le public Athénien doit avoir pressenti l’idée morale qui domine toute la pièce: le contraste entre le pouvoir de l’empire et sa défaite. C’est avec l’intention de rendre cette idée qu’Eschyle, en bon auteur dramatique, a choisi toutes les épithètes de son catalogue: ἄναξ Ξέρξης βασιλεὺς Δαρειογενὴς (v. 5), πολυχρύσου στρατιᾶς (v. 9), τὸ παλαιὸν Κίσσιον ἕρκος (ν. 17),

οἷος Ἀμίστρης ἠδ᾽ Ἀτραφρένης
καὶ Μεγαβάτης ἠδ᾽ Ἀστάσπης,
ταγοὶ Περσῶν, βασιλῆς βασιλέως
ὕποχοι μεγάλου, σοῦνται στρατιᾶς
πολλῆς ἔφοροι, τοξοδάμαντές τ᾽
ἠδ᾽ ἱπποβάται, φοβεροὶ μὲν ἰδεῖν,
δεινοὶ δὲ μάχην
ψυχῆς εὐτλήμονι δόξηι.

(νν. 21-28), etc. Mais il n’est nul besoin d’insister sur ce point, le motif particulier du choix de chaque épithète étant tout à fait évident. Remarquons plutôt comment Eschyle, en empruntant des épithètes à Homère, leur a donné un sens particularisé tel qu’elles n’en ont jamais possédé ni dans l’Iliade ni dans l’Odyssée, un sens qu’on peut même appeler Eschyléen: car on y voit clairement la pensée personnelle de ce poète. πολυχρύσοιο est, dans Homère, épithète spéciale de Mycènes. Elle n’apparaît qu’au génitif, dans la formule de fin de vers πολυχρύσοιο Μυκήνης (H 180, Λ 46, γ 304) où elle ne fait plus que mentionner, comme épithète ornementale, la richesse peut-être unique de cette ville. Mais, dans le catalogue des Perses Eschyle, qui a déjà dit πολυχρύσου στρατιᾶς (v. 9) emploie encore cette épithète pour Sardes et pour Babylone (vv. 45, 53). Certes, pour Eschyle, ces villes se {211|212} distinguent par leur richesse, mais le public et même le poète n’ont guère dû penser à cette implication, étant préoccupés de l’implication morale du mot. ἱππιοχάρμης n’apparaît que deux fois dans Homère, en Ω 257 pour Troïlus et en λ 259 pour un Amythaon, fils de Tyro et de Créthée; ce sont des personnages qui certainement ne furent pas meilleurs cavaliers que les autres héros. Mais lorsqu’Eschyle se sert de cette épithète (v. 29) on y voit clairement l’idée de la belle et fière chevauchée d’un chef allant au-devant de la défaite. Aussi M. Mazon l’a-t-il traduite par Artembarès, sur son destrier.***

Dans Apollonius également, l’épithète fixe d’Homère est devenue particularisée. Nous avons vu que la seule épithète employée avec le nom Ἰήσων dans les Argonautiques est ἀρήιος, empruntée à Homère (cf. p. 30): ainsi si cette épithète avait un sens ornemental, nous y verrions un cas où le poète de Rhodes continue, en bon aède, la tradition de l’épos. Mais il est impossible de ne pas voir dans les deux emplois de cette épithète les motifs découlant de l’action momentanée qui l’ont suggérée à l’écrivain. En I 349 l’épithète est employée au moment où Héraclès, ayant décliné le commandement de l’expédition, propose Jason pour le remplacer. Les Demi-dieux approuvent et « le guerrier Jason se leva joyeux » pour accepter le commandement. En Π 122 l’épithète apparaît au moment où les Demi-dieux mettent en fuite les Bébryces: « et les fils d’Eaque les poursuivirent et avec eux s’élança le guerrier Jason ».***

L’originalité d’Apollonius est grande, et son œuvre, loin d’ètre une imitation d’Homère, est une version toute personnelle de la vieille légende. Nous apprendrons mieux, peut-être, par l’épique de Virgile, dont l’intention arrêtée fut de travailler d’après l’Iliade et l’Odyssée, combien il est difficile, ou même impossible à un poète, même avec la meilleure volonté, de donner à une épithète un sens vraiment ornemental. Les épithètes du héros de l’Énéide sont: Anchisiades (1 fois), magnanimum (2 fois), magnus (2 fois), {212|213} heros (1 fois), bonus (2 fois) — épithètes imitées d’Homère (cf. pp. 37-38): et pius (17 fois) et pater (16 fois) — dont l’emploi est dû à l’originalité de Virgile. Les épithètes empruntées à Homère ont subi le même changement que ἀρήιος en Apollonius. bonus (V 770, XI 106) se rapporte à la bonté d’Énée, d’abord lorsqu’il réconforte de ses paroles les Troyens qui choisissent de rester en Sicile et ensuite lorsqu’il accorde une amnistie aux Latins pour l’ensevelissement de leurs morts. magnanimum est mis dans la la bouche de Vénus au moment où elle rappelle à Jupiter (I 260) la destinée de son fils qui devait devenir dieu, et dans la bouche d’Euryale lorsqu’il dit qu’ayant suivi Énée au grand cœur il ne saurait être lâche, magnus est dit du héros lorsque le poète le décrit (X 159) assis à la proue de son vaisseau, s’avançant à la tête de la flotte qu’il mène à la guerre. Le sens de l’épithète est comparable à celui de ἱππιοχάρμης en Eschyle. En X 830 Énée dit au jeune Lausus qu’il vient de tuer:

Hoc tamen infelix miseram solabere mortem:
Aeneae magni dextra cadis.


Le poète emploie heros au moment où Énée, sans fléchir sous les dures prédictions de la Sybille lui répond, pourrait-on dire, en héros (VI 103). Il n’est pas jusqu’au patronymique Anchisiades (VIII 521) qui ne montre le motif particulier que le poète avait de l’employer: ce mot apparaît dans le poème au moment solennel où Énée, ayant reçu la promesse de secours d’Évandre, entend la foudre dans le silence et voit dans les cieux les armes que sa mère lui promet.

Dans le fréquent emploi qu’il fait des épithètes pius et pater, Virgile se rapproche davantage du genre d’Homère sans pourtant jamais réussir à l’imiter parfaitement. En employant ces épithètes, il n’est jamais arrivé à perdre de vue l’idée de « piété » qui est dans l’une et celle de « paternité » qui est dans l’autre, et son choix repose sur le fait qu’il songeait tantôt aux rapports d’Énée avec les dieux, tantôt à ceux qu’il avait avec les hommes. Il ne pouvait en être autrement. Ces deux épithètes n’ont pas de raison d’être si on les sépare des deux idées qui dominent dans l’esprit de l’auteur du commencement à la fin de son œuvre: celle d’un Énée qui, par la volonté des dieux, a pu fonder en Italie, malgré des difficultés et une peine surhumaines, la race Ro- {213|214} maine, et celle d’un Énée père de cette race — dans le sens de père ancestral, père qui soutint les Troyens qui le suivirent, et père, dieu et protecteur. C’est selon que l’un ou l’autre aspect de son héros domine que le poète a choisi l’épithète. Il serait inconcevable, par exemple, que dans les vers où Énée révèle son nom à Didon (I 378):

Sum pius Aeneas, raptos qui ex hoste Penatis
Classe veho mecum, fama super aethera notus.


pius ait été remplacée par pater; car l’idée de la phrase, c’est la mission divine d’Énée. De même Énée sacrifiant à Junon se nomme pius dans sa prière et non pater (VIII 84). Évandre. s’adressant au cadavre de son fils Pallas, dit (XI 170): « Quels honneurs funèbres pourrais-je ajouter, Pallas, à ceux du pieux Énée ». De même Énée est pius lorsqu’il prie le soleil (XII 175); lorsqu’il s’adresse au cadavre du jeune Lausus (X 826):

Quid tibi nunc, miserande puer, pro laudibus istis,
Quid pius Aeneas tanta dabit indole dignum?


lorsque, le cœur lourd, mais obéissant aux volontés des dieux, il quitte Didon (IV 393); lorsqu’à la vue de sa flotte incendiée, il supplie Jupiter d’éteindre les flammes; etc. Par contre il est pater et non pius, d’abord lorsqu’il est père d’Ascagne, car c’est ce simple sens particularisé que présente deux fois l’épithète (III 343, XII 440), et aucun exemple peut-être ne montre mieux combien l’expression pater Aeneas est loin d’une telle formule nom-épithète que πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε. De même Énée est pater lorsque, avec la jeunesse Troyenne, il entre dans la salle de banquet de Didon et s’assied sur un lit de pourpre: pius aurait paru bizarre à Virgile dans de telles circonstances (I 699). Il est pater quand il ne permet pas que l’ardeur porte Entelle le boxeur à la cruauté (V 461). M. Goelzer, qui ordinairement cherche à traduire pater par divin, se sent obligé ici de traduire par paternel. De même Énée est pater en V 545, lorsqu’il s’enquiert du jeu de cavalerie que doit diriger le jeune Ascagne. Ici le sens n’est sans doute pas celui de père d’Ascagne, mais de père du peuple et surtout de la jeunesse qui partage son destin. C’est le même sens qu’on trouve en V 348, VIII 606, IX 172.

Il semble que le poète ait pu rarement employer l’épithète {214|215} sans penser aux circonstances momentanées immédiates, comme par exemple en V 700 où pater Aeneas, après l’incendie de la flotte, se demande s’il doit abandonner son dessein d’atteindre l’Italie; ou comme en V 26, lorsque pius Aeneas donne l’ordre au pilote Palinure de détourner le vaisseau de sa course pour atterrir sur les côtes de la Sicile. Mais même dans de tels cas l’épithète est loin d’être vraiment ornementale. Même si dans ces deux cas on veut nier le rapport qui peut exister entre l’épithète et l’action du moment — et l’on ne saurait le faire avec toute certitude — il existe encore le rapport entre l’épithète et les circonstances du poème auxquelles le lecteur doit inévitablement penser. Il ne pouvait être question du sens de l’épithète qu’on voit dans δῖος Ὀδυσσεύς ou πολύμητις Ὀδυσσεύς; car Ulysse et sa « divinité » et sa ruse sont de la légende; mais Énée, sa « piété « et sa « paternité » sont de Virgile, δῖος et πολύμητις, pour l’auditeur, décrivaient l’Ulysse de tous les poèmes des aèdes où furent racontés ses exploits, pius et pater, pour le public lettré de Rome, comme pour nous, décrivaient l’Enée de l’Enéide.

§ 5. – Peut-on traduire l’épithète fixe ?

En arrivant à la fin de notre recherche sur le sens de l’épithète fixe dans Homère une question se pose: comment doit-on la traduire. Il n’est nul besoin d’insister sur le fait évident que, tout comme les traducteurs empruntent souvent le style et la pensée de leur époque plutôt que ceux d’Homère, de même c’est surtout l’épithète fixe, pour laquelle ils se sont efforcés de trouver un sens particularisé inexistant, qui reflète le plus clairement leur personnalité. Examinons seulement si l’on pourrait reproduire dans une traduction le véritable sens de l’épithète fixe.

Il faut reconnaître que cela n’est guère possible, car on ne peut s’attendre à ce que le lecteur arrive à se familiariser avec la formule nom-épithète, et cette condition est indispensable à sa compréhension. Certes on pourrait éviter d’aller chercher si loin un sens particularisé qui n’existe pas réellement, comme ont fait tant de traducteurs, surtout ceux qui furent poètes. Mais on n’aurait ainsi résolu qu’une petite partie du problème. Car rien ne pourra empêcher le lecteur moderne de suivre ses habitudes {215|216} littéraires, de chercher dans toute épithète les motifs particuliers de son emploi, et de lui attribuer tel ou tel sens [42] . De plus comment serait-il possible de montrer dans une traduction la différence entre une épithète ornementale et une épithète particularisée, distinction qui est si importante. Par exemple dans le cas des vers ι 502-5, où Ulysse se vante à Polyphème:

Κύκλωψ, αἴ κέν τίς σε καταθνητῶν ἀνθρώπων
ὀφθαλμοῦ εἴρηται ἀεικελίην ἀλαωτύν,
φάσθαι Ὀδυσσῆα πτολιπόρθιον ἐξαλαῶσαι,
υἱὸν Λαέρτεω, Ἰθάκηι ἔνι οἰκί᾽ ἔχοντα.


Par quel moyen pourraît-on rendre le sens ornemental de πτολιπόρθιον tout en conservant le sens particularisé des mots du vers suivant? De même dans la scène de la querelle des chefs: comment traduire l’épithète κύδιστε au vers A 122 pour que le lecteur n’y voie pas d’ironie lorsqu’elle précède une expression qui est vraiment insultante: φιλοκτεανώτατε πάντων? Comment ne traduire qu’une épithète ornementale en θεοείκελε au vers 131:

μὴ δὴ οὕτως, ἀγαθός περ ἐών, θεοείκελ᾽ Ἀχιλλεῦ,
κλέπτε νόωι,


mais exprimer tout le mépris contenu dans l’expression πάντων ἐκπαγλότατ᾽ ἀνδρῶν qu’emploie Agamemnon quinze vers plus loin?

A 146ἠὲ σύ, Πηλείδη, πάντων ἐκπαγλότατ᾽ ἀνδρῶν


L’esprit renonce aussitôt à une si vaine tentative.

Et même que gagnerait-on en s’efforçant de rendre l’épithète ornementale de la manière la plus exacte, en cherchant à rendre la pensée d’Homère en y ajoutant aussi peu d’idées étrangères que possible? On aura peut-être commis une plus grave erreur que ceux qui mettent leurs propres idées dans la traduction de l’épithète. Car si le motif particulier de l’emploi de l’épithète n’est pas clairement indiqué, le lecteur tâtonnera; en rompant {216|217} le mouvement rapide des phrases limpides d’Homère par son hésitation et par son incertitude, il trouvera un sens plus ou moins bon. Le problème qui se pose ici est bien plus étendu que celui de la traduction pure et simple des épithètes. C’est celui de toute la méthode de traduction, du choix qu’il faut faire entre ce qui est obscur mais littéralement fidèle et ce qui est clair, quoiqu’inexact. Le choix à faire entre ces deux extrêmes dépendra inévitablement non seulement de l’obscurité et de l’inexactitude relatives dans chaque cas, mais encore du traducteur. {217|}

Footnotes

[ back ] 1. A. Roemer, Aristarchs Athetesen in der Homerkritik, Leipzig, 1912, pp. 336 ff.; Lehrs, Aristarchi Studia Homerica, Leipzig, 1865, p. 199.

[ back ] 2. Schol. HMQS., oὐ ποιητικῶς κόσμου χάριν προσέρριπται τὸ μέγαν ἀλλὰ πρὸς τὸ πολυχρόνιον τῆς τοῦ ἔργου κατασκευῆς.

[ back ] 3. Schol. Α., ὅτι οὐ παρέλκει τὸ παχύ, ἀλλὰ πρὸς τὸ ἐπερείδειν χωλὸν ὄντα τὸν Ἥφαιστον, etc.

[ back ] 4. Schol. Β., καλῶς τὸ ἐπίθετον, εἰς ἔνδειξιν τοῦ ὅτι τὰ τοιαῦτα ῥεύματα μεμίανται.

[ back ] 5. τῶι ἄνθη πρώην ἔχοντι.

[ back ] 6. οὐ τὴν τότε οὖσαν φαεινήν, ἀλλὰ τὴν καθόλου φαεινήν (Cf. Roemer, ouvr. cit., p. 338).

[ back ] 7. ἐκ τῶν ἀδυνάτων καὶ τοῦτο· πῶς γὰρ δυνατὸν περὶ τὴν φαεινὴν σελήνην ἀριπρεπῆ εἶναι τὰ ἄστρα; λύεται δ᾽ ἐκ τῆς λέξεως· τὸ φαεινὴν οὐκ ἐπὶ τῆς τότε ἀλλ᾽ ἐπὶ τῆς φύσει, ὡς ἐπὶ τοῦ ἐσθῆτα φαεινήν, καὶ τοῦ ἐρατεινὰ ῥέεθρα.

[ back ] 8. Schol. L., Ἀρίσταρχος τὴν κατὰ φύσιν λαμπρὰν λέγει, κἂν μὴ πλήθουσα ῇ· εἰ γὰρ πληροσέληνος ἦν, ἐκέκρυπτο ἂν μᾶλλον τὰ ἄστρα.

[ back ] 9. Schol. EHPV., oὐ τὴν τότε οὖσαν φαεινήν· ῥερύπωται γάρ· ἀλλὰ τὴν φύσει χαθαράν.

[ back ] 10. Apoll. Lex. 161, 20, λαμπρά· ἐν δὲ τῇ Θ τῆς Ἰλιάδος φαεινὴν ἀμφὶ σελήνην ἐζήτησαν πῶς τότε ἡ σελήνη δύναται φαεινὴ εἶναι ὅτε τὰ ἄστρα λαμπρὰ φαίνεται. ὅθεν ὁ Ἀρἱσταρχος λύων φησὶ φαεινὴν oὐ τὴν τότε λαμπρὰν ἀλλὰ τὴν φύσει λαμπράν, ὥσπερ καὶ ἐπὶ τῆς ἐσθῆτος τῆς Ναυσικάας. . . ἀλλὰ δῆλον, φησίν, ὅτι ἔνταυθα ἀκουστέον τὴν φύσει λαμπράν.

[ back ] 11. Schol. Α. à Σ 349: ἔστιν οὖν ὡς τὸ φαεινὴν ἀμφὶ σελήνην.

[ back ] 12. κατὰ κόσμον ποιητικὸν προσέρριπται ὡς καὶ ἐπὶ τοῦ δῖα Κλυταιμνήστρη.

[ back ] 13. 1387, 20. ἀμύμονα γοῦν ὀνομάζει νῦν τὸν ἀτάσθαλον Αἴγισθον ὁ Ὁμηρικὸς Ζεύς, οὐκ ἐκ τῶν ἐκείνου κακῶν λαβὼν τὸ ἐπίθετον ἀλλ᾽ ἀφ` ὡς εἰκὸς εἶχε καλῶν, εἶχε δὲ τὸ εὐγενές, τὸ εὐειδές, τὸ συνετὸν καὶ εἴ τί που ἄλλο.

[ back ] 14. 1857, 44. ἀμύμων καὶ Αἴγισθος καὶ ἕτεροι, φαῦλοι μὲν ἄλλως. ἄμωμοι δὲ κατ᾽ ἀνδρίαν ἣ γένος ἤ τι τοιοῦτον.

[ back ] 15. Ζηνόδοτος ἀντὶ τοῦ δαίφρονος γράφει κακόφρονος.

[ back ] 16. εἰ δὲ τοὺς ἰσοθέους λέγει, διά τε τὸ γένος τυχὸν καὶ κάλλος καὶ πλοῦτον καὶ ἀνδρίαν, Ὁμηρικώτερόν ἐστι, καθὰ καὶ τὸ θεοειδῆ που εἰπεῖν τὸν Πάριν (Γ 27, 450).

[ back ] 17. Sur ce point cf. Roemer, op. cit., 339 ff. et cf. « ὁ Ὁμηρικὸς Ζεύς » d’Eustathe 1387, 40 (cité p. 152, n. 4).

[ back ] 18. Ariston, δῖov ἀκαίρως ὁ Μενέλαος τὸν ἐχθρὸν λέγει.

[ back ] 19. Schol. BLV, τοῦ ποιητοῦ τὸ ἐπίθετον, οὐ τοῦ προσώπου.

[ back ] 20. Cf. aussi le scholiaste de Τ à Κ 220 (θυμὸς ἀγήνωρ): παρέλκει τὸ ἐπίθετον. καί ἐστιν Ὁμηρικόν, ὡς τὸ Ἀνδρομάχη λευκώλενος.

[ back ] 21. Düntzer, Hom. Abhandlgn., pp. 507-516. Pour la critique avant Düntzer, voir Ebeling s. ν. ἀμύμων.

[ back ] 22. Düntzer, pour défendre sa théorie, se vit obligé d’amender ποδώκης en Σ 234 en ποδάρκης et νύκτα διὰ δνοφερήν en ο 50 en νύκτα δι᾽ ὀρφναίην. De même il ne voulait pas admettre que les épithètes dans les expressions κλυτὸς Ἐννοσίγαιος et κρείων Ἐνοσίχθων étaient toutes les deux des épithètes fixes.

[ back ] 23. Cette interprétation rie Ruskin n’est pas plus extravagante que bien des autres interprétations émises par la critique. On en trouvera des preuves abondantes dans les deux essais de A. Schuster, Ueber die kritische Benützung homerischer Adjective. Programm des Gymnasiums in Clausthal, 1859, et Untersuchungen über die homerischen. Beiwörter I, Prog. Stade, 1866. Schuster propose (d’après Nitsch) d’expliquer πολύτλας dans l’Iliade par le sens de « ferme en face du danger »; χειρὶ παχείηι, dit de la main de Pénélope en φ 6 décrirait « la main arrondie et bien en chair d’une femme délicate »; Ménélas serait appelé ἀρηίφιλος en Γ parce que c’est dans ce chant, où il montre sa vaillance en combattant avec Paris, qu’il est exceptionnellement favorisé par le dieu de la guerre. Il faut comprendre que ce qui inspirait de telles idées était surtout le désir de défendre le texte traditionnel; Geppert, Ueber den Ursprung der homerischen Gesänge, Leipzig, 1840 (II, p. 203) était allé jusqu’à mettre en question l’authenticité des vers Ψ 302 et Ε 565, Ψ 541, 596, parce que Nestor y reçoit les épithètes ὑπέρθυμος et μεγάθυμος, épithètes convenant à des hommes jeunes et actifs.

[ back ] 24. Le poète William Morris parvint à découvrir cette pensée.

[ back ] 25. Le poète Alexander Pope y trouvait cette pensée.

[ back ] 26. Sur ces emplois en apparence illogiques de l’épithète, voir Cauer, Grundfragen 3, pp. 450-451; et E. Drerup, Homerische Poetik, pp. 460 qui cite le même phénomène dans d’autres poésies épiques.

[ back ] 27. Pausanias, III, 24, 10, au vers 100 ff.

[ back ] 28. Cf. aussi ω 176 où un des prétendants parle, aux enfers, de celui qui l’a tué comme πολύτλας δῖος Ὀδυσσεύς.

[ back ] 29. Les cas de ce genre sont en effet assez abondants. Ajoutons à ceux déjà mentionnés quelques autres parmi les plus frappants. En Θ 46 Zeus voyage en plein jour entre la terre et le ciel étoilé; le passage ne permet pas de doute, les dieux ayant déjà tenu une assemblée depuis l’aube. De même en ι 527 Polyphème, quoiqu’il fasse jour depuis longtemps, tient ses mains en prière vers le ciel étoilé, ce que, d’ailleurs, fait Nestor en Ο 371. Mais c’est en μ 380 que le poète se préoccupe le moins si l’idée de cette épithète peut se rapporter au sens de la phrase: Hélios raconte à Zeus combien il prenait plaisir à regarder ses bœufs pendant qu’il gravissait le ciel étoilé. Il ne peut y avoir aucune idée du soleil qui chasse les étoiles du ciel. L’expression veut simplement dire, comme le prouve le contexte, de l’aube à midi. Bref, on constate que sans exception il fait grand jour dans chacun des neuf cas où le ciel est décrit par l’épithète étoilé. En Ο 440 Ajax déplore la mort de son camarade Mastoride qu’Hector au grand cœur vient de tuer. Priam reprochant aux frères d’Hector leur peu de vaillance les appelle cependant Ἀγάθωνα. . . δῖον (Ω 249) et ἀγαθόν. . . Πολίτην (Ω 250). En σ 5 le poète parle de la πότνια μήτηρ d’Iris le mendiant. Les cas de ἀντίθεον Πολύφημον (α 70) et Κύκλωπος μεγαλήτορος (κ 200) ne sont pas des moins intéressants.

[ back ] 30. Sat. II, cf. aussi du même auteur (Art Poétique, chap, ΙΙ) [ back ] Quelque sujet qu’on traite, ou plaisant ou sublime, [ back ] Que toujours le bon sens s’accorde avec la rime. [ back ] L’un l’autre vainement ils semblent se haïr: [ back ] La rime est une esclave et ne doit qu’obéir. [ back ] Voltaire, Œdipe, 5 e lettre: « Les vers ne sont beaux que si l’on peut en ôter les rimes et les mettre en prose sans qu’ils perdent rien de leur sens et de leur énergie. « Cette façon de regarder la rime avait déjà influé fortement sur la poésie anglaise de l’époque d’Elisabeth; Spenser notamment fit une tentative sincère pour se passer de la rime.

[ back ] 31. καὶ εἴ τί σε ἄλλο οἱ ἐμβρόντητοι ποιηταὶ καλοῦσι, καὶ μάλιστα ὅταν ἀπορῶσι πρὸς τὰ μέτρα· τότε γὰρ αὐτοῖς πολυώνυμος γιγνόμενος ὑπερείδεις τὸ πῖπτον τοῦ μέτρου καὶ ἀναπληροῖς τὸ κεχηνὸς τοῦ ῥυδμοῦ.

[ back ] 32. Pour ces proportions voir plus haut pp. 42-43. Le nom de Zeus apparaît au nominatif 112 fois avec épithète, 122 fois sans épithète, c’est-à-dire 1: 1,1; le nom d’Ares apparaît 27 fois avec épithète, 23 fois sans épithète, ou 1: ,8.

[ back ] 33. 408 fois dans 27 803 vers.

[ back ] 34. Grundfragen 3, II, p. 450.

[ back ] 35. Mentionnons ici un fait analogue à cette limitation de l’épithète à un certain cas, celui de la fréquence avec laquelle l’épithète accompagne certains noms synonymes. Ainsi Ἀχαιοί est accompagné d’une épithète dans 32 pour 100 de ses emplois, Δαναοί dans 16 pour 100, et Ἀργεῖοι dans 4 pour 100 seulement (cf. p. 125).

[ back ] 36. Ainsi J. Meylan-Faure lorsqu’il écrit (Les Epithètes dans Homère. Lausanne, 1899, p. 9): « Si c’était uniquement la forme métrique qui déterminait le choix de l’épithète, pourquoi ne trouve-t-on pas par exemple, l’adjectif ταχύς avec νηῦς? On a bien su former plus tard ταχυναυτεῖν. »

[ back ] 37. Aristonique à Β 278.

[ back ] 38. Cf. Thébaide, Fr. II (Allen) ν. 1: [ back ] αὐτὰρ ὁ διογενὴς ἥρως ξανθὸς Πολυνείκης.

[ back ] 39. On peut citer la définition de M. Brunot (La Langue et la Pensée. Paris, 1922, p. 633): « Les caractérisations sont fort souvent appliquées à des noms à l’aide d’épithètes, c’est-à-dire de mots ou d’expressions rapportées sans l’intermédiaire d’aucun verbe copule. » On n’a pas besoin de chercher, pour l’épithète de la poésie grecque et latine, un sens plus restreint du terme. La définition de Quintilien, qui a inspiré directement ou indirectement celles de Hatzfeld et Darmesteter et celle de Marmontel (citée par Littré), est plutôt curieuse qu’exacte: « Ornat etiam ἐπίθετον quod recte dicimus appositum; a nonnullis sequens dicitur. Eo poetae et frequentius et liberius utuntur; namque illis satis est convenire id verbo, cui apponitur; et ita dentes albos et humida vina in iis non reprehendemus » (VIII, 6, 40). Quintilien, comme l’indiquent non seulement ses paroles mais aussi les deux exemples qu’il cite, a confondu en une seule idée vague l’épithète ornementale d’Homère et l’épithète particularisée de la poésie grecque plus récente. Faisant abstraction de l’épithète vraiment ornementale d’Homère (qu’on pourrait plus exactement appeler épithète fixe), on trouvera que la définition de M. Brunot est à la fois assez précise et assez large pour bien contenir et pour bien définir les divers emplois des mots de la poésie grecque et latine auxquels on a donné le nom d’épithète.

[ back ] 40. C’est ce que n’a pas compris C. Francke dans son étude De nominum proprium epithetis Homericis, Gryphiswaldiae, 1887, pp. 16 ss. Ce critique n’a pas non plus su comprendre le désir du poète d’éviter la syllabe longue fermée dans la dernière moitié du vers.

[ back ] 41. Cf. Gildersleeve, Pindar, Londres, 1885, p. XI, et Jebb, Bacchylides Londres, 1905, pp. 62-8.

[ back ] 42. Citons ici la remarque de M. Bréal (Pour mieux connaître Homère. Paris, 1906): « Ces accompagnements traditionnels n’étaient pas seulement une ressource pour le rhapsode: ils étaient un repos pour l’auditeur. » Evidemment ce repos que donne l’épithète fixe dépend surtout du fait qu’elle est vraiment ornementale, n’exigeant pas, comme l’épithète particularisée, la recherche des motifs d’emploi.